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Articulation entre un surréel édénique et un surréel unheimlich

Dans le document Le dualisme tragique de Tommaso Landolfi (Page 124-126)

Chapitre premier Synthèses préliminaires

B.6) Articulation entre un surréel édénique et un surréel unheimlich

Nous avons vu que le surréel et le poétique, dans l‟écriture landolfienne, sont d‟une même nature, à travers leurs deux composantes essentielles que sont le processus analogique et la tension vers un absolu inatteignable. On peut s‟en rendre compte à la lecture des textes du Commiato de Ombre, qui regorgent d‟images oniriques et expriment la nostalgie mélancolique d‟un passé ou d‟un ailleurs. Dans un passage de RV, tout à fait typique par ailleurs de sa difficulté à ne pas s‟avancer masqué, comme homme, mais surtout comme écrivain, et plus encore comme poète, Landolfi insère le passage suivant, en italique :

Questo giovane cipresso accanto al cancello del giardino è un poco incurvato, come madonna da dente. Poggia, che so, la mano sul fianco in atto di baldanza ; meglio ancora, è un arco teso a guardia della casa. Ma in certi freddi giorni gonfia le piume come passera, ed è insomma tante cose, per l‟occhio attento e fidente308

Un second paragraphe, puis une phrase de conclusion, succèdent à ce premier paragraphe, avant que l‟auteur ne critique le passage, dans un mécanisme de relecture

307 Une nostalgie que l‟on pourrait par exemple déchiffrer dans le passage où le misogyne Folantin, dans A vau- l‟eau de Huysmans, prend un air extatique tandis qu‟il songe à son confortable intérieur (cf. Victor Brombert, La prison romantique, Paris, Corti, 1975, p. 157).

critique comme forme d‟automutilation sur lequel nous reviendrons. Pour le moment, c‟est la dimension poétique de la prose qui retient notre attention : par l‟analogie, l‟écriture poétique fait d‟une réalité familière et naturelle une surréalité imaginaire, où se mélangent l‟humain, l‟animal et le végétal. C‟est d‟après nous une des meilleures illustrations de l‟identité entre le surréel et le poétique chez Landolfi.

Cependant, tout le surréel landolfien correspond-il à la conception de la « vérité poétique » qu‟on peut trouver dans les articles élogieux de GO ? Certes, le surréel poétique de Nerval ou Poe semble rester supérieur à la réalité même quand il est inquiétant, ou unheimlich, mais on peut se demander quelle est la limite à partir de laquelle cet unheimlich peut s‟écarter de l‟idéal poétique, parce qu‟il devient horrible ou dégoûtant. L‟article consacré à Beckett est intéressant dans cette perspective, car la nature informe de la prose de Beckett et le titre même de L‟innommable provoquent une forte réaction de rejet chez Landolfi, qui dit ne pas accepter que la littérature soit un « acquaio della angosce309 ».

Certes, le rejet exprimé par Landolfi est lié à la langue même dans laquelle est écrit L‟innommable : c‟est le choix d‟une écriture qui ne semble presque plus obéir à aucune maîtrise syntaxique de l‟auteur sur ses phrases que Landolfi condamne chez Beckett. Mais les termes employés par Landolfi (« acquaio delle angosce ») nous incitent par ailleurs à penser qu‟il se situe ici par rapport à une nouvelle antithèse : non plus entre « réalité » et surréalité, mais entre une surréalité haute (merveilleuse, poétique, où l‟on aspire à s‟élever vers une destination édénique, une « patria celeste » comme l‟écrit Landolfi) et une surréalité basse (informe, obscène, où l‟on se laisse entraîner vers un magma souterrain). Nous trouvons donc ici l‟expression d‟une des plus anciennes dichotomies anthropologiques sur lesquelles se fonde la littérature en Occident, celle qui sépare le « haut » et le « bas ». Mais Landolfi paraît surtout très proche de l‟antithèse hugolienne ou plus largement romantique entre le sublime et le grotesque310 : dans La piccola apocalisse (DIA), l‟itinéraire de la « donna nella pozzanghera », qui semble venir d‟un ailleurs céleste mais finit engloutie dans une flaque boueuse, serait d‟ailleurs symbolique de cette antithèse entre une surréalité édénique et une surréalité souterraine,

309 Il caso Beckett (GO), p. 17 : « La letteratura, per esempio, non può avere la funzione di un acquaio delle

angosce, vere o false ; le quali se mai (persin ci vergognamo di doversi riferire a una nozione tanto elementare) hanno da essere perfettamente dominate prima di passare sulla pagina ».

310

Nous ne pouvons approfondir, dans le cadre de notre thèse, le lien entre Hugo et Landolfi. Nous nous limiterons à signaler que le texte le plus emblématique de l‟antithèse romantique entre le sublime et le grotesque est sans aucun doute la célèbre Préface de Cromwell qu‟Hugo publie en 1827, mais que le livre d‟études sur Les

grotesques publié par Théophile Gautier en 1844 contribue à l‟enracinement de cette notion de grotesque dans le

qui s‟appuie sans nul doute sur l‟opposition romantique entre le sublime et le grotesque : « La vidi così perdere altezza come una colonna di ghiaccio e diventare una cosa bassa e grottesca 311 ». C‟est bien ce caractère antithétique qui nous incite à parler de grotesque plutót que de burlesque simplement, car dans l‟esthétique de Landolfi la déformation horrible ou comique affectant la matière ou le corps va bien de pair avec la valorisation d‟un sublime étroitement lié à l‟immatériel312

. Comme nous allons maitenant le voir, sur l‟antithèse romantique entre le sublime et le grotesque vient donc se greffer dans l‟œuvre de Landolfi une antithèse entre le surréel édénique et le surréel unheimlich, mais aussi une antithèse entre le « possible » et le « réel ». Or, toutes ces antithèses se fondent bien sur la distinction entre le physique et l‟immatériel, qui devient exacerbée chez Landolfi.

Ainsi, à l‟antithèse entre réalité et surréalité, qui se rapproche d‟une opposition entre le réel et le poétique, s‟ajoute donc une profonde ambivalence du surréel landolfien. Cette ambivalence du surréel landolfien est une donnée que nous allons maintenant essayer d‟analyser, en abordant la poétique de Landolfi sous l‟angle de l‟articulation entre les notions de « réel » et de « possible ».

Dans le document Le dualisme tragique de Tommaso Landolfi (Page 124-126)

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