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De la littérature de Simone de Beauvoir à celle de Colette, il n'y a qu'un pas. En effet, l'auteure du Deuxième Sexe franchit ce pas en citant l'auteure du Blé en Herbe dans l'essai mais également en la considérant comme une référence.

« Mais l'intéressant était ailleurs : avec Cocteau, si brillant, si drôle, elle avait invité la vieille Colette. Vous avez entendu parler d'elle, je suppose, c'est en France le seul grand écrivain femme, je parle d'un véritable grand écrivain. Très belle dans sa jeunesse, elle se produisait au music-hall, couchait avec des tas d'hommes, bâclait des romans pornographiques ; puis elle a écrit ses vrais livres. Elle adorait la nature, les fleurs, les bêtes, l'amour physique, ce qui ne l'empêchait pas de goûter aussi vivement certains excès de sophistication... Quand elle se met à raconter, à sourire, à rire, nul ne songerait à regarder une femme plus jeune et plus jolie... Petite, j'étais amoureuse d'elle à travers ses livres, et la rencontrer a eu pour moi une véritable signification. Quel mystère une vieille femme qui a vécu une vie si pleine, si ardente, si libre, qui en sait si long, et qui est détachée de tout parce que pour elle tout est fini. »305

Colette est admirée par ses pairs et est souvent citée comme une des plus grandes femmes écrivaines. En effet, elle a réussi à écrire sur ses sentiments, ses passions et ses préoccupations, tout en renouvelant son indépendance et sa liberté de femme, dans chacune de ses œuvres.

Elle dévore la vie, explore le monde dans les moindres détails, d'une pensée profonde à un brin d'herbe. Son écriture transcende son existence, allant de ses souvenirs d'enfant à ses idéaux de liberté et de voyage. Elle cherche à saisir chaque instant de vie, à sonder chaque parcelle de l'existence à travers le temps et l'espace.

« Colette est un écrivain fasciné par ce que la phénoménologie nommerait le « présent vif », c'est-à-dire cette expérience minimale d'une apparition disparaissante, du temps où se nouent une apparition et une disparition, où, la sensation se vit dans l'« actuel » paradoxal d'un « voir sans voir », ou plutôt dans ce temps élusif et insaisissable du voir « sans reconnaître », ce temps qui ne dure qu'un moment, de par la grâce du rayon, du reflet ou du nuage. »306

305 Lettres à Nelson Algren, un amour transatlantique, Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir

(essai et dossier), Eliane Lecarme-Tabone, Gallimard, Foliothèque, Paris, 2008, p265

306 Colette Les Pouvoirs de l'Ecriture, Francine Dugast-Portes, Presses universitaires de Rennes, collection Interférences, Rennes, 1999, p9

Du poétique au romanesque, la nature permet à Colette d'imager ses sensations, de comprendre à la fois la gravité et la légèreté de l'expérience. Vinca et Phil dépendent de la nature et leurs portraits s'intègrent spontanément à elle. L'écriture lui permet de faire voir chaque Blé en Herbe, chaque trait du monde. Les mots décrivent le monde et le monde devient les mots. Le langage et la société cohabitent pour créer une même expérience. Colette écrit alors pour transcender les mots et dévoiler l'empire des sens et notamment celui de l'amour. En jouant sur les codes traditionnels du romanesque et de l'allégorie sentimentale, son inventivité littéraire transforme la réalité, l'ordinaire en instant rare et précieux.

« Un des programmes essentiels de l'écriture colettienne serait de s'affairer inlassablement à guetter et à saisir, sur le vif, dans le livre du monde, l'instant privilégié et instable de la modification, du passage, de la transition ; qui viserait à rendre compte d'un présent lui-même affairé à se renouveler sans trêve, à manifester sa productivité à la fois furtive et spectaculaire pour qui sait voir, c'est-à-dire deviner et entrevoir l'avènement toujours renaissant et disparaissant de la différence. Colette semble restreindre son objet à l'inventaire de ce qui surgit, ou au souvenir de ce qui a surgi un moment unique, précieusement : « Les larmes de délice d'un adolescent, - le premier choc du feu sombre, à l'aurore, sur une cime de fer bleu et de neige violette, - le desserrement floral d'une main plissée de nouveau-né, - l'écho d'une note unique et longue, envolée d'un gosier d'oiseau, basse d'abord, puis si haute que je la confondais, dans le moment où elle se rompit, avec le glissement d'une étoile filante. » (NDJ, OCC VI, p460). »307

Le point de vue du Blé en Herbe est parfois celui de Phil. Les descriptions de la réalité, du décor qui entoure les personnages, sont alors imprégnées des sensations et des émotions de Phil. Les informations sur l'extérieur et les états d'âme intérieurs du héros s'entremêlent.

« « Deux heures », compta Philippe, l'oreille tendue vers l'horloge du village. Les quatre sons cristallins, les deux heures graves voyagèrent mollement dans la brume saline et tiède. Il ajouta, rituellement : « Le vent a tourné, on entend l'horloge de l'église, c'est changement de temps... » et le son de la phrase familière lui parvint de très loin, d'une vie révolue... Il s'assit sur le rebord gazonné d'une plate-bande, devant la villa, pleura brusquement, et se fit honte de ses larmes, jusqu'au moment où il prit conscience qu'il pleurait avec plaisir. »308

Sans besoin de connaître le décor, écrire sur la réalité ne sert alors qu'à être le miroir des émotions amoureuses et adolescentes.

307 Ibid. p9

Dans une réécriture sur l'évidence, sur la nature, sur les émotions, sur la vie humaine, Colette révolutionne également l'image de la femme, lui rendant sa liberté, ses particularités, en se détachant du modèle féminin traditionnel. Dans son style littéraire, elle joue ainsi sur les stéréotypes de la femme de son époque en proposant une femme imaginaire émancipée qui vit sa vie et ses amours à sa manière, sans se soucier de la figure sexiste de la femme mariée et au foyer. En manipulant l'image de la femme, Colette devient alors une éminente écrivaine. Écrire sur des adolescent-e-s, par exemple, montre une volonté de détruire les clichés sur la jeunesse de son temps en employant la sauvagerie, les profondeurs existentielles et la perversité. « La mise en parallèle de deux types littéraires – la jeune fille et le Don Juan – révèle aussi l'apport original de Colette : propose des formes d'affranchissement aux lois du milieu, un retentissement frondeur sur la jeunesse de son époque. »309

Les romans de Colette sont entre la fiction et l'autobiographie. Par des renvois à ses œuvres, elle transcende ses expériences pour mettre en scène son écriture dans un décor naturel occupé par des artifices. L’intertextualité ancre l'écrivaine dans l'histoire littéraire qu'elle revendique : ses œuvres tendent vers l'universel hors des repères temporels. Le Blé en Herbe, écrit entre Chéri et La Fin de Chéri, reprend les mêmes thèmes : la relation entre une femme adulte et un jeune homme, l'apprentissage de la sexualité et de la vie par des déchirures, des réflexions et des solutions de continuité. Dans ces trois romans, Colette réfléchit sur l'identité sexuelle féminine et masculine, sur la féminité et la virilité.

À l'instar de sa Vinca, Colette est libre, versatile, autonome et dominatrice. Inversement, Colette dépeint des personnages masculins tel que Phil comme des êtres perdus qui subissent les caprices féminins : « Colette dévoile souvent un homme misogyne mais victime des femmes, qui souhaiterait, dans un plaidoyer inattendu, plus de retenue chez ses partenaires. C'est souvent à rebours que Colette aborde la morale. »310

À la manière de Vinca, Colette impose son autorité, son existence et sa singulière féminité, pour déjouer les déceptions et les angoisses. En prenant en mains sa vie, elle crée aussi son puissant pouvoir d'écriture afin de dominer sa condition féminine jusqu'à conquérir le monde littéraire.

309 Colette Les Pouvoirs de l'Ecriture, Francine Dugast-Portes, Presses universitaires de Rennes, collection Interférences, Rennes, 1999, p15

« Outre cette domination extérieure, volontiers caricaturale et parfois injuste, l'auteur agence un autre combat, plus intime et personnel, pour maîtriser son destin : il s'agit de cette nécessité d'écrire qui fut d'abord imposée, et qui évolue bientôt en exigence naturelle, en discipline intériorisée liant Colette à une quête inlassable des mots les plus rebelles. Colette manifeste ainsi sa volonté d'imposer un sens à son destin, et retourne à son profit les pouvoirs de l'écriture. »311

De cette prise de pouvoir par l'écriture, Colette se forme tout au long de sa vie. Cet apprentissage perpétuel s'illustre dans ses œuvres. Colette est une éternelle adolescente qui se nourrit sans cesse de la jeunesse.

« L'image de l'enfance et ses fonctions dans l'oeuvre de Colette. Entre tradition et modernité... Parler de la représentation de l'enfance dans l'oeuvre de Colette, c'est reprendre un discours déjà abondamment tenu, en tant que thème littéraire, parce que l'oeuvre de Colette fournit, il englobe de l'image stéréotypée de Colette que les médias ont popularisée : le thème occupe dans son œuvre une place qui frappe même le lecteur le plus superficiel. »312

La jeunesse de Colette ne signifie pas qu'elle est enfantine, puérile et inexpérimentée. Au contraire, par ses expériences, elle recherche l'inouï, le renouveau et la fraîcheur, sans préjugés et pleinement libre.

« Les définitions de l'enfance de l'écrivaine elle-même sont faites de nuances subtiles, les faits remémorés s'accompagnant de notations d'âges floues, de caractérisations contradictoires qui soulignent l'imprécision du concept d'enfance. La plupart des images renvoient à des âges intermédiaires entre ce que nous considérons aujourd'hui comme enfance et adolescence. Les critères biologiques de clivage sont peu opératoires, et les critères sociaux sont fluctuants : Colette qualifie d'enfants ses jeunes héros, ceux du Blé en Herbe par exemple, mais elle ne cesse de mettre en valeur chez eux la continuité, la mouvance dans les métamorphoses, la survivance de la puérilité, les prémonitions des traits et des comportements de l'adulte. »313

Les clichés veulent que la maturité soit synonyme de fixation et détermination alors que l'adolescence est le moment de la découverte, de l'émerveillement et du changement. L'enfance est l'abri nécessaire face aux exigences adultes. Dans Le Blé en Herbe, les adultes représentés par les parents, ces « pâles Ombres à peine présentes »314 sont des personnages secondaires.

311 Colette Les Pouvoirs de l'Ecriture, Francine Dugast-Portes, Presses universitaires de Rennes, collection Interférences, Rennes, 1999, p15

312 Ibid. p15 313 Ibid. p48

Le/la lecteur/lectrice ne sait rien d'eux, ils ne servent qu'à présenter l'enfance de Vinca et Phil. Ils ne parlent que des projets professionnels et de mariage. Ils suppriment toute l'inspiration poétique du roman et dévoilent le sexisme et l'intolérance de l'époque.

« - L'inaptitude des femmes à certaines connaissances est bien curieuse. En voilà une à qui j'ai expliqué vingt fois le système des marées, et elle reste comme un mur devant la syzygie !

– Auguste, ce n'est pas parce que vous êtes mon beau-frère que je vous écouterai plus que les autres... »315

« - Elle est plus commerçante qu'on ne croit, la mâtine. Je me reproche quelquefois... – Oh ! Auguste, tu vas recommencer ?

– Je recommencerai si je juge bon de recommencer. Voilà une enfant que tu prétends garder à la maison, bon. Quelle pâture donneras-tu à son activité morale et physique ?

– La même pâture qu'à la mienne. Tu ne me vois pas souvent me tourner les pouces, je crois ? Et puis, je la marierai. Un point, c'est tout.

– Ma sœur est pour les vieilles traditions. – Ce ne sont jamais les maris qui s'en plaignent.

– Bien dit, Madame Ferret. L'avenir d'une fille... Je sais bien que rien ne presse. Quinze ans. Vinca a encore le temps de se découvrir une vocation. Eh, Vinca ! Tu entends ? Accusée, qu'avez-cous à dire pour votre défense ?

– Rien, Monsieur Audebert. »316

« Philippe leva sur Vinca des yeux inquisiteurs. On venait d'évoquer un temps où elle n'était visible pour personne, et cependant déjà un peu vivante... Il ne gardait d'ailleurs aucun souvenir précis de l'époque où ils trébuchaient ensemble sur ce sable blond des vacances : la petite forme ancienne, mousseline blanche et chair brunie, s'était dissoute. Mais quand il disait dans son cœur : « Vinca ! » le nom appelait, inséparable de son amie, le souvenir du sable, chaud aux genoux, serré et fuyant au creux des paumes... »317

315 Le Blé en Herbe, Colette, Flammarion, Paris, 2015, p72 316 Ibid. p74

La maturité représente l'enfermement individuel par les traditions sociales telles que le mariage et le travail. Dans cet univers rejeté par les personnages principaux, l'amour devient alors une sottise incompréhensible. La nature se retrouve emprisonnée par un système rationnel, les marées. Le monde adulte illustre la superficialité, le matérialisme et s'oppose à l'adolescence de Vinca et Phil.

De cette façon, Colette est comme ces femmes émancipées, elle cherche à être libre, qu'elle soit constamment sur la route du monde et de l'esprit. Cette instabilité lui permet de découvrir toutes les facettes de sa personnalité, de les détruire et de travailler. Elle s'efforce de se renouveler dans le temps et l'espace, en restant jeune et proche du naturel, sauvage et insondable.

c) Judith Butler : l'écriture poétique selon Julia Kristeva illustrée par