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Le travail d'écriture sur le sens de l'existence de Simone de Beauvoir met en évidence l'épanouissement personnel de la femme et sa quête de liberté. Ses recherches exploitent pleinement sa vie, ses expériences, ses initiations, ses apprentissages. Son pouvoir littéraire l'amène à son émancipation et son indépendance. Ses créations essayistes, liées à ses autobiographies, lui permettent d'inventer tout son univers personnel retranscrit dans un style innovant, libérateur et galvanisant. C'est pourquoi ses romans autobiographiques restent des repères à la compréhension de l'essai.

Le Deuxième Sexe se présente comme une œuvre encyclopédique, psychanalytique, littéraire. Mais il est aussi comme un documentaire sur une expérience personnelle qui renvoie à ses autobiographies.

« Le premier tome du Deuxième sexe fut publié en juin ; en mai avait paru dans Les Temps Modernes le chapitre sur « l'initiation sexuelle de la femme », que suivirent en juin et juillet ceux qui traitaient de « la lesbienne » et de « la maternité ». En novembre le second volume sorti chez Gallimard. J'ai dit comment ce livre fut conçu : presque fortuitement ; voulant parler de moi, je m'avisai qu'il me fallait décrire la condition féminine ; je considérai d'abord les mythes que les hommes ont forgés à travers les cosmologies, les religions, les superstitions, les idéologies, les littératures. Je tentai de mettre de l'ordre dans le tableau, à première vue incohérent, qui s'offrit à moi : en tout cas l'homme se posait comme le Sujet et considérait la femme comme un objet, comme l'Autre. Cette prétention s'expliquait évidemment par des circonstances historiques ; et Sartre me dit que je devais aussi en indiquer les bases physiologiques... Je n'avais pas envisagé d'écrire un ouvrage aussi vaste...

Je m'étais mise à regarder les femmes d'un œil neuf et j'allai de surprise en surprise. C'est étrange et stimulant de découvrir soudain, à quarante ans, un aspect du monde qui crève les yeux et qu'on ne voyait pas. Un des mal-entendus qu'a suscité mon livre, c'est qu'on a cru que j'y niais entre hommes et femmes toute différence : au contraire j'ai mesuré en l'écrivant ce qui les sépare ; ce que j'ai soutenu, c'est que ces dissemblances sont d'ordre culturel et non pas naturel. J'entrepris de raconter systématiquement, de l'enfance à la vieillesse, comment elles se créent ; j'examinai les possibilités que ce monde offre aux femmes, celles qu'il leur refuse, leurs limites, leurs malchances et leurs chances, leurs évasions, leurs accomplissements. Je composai ainsi le second volume : l'Expérience vécue. »344

Le Deuxième Sexe fait part d'une profusion de références littéraires et intellectuelles mais la plus conséquente de ces références est l'auteure elle-même, qui donne toute sa vie, son être, son existence à son/sa lecteur/lectrice. Par l'interdisciplinarité (de la psychanalyse à l'anthropologie) de l'histoire à la littérature, le genre autobiographique structure l'essai Le Deuxième Sexe.

Simone de Beauvoir est la principale narratrice. L'emploi du « je » dans l'essai en est la preuve. Mais ce « je » reste en retrait et se présente comme une simple observatrice et non comme la protagoniste. Les exemples sont nombreux, notamment son voyage aux États-Unis qui lui permet de parler du « birth-control ». Elle se rend compte également de l'importance du mariage pour les jeunes filles.

« Dans le culte de son moi, l'adolescente peut puiser le courage d'aborder l'avenir inquiétant ; mais c'est une étape qu'il faut vite dépasser : sinon l'avenir se referme. L'amoureuse qui enferme l'amant dans l'immanence du couple le voue avec elle à la mort... En consentant à un mariage d'argent, elle se voue au plus étroit esclavage : elle ne prend pas appui sur sa liberté, elle fait de soi un objet qui est en danger dans le monde et dans les consciences étrangères. Son corps et son visage sont une chair vulnérable... La femme américaine, se voulant idole, se fait l'esclave de ses adorateurs, elle ne s'habille, ne vit, ne respire que par l'homme et pour lui. »345

Simone de Beauvoir se réfère aussi à ses souvenirs d'enfance afin de discuter sur la bourgeoisie, la religion pour peindre la femme de son époque : « Le mariage expose sa signification universelle et abstraite : un homme et une femme sont unis selon les rites symboliques sous les yeux de tous ; mais dans le secret du lit ce sont des individus concrets et singuliers qui s'affrontent et tous les regards se détournent de leurs étreintes. »346 Cette critique sur le mariage et la religion renvoie à :

« J'étais à deux doigts de m'avouer la vérité : j'en avais assez d'être un pur esprit. Non que le désir me tourmentât, comme à la veille de la puberté. Mais je devinais que la violence de la chair, sa crudité, m'auraient sauvée de cette fadeur éthérée où je m'étiolais... Je détestais de plus en plus franchement le catholicisme : voyant Lisa et Zaza se débattre contre « cette religion martyrisante », je me réjouissais de lui avoir échappé ; en fait j'en restais barbouillée ; les tabous sexuels survivaient, au point que je prétendais pouvoir devenir morphinomane ou alcoolique, mais que je ne songeais même pas au libertinage. »347

345Le Deuxième Sexe, Tome 2 L'Expérience vécue, Troisième partie Justifications, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio/essai, Paris, 2015, p437

346 Le Deuxième Sexe, Tome 2 L'Expérience vécue, Deuxième partie Situation, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio/essai, Paris, 2015, p243

Le Deuxième Sexe et Mémoires d'une jeune Fille rangée ont de nombreux points communs au sujet de l'adolescence, de la mère, de l'amour, et autres thèmes sur l'image féminine.

« Depuis longtemps je me permettais de bénignes désobéissances ; ma mère me défendait de manger entre les repas ; à la campagne, j'emportais chaque après-midi dans mon tablier une douzaine de pommes : nul malaise ne m'avait jamais punie de mes excès. »348

« Je me rappelle la dissertation d'une élève de seize ans... Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la même heure, ces mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la porcelaine avec le torchon rugueux. Et jusqu'à la mort elles seront soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer... »349

Ces rituels maternels et l'éducation formelle sexiste sont des sources d'angoisse et de révolte pour Simone de Beauvoir. Le Deuxième Sexe et Mémoires d'une jeune Fille rangée se rapprochent également du Blé en Herbe de Colette sur les penchants adolescents. En effet, à partir d'une expérience de fascination pour le professeur Garric, Simone de Beauvoir crée une théorie sur l'objet d'adoration nécessaire à l'évolution adolescente. Cette obsession se retrouve chez Phil et ses scrupules sur Mme Dalleray déjà cités.

« Bien qu'ayant passé le certificat de littérature, je n'envisageai pas de me priver des cours de Garric : je continuai à m'asseoir en face de lui tous les samedis après-midi. Ma ferveur ne déclinait pas : il me semblait que la terre n'aurait pas été habitable si je n'avais personne à admirer... Son existence illuminait mes jours. »350

« L'homme l'éblouit et cependant il lui fait peur. Pour concilier les sentiments contradictoires qu'elle lui porte elle va dissocier en lui le mâle qui l'effarouche et la divinité rayonnante qu'elle adore pieusement...De telles amours ne soulèvent aucun problème. Très souvent c'est à un homme doué de prestige social ou intellectuel mais dont le physique ne saurait susciter de trouble qu'elles s'adressent ; par exemple à un vieux professeur un peu ridicule ; ces hommes d'âge émergent au-delà du monde où l'adolescente est enfermée... »351

348 Mémoires d'une jeune Fille rangée, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio, Paris, 2008, p144

349 Le Deuxième Sexe, Tome 2 L'Expérience vécue, Deuxième partie Situation, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio/essai, Paris, 2015, p264

350 Mémoires d'une jeune Fille rangée, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio, Paris, 2008, p258

351Le Deuxième Sexe, Tome 2 L'Expérience vécue, Première Partie Formation, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio/essai, Paris, 2015, p113

L'autobiographie permet donc d'argumenter et de citer des exemples utiles à la pensée féminine du Deuxième Sexe. Écrire sur des faits réels communs perfectionne et confirme les théories de Simone de Beauvoir. Elle partage en outre ses idées d'un point de vue subjectif et spontané : « Je revois cette autre femme qui avait gardé de beaux yeux, des traits nobles malgré une face bouffie de souffrance et qui laissait, sans même s'en apercevoir, les larmes couler sur ses joues en public, aveugle, sourde. »352

Ces descriptions, ces citations, ces exemples donnent une vivacité à la lecture, une force de conviction à l'écriture de l'auteure.

En se référant à ses romans autobiographiques et surtout aux Mémoires d'une jeune Fille rangée, au sujet de la jeune fille, la compréhension du Deuxième Sexe est plus facile. Dans ce jeu de miroirs entre la vie de Beauvoir et ses théories, elle se donne comme exemple et ses œuvres deviennent des références littéraires, politiques, historiques et féministes. Le travail d'écriture de Simone de Beauvoir, du roman à l'essai interagissant et se documentant l'un l'autre, montre une construction rigoureuse de l'ensemble de sa littérature.

352Le Deuxième Sexe, Tome 2 L'Expérience vécue, Première Partie Formation, Simone de Beauvoir, Gallimard, Folio/essai, Paris, 2015, p570