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Le cas Tesco

5.2.1.2 La ClubCard Tesco de 1997

Le chemin de la connaissance ouvert en 1995 attirait aussi la concurrence, et notamment l'enseigne Sainsburry.

La réflexion de Tesco après deux ans d’acquisition de premiers résultats encourageants porta sur cinq questions mêlant la stratégie de l’enseigne à moyen terme avec la nouvelle maîtrise de son Système d’Information pour traiter les points développés ci-dessous :

ƒ les prix

ƒ l’adaptation locale des gammes de produits ƒ l’innovation alimentaire

ƒ les promotions

ƒ les attaques de la concurrence

La connaissance-client induit, dans ce type de projet, une évolution des pratiques managériales. Connaissant le comportement individuel d'un grand nombre de ses Patronnés, l'enseigne utilise ces compétence nouvelles en adaptant les éléments du mix, ce qui vérifie l’Hypothèse H9. En effet, les informations internalisées vers le sous-système de la connaissance-client, lorsque le nombre des Patronnés a valeur d'échantillon de l'ensemble du marché, ont valeur de connaissance-marché et permettent de concevoir des campagnes de marketing classiques qui tiennent compte de la connaissance-client.

Les prix

Comment la ClubCard permettrait-elle de fixer des prix compétitifs en provoquant un impact significatif sur le chiffre d’affaires, tout en étant perçue par les clients comme générant des baisses de prix, sans trop atteindre la marge ? Considérant le contexte de la distribution alimentaire en Angleterre où l’enseigne Asda, filiale de l’américain Wal-Mart, est la mieux placée sur les prix, sachant que la part des dépenses alimentaires des ménages est passée de

50% à 30% en vingt ans, une politique de baisse des prix sur un marché qui se contracte ne peut que détruire la marge, la rentabilité et donc la capitalisation boursière du secteur. Cela s’est produit en 1993 lorsque la compétition centrée sur les prix a réduit la capitalisation du secteur de la distribution de 45% en un an [Humby, 2003, p.135]. Or jusqu’à présent, baisser les prix revenait à offrir à tous les clients, y compris à ceux qui n’y aurait pas été sensibles, la même réduction. Mieux valait préserver la marge et créer de la valeur pour le client. Tesco émit l’hypothèse qu’en connaissant les prix des produits d’appel de ses concurrents, en réduisant ses prix pour ces mêmes produits et, au lieu d’appliquer cette baisse sur les étiquettes, de l’offrir sous forme de bons d’achats uniquement aux clients qui en ont besoin ou qui y sont très sensibles, on éviterait la baisse généralisée des prix du secteur. Cela coûterait beaucoup moins cher à l’enseigne qu’une promotion en magasin, la connaissance-client étant alors mise au service du marché tout entier (Hypothèse H9).

Adaptation locale des gammes

La question de l’optimisation de l’offre pour un segment de Patronnés devenait également envisageable. Jusqu’alors guidée par les contraintes d’agencement, de dimension ou de capacité d’accueil, la présentation des linéaires ne tenait aucun compte des spécificités régionales, des préférences locales ou de segments particuliers de Patronnés. Les flux de compétence et de cognition entre la connaissance-marché et le marché étaient très faibles (Hypothèse H7). Le marketing supposait qu’une meilleure vision du type de fréquentation d’un magasin permettrait de combler plus facilement l’espace vacant du panier, c’est-à-dire offrir au client des produits intégrés à sa culture mais peu offerts car rarement demandés au niveau national. Le passage par le haut du modèle, à travers la connaissance-client et le Système d’Information apporte des possibilités d’offres très ciblées. L’ Hypothèse H5 et l’Hypothèse H6 justifient une voie plus efficace à ce niveau organisationnel que l’Hypothèse

H7.

Innovation alimentaire

Si l’on veut connaître les goûts des Patronnés, on doit pouvoir déduire de leur comportement certaines de leurs préférences fortes, ou obligations alimentaires. Les aliments diététiques,

hypo-allergéniques, sans colorant et en général tous les produits de niche permettraient d’apporter beaucoup de valeur au client, moins sensible au prix dans ce cas. Les équipes commerciales voulaient proposer ce type d’offre mais ne savaient pas qui y souscrirait et ne connaissaient pas la taille potentielle d’un tel groupe.

La Figure 33 provient du site www.tesco.com à l’automne 2006 et illustre ce mix innovatif destiné à promouvoir l’alimentaire pour une niche identifiée par la segmentation des “Tescolifestyle”, ce qui confirme l’Hypothèse H2. Cela ajoute une dimension de segmentation de l’ensemble des Patronnés, à l’intérieur duquel se trouvent des niches.

Figure 33 l’offre Tesco à partir du site en ligne : niche alimentaire + magazine + club

Politique de promotion

Les connaissances acquises sur les Patronnés permettent d'affiner la politique de promotion de l'enseigne. La sensibilité aux promotions transmises par marketing direct peut être mesurée. Il serait possible d'attribuer un coefficient de sensibilité promotionnelle à chaque Patronné et par

catégorie de produits, ce qui éviterait de détruire de la valeur par réduction de la marge chez ceux qui sont insensibles aux promotions, et a contrario d'augmenter les ventes chez les Patronnés à forte sensibilité promotionnelle.

La concurrence

Et si la carte de fidélité, au lieu de protéger la clientèle des attaques de la concurrence se transformait en instrument de marketing de conquête ? Jusqu’en 1997, Tesco pouvait évaluer chez ses Patronnés “le qui, le quoi, le quand et le combien”, mais “le pourquoi” n’avait pas encore été exploré. Le marketing espérait, en répondant à cette question, différencier les acheteurs sensibles au prix, des “acheteurs de marques”, et adapter une stratégie différente pour chacun de ces groupes. Cette question prend comme objet d’étude les Patronnés et semble ignorer les autres consommateurs, comme si finalement tous avaient le même comportement. Quand l’ensemble des Patronnés dépasse de loin la norme statistique du minimum d’individus d’un échantillon représentatif, les comportements de ce groupe sont considérés identiques au reste du marché. L’Hypothèse H2 est bien confirmée puisque les deux groupes sont séparés mais que leurs “propriétés” comportementales sont les mêmes.

Observation du panier

Les premiers résultats de la Clubcard allaient permettre à Tesco, à l’occasion d’une augmentation des capacités informatiques, d’aller plus loin dans l’analyse du panier de ses clients. En reprenant l’aphorisme célèbre “Dis moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es” [Brillat-Savarin, 1841, p.1], les équipes de Dunnhumby et de Tesco trouvèrent en quelque sorte la base théorique d’une nouvelle avancée de la Clubcard : "regarder dans le panier" de ses clients pour mieux les connaître.

Qui ne s’est pas représenté, voyant les caddies remplis dans un supermarché le comportement des clients et leurs habitudes de vie ? Qui n’a pensé qu’il aurait pu échanger ses achats avec son voisin, ou qu’à l’inverse il est heureux de ne pas être invité à dîner chez le “propriétaire” du caddie voisin ?” [Humby, 2003, p.141]. Ces quelques questions ont alimenté la formulation des requêtes d'analyse des paniers des Patronnés dont le système d'Information permettait un traçage individuel, et confirme également l'Hypothèse H1.

Logique de réassortiment

L’autre intuition était qu’un client qui fait ses courses reste dans une logique de réassortiment de son stock. A condition de lister les produits sur plusieurs semaines pour “écrémer” les achats exceptionnels effectués à l’occasion d’un anniversaire ou d’une fête, on sait quels achats seront effectués à l’avenir et l’on pense alors externaliser ces connaissances client vers le Système d’Information pour produire des actions ciblées qu’il va s’approprier (Hypothèse

H5 et Hypothèse H6).

La difficulté fut donc de pouvoir “numériser” tous les produits autrement que sous leur forme informationnelle existante avec les variables de marque, rayon et prix. Il fallait donc les décrire avec d’autres variables qui, recoupées, deviennent caractéristiques d’un style de vie. Humby utilisa les principes de sa pratique de démographe pour les appliquer aux produits dans les caddies et créer un "langage du consommateur".

Pour cela il fallait procéder à des arbitrages dans les choix qui retiennent certains produits et pas d’autres, comme on “fait entrer” dans un protocole biologique seulement les molécules qui ont toutes les caractéristiques de leur groupe pour les marquer chimiquement. On peut alors suivre leur parcours car le marquage les identifie et on connaît ainsi le comportement et les réactions de toutes les molécules identiques lorsqu’on les soumet à des agents extérieurs (physiques, chimiques, biologiques, etc.).

L’idée de marquer les paniers des clients est identique. Si lors du passage en caisse on trouve un “marqueur”, il suffit de vérifier dans quel groupe de paniers il se retrouve le plus pour savoir que ce client a toutes les chances de se comporter comme d'autres individus qui achètent le même produit.

Décrire les produits avec une série de 30 à 50 variables risquait cependant de poser à nouveau le problème de la dimension de la base. Or les résultats des premières analyses de 1995 avaient montré que sur les 45 000 références présentes en magasin, 8 500 représentaient 90% des ventes.

Parmis ces produits, on pouvait arbitrairement en sélectionner environ 1%, soit 80, caractéristiques d’un goût particulier, d’un style de vie (de nombreuses études statistiques et démographiques proposent cette segmentation - Cf. Figure 61). Autour de ces 80 marqueurs, la société Dunnhumby analysa des millions de tickets de caisse et rechercha par ordre de

fréquence les produits qui leur étaient le plus associés avec une technique (Cf.§ 4.1.2) qui permet d’obtenir des clusters avec des centres les plus distants possibles.

A partir de ces données réelles, on identifia 80 paniers types. A la grande surprise de l’équipe, chaque groupe de produits, chaque cluster semblait effectivement “raconter une histoire”. Certains clusters “achetaient” des plats préparés haut de gamme quand d’autres devaient s'occuper d'une famille nombreuse. Certains clusters, peu éloignés statistiquement et très voisins quand on les examinait avec du bon sens, furent regroupés. Le projet ne conserva au final que 27 segments qui furent appelés “Tesco Lifestyles” [Humby, 2003, p.145]. Ces combinaisons de variables réalisées à l’intérieur du Système d’Information valident l’Hypothèse H10, en prouvant que l’opérateur théorique de combinaison peut être utilisé de façon très efficace dans le Système d'Information.

5.2.1.3 Conséquences sur l’Organisation

Le Système d’Information de Tesco en devenant indépendant du distributeur est sorti de l’Organisation proprement dite comme le suggère le modèle M I K (Figure 27). La société Dunnhumby est devenue une partie du département marketing externalisé de Tesco qui connaît et gère les clients de l’enseigne à sa place. Ne maîtrisant plus un outil important de création de valeur, en l’occurrence son fichier clients et la connaissance qui en découle, Tesco décida de conserver la maîtrise de sa stratégie marketing en devenant l’actionnaire majoritaire de Dunnhumby en 2002 avec 53% des parts de cette société gérée en réalité comme un "joint-venture". Non seulement l’Hypothèse H3 sur l’indépendance du Système d’Information est validée, mais le rachat de Dunnhumby par Tesco montre que l’Hypothèse H5, sur les flux échangés entre la connaissance-client et le Système d’Information, revêt une importance extrême pour l’Organisation. Les dirigeants de Tesco ont jugé impératif de maintenir la connaissance-client dans leur Organisation, ce qui valide également l’Hypothèse H4 qui postulait que la connaissance-client est un sous-ensemble de l’Organisation. En contrôlant la gestion de son prestataire, tout en lui laissant une indépendance qui préserve sa créativité, elle-même nourrie des projets menés dans d’autres domaines, le distributeur entend préserver son patrimoine des connaissances patiemment acquis.