• Aucun résultat trouvé

4 Analyse de l’activité enseignante

4.2 La clinique de l’activité, un autre pas vers l’activité réelle 12

Le second référentiel théorique que nous convoquons est issu du courant de l’analyse de l’activité (lui-même né de l’ergonomie). Ce courant de l’analyse de l’activité est un courant européen composé de trois orientations : la didactique professionnelle, que nous aborderons dans les chapitres suivants ; le cours d’action13 qui s’intéresse à l’activité des personnes en ne prenant en compte que ce qui est significatif pour la personne concernée, et donc à ce qui est « montrable, racontable et commentable » par elle (Theureau, & Jeffroy, 1994, p. 19) ; et la clinique de l’activité.

C’est ce dernier courant, celui de la clinique de l’activité, qui nous occupe plus particulièrement ici. Il a été initié par Yves Clot dans les années 1990 (Bronckart, 2005) et s’inspire de différentes approches, parmi lesquelles on trouve : l’approche historico-culturelle de Vygotski qui « considère que les situations de travail sont des lieux collectifs générant en permanence des zones de développement proches où sont susceptibles de se réaliser de multiples formes d’apprentissages » (Bronckart, 2005, p. 76) ; les notions bakhtiniennes de genre et de style de discours (Clot et Faïta, 2000) ; la sociologie marxiste, avec deux idées principales : la première étant que le travail est à la fois source d’aliénation et de libération, la seconde étant que l’identité professionnelle et personnelle est définie par les rapports en mode

12 Nous nous inspirons, notamment, de la synthèse de Bronckart (2004, 2005).

13 Nous n’avons pas retenu ce courant dans le cadre de notre recherche, les outils qu’il propose ne nous étant pas directement utiles au vu des orientations que nous avons choisies.

de production (Durand, 2008) ; les courants de la psychologie du travail et de la psychopathologie du travail (Durand, 2008) qui s’intéressent au processus psychique à l’œuvre dans l’activité professionnelle.

4.2.1 Les concepts de genre et de style

La clinique de l’activité a notamment développé les concepts de genre et de style, concepts que nous jugeons éclairants dans le cadre de notre recherche.

Le concept de genre proposé par Clot est emprunté à Bakhtine14 qui le propose pour penser l’activité langagière (Clot, 1999/2004). Pour Bakhtine, il existe des genres de discours à disposition du sujet, qui n’a pas besoin de les créer à chaque fois qu’il s’exprime. Les genres lui préexistent et constituent une sorte de stock d’énoncés attendus, prototypes de manières de dire ou de ne pas dire quelque chose dans tel ou tel contexte, telle ou telle situation. Un genre est toujours attaché à une situation dans un monde social. Les genres sont prêtés au sujet et garantissent la bonne compréhension mutuelle entre sujets. Pour autant, cela ne veut pas dire que le sujet ne puisse pas les recréer et en user librement, à condition qu’il les maîtrise. Dans cette perspective, le « genre » proposé par Clot pour ce qui concerne l’activité non langagière est à considérer comme un troisième terme entre le prescrit et le réel, et constitue les

« obligations » partagées par ceux les opérateurs pour arriver à travailler et ceci quelquefois

« malgré » la prescription établie (Clot, 2008).

Le genre est toujours attaché à une situation dans le monde social. Il repose sur un principe d’économie (on ne recrée pas à chaque fois ses actions dans les situations). Le genre est la partie sous-entendue de l’activité : ce que les acteurs d’un milieu donné connaissent, voient, attendent et reconnaissent, apprécient, redoutent. Pour simplifier, c’est ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie, ce qu’ils croient devoir faire grâce à une communauté d’évaluation supposée, sans qu’il soit nécessaire de spécifier à nouveau la tâche à chaque fois qu’elle se présente. Le genre est un corps d’évaluations partagées qui organisent l’activité personnelle de façon tacite (Clot & Faïta, 2000).

Le genre représente un système des règles impersonnelles qui définissent, dans un milieu donné, l’usage des objets et l’échange entre les personnes. Il organise ainsi l’activité et les rapports pour agir sur l’objet, et marque l’appartenance à un groupe tout en orientant l’action (Clot & Soubiran, 1998). Le genre est donc un système normatif qui permet de comprendre et de décrire les relations avec les collègues de travail. Il définit notamment la manière d’interagir et d’agir dans des situations déterminées. Une sorte de règle du métier qui organise et définit les activités du métier au-delà des propriétés subjectives des individus (Clot & Soubiran, 1998).

Si le genre est décrit par Clot comme étant un troisième terme entre le prescrit et le réel, le style, lui, est décrit comme étant ce qui existe entre les genres et le sujet, à travers ce que le sujet amène de par son style personnel au genre (Clot & Soubiran, 1998).

Le style représente également la distance mise par le sujet entre son action et sa propre histoire. Le style fait « bouger » le genre, et signe tout à la fois l’affranchissement de la personne vis-à-vis de sa propre mémoire singulière (Clot & Soubiran, 1998). Dans un même temps, le style est toujours situé à l’intérieur du genre. Il est le point de convergence entre les

14 Nous n’entrons pas ici dans la polémique soulevée par Bronckart et Bota (2011) (polémique elle-même partiellement controversée), selon laquelle Bakhtine se serait largement inspiré des travaux de Volchinov. Pour plus de précisions à ce sujet, se référer à l’ouvrage de Bronckart et Bota (2011), ainsi qu’à l’article de Zenkine (2012) disponible sur http://monderusse.revues.org/7509

genres, qui permet de diversifier l’action selon le moment. Grâce aux opérations dialectiques, le genre prend sa forme achevée dans les traits particuliers qui définissent chaque situation vécue. On peut dire que le style dégage et libère la personne du genre et le contraint à se renouveler (Clot & Soubiran, 1998).

Le style correspond ainsi à la manière personnelle du sujet de s’approprier le genre.

C’est la touche personnelle qui est propre à chaque travailleur, qui tient compte de ses expériences et de ses connaissances. Cependant, pour créer et utiliser son propre style, il faut dans un premier temps connaître le genre du métier. Le style, c’est avant tout la transformation des genres dans le cours réel des activités, ceci en fonction des circonstances.

Prendre des libertés avec les genres implique une fine appropriation de ces derniers (Clot et Faïta, 2000).

Notre observation des pratiques enseignantes nous permettra de découvrir le style de chaque professionnel observé, sa manière particulière d’investir le moment d’accueil et du premier regroupement du matin. La comparaison que nous souhaitons mener entre les pratiques de ces différents professionnels sera quant à elle susceptible de faire émerger une forme de genre professionnel des enseignants de l’école enfantine du canton de Vaud à partir des variations de style observées. La question pourrait être soulevée de la pertinence d’inférer un genre qui serait partagé par des enseignants travaillant dans des établissements scolaires différents et ne se concertant pas au sujet de leur pratique. Nous estimons quant à nous qu’un genre commun peut être déduit, dans la mesure où les pratiques enseignantes observées au moment de l’accueil sont issues d’une tradition historique – tradition que nous avons mis en évidence dans notre chapitre concernant le contexte socio-historique du moment d’accueil et du premier regroupement du matin. Il faudra cependant mesure garder quant à nos conclusions, au vu de la taille réduite de l’échantillon d’enseignants.

4.2.2 Des outils pour l’analyse de l’activité professionnelle

L’approche historico-culturelle de Vygotski (1934/1999) qui, nous l’avons vu, inspire la clinique de l’activité (Clot, 1995, 1998, 1999), constitue un dépassement : le travail y est considéré comme un lieu générant en permanence ces zones de développement proches où sont susceptibles de se réaliser de multiples formes d’apprentissage. Dans cette approche, analyser l’activité n’est pas seulement en analyser la composante réalisée, mais aussi la partie en cours de réalisation (Bronckart, 2005). Ces démarches d’analyse ont permis le développement de formations par l’analyse de l’agir et des pratiques professionnelles en utilisant les méthodes de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994 ; Vermersch & Maurel, 1997) et de l’auto-confrontation (Clot, 1999 ; Durand & Veyrunes, 2005 ; Theureau, 1992, 2004), notamment. Plus précisément, les outils développés par ce courant sont : l’auto-confrontation simple, l’auto-l’auto-confrontation croisée (Clot, 2004) et l’instruction au sosie (Clot

& Soubiran, 1998).

L’auto-confrontation simple et l’auto-confrontation croisée utilisent toutes deux l’image comme support principal des observations : elles consistent à filmer des séquences d’activité d’un ou de plusieurs professionnels. Puis, dans le cas de l’auto-confrontation simple, il s’agit de confronter les personnes aux images de leur propre activité en présence d’un chercheur, en leur demandant de les commenter (Clot et al., 2000). « Dans la situation d'auto-confrontation simple, à l'activité de l'opérateur qui dit ce qu'il fait ou ce qu'il aurait pu faire ou ne pas faire en se voyant à l'écran, répond l'activité du chercheur qui, voulant s'assurer une bonne compréhension, en est réduit aux conjectures qui n'ont, au mieux, qu'une valeur heuristique pour conduire l'entretien » (Clot et al., 2000, p.4). Dans cette méthode,

c’est le chercheur qui, avec la télécommande du lecteur vidéo, gère le défilement des images (retours en arrière, arrêts de l'image). Ce dispositif technique permet de ponctuer le discours du sujet adressé au chercheur, et sert à signifier à la personne que la minutie de l'observation de l'activité réalisée est un moyen d'accéder à l'activité réelle. Cet accès est possible parce que l'activité du chercheur s'oppose à celle de la personne dont la parole n'est pas seulement tournée vers la situation visible, mais aussi vers l'activité du chercheur. Ainsi, le sujet utilise le langage non seulement pour expliquer ce qu'il fait ou ce qu'il voit, mais aussi pour amener le chercheur à penser, à sentir et à agir selon sa perspective à lui (Clot et al., 2000). Selon Clot et al. (2000, pp. 4-5), « c'est donc l'écart plus ou moins grand du sujet par rapport au genre professionnel qui fait l'objet de ses commentaires, autrement dit qu'il fait entrer le style de ses actions dans une zone de développement potentiel (Clot, 1999a ; Vygotski, 1934/1997) ».

L’activité langagière se constitue, dans cette méthodologie (et également dans l’auto-confrontation croisée), comme une voie pour déterminer les intentions sous-jacentes aux actions, en prenant en compte la signification que les acteurs leur attribuent (Amigues, 2003).

De plus, la méthodologie favorise la co-analyse de la situation de travail entre le chercheur et le sujet, dans une sorte de « co-construction » des faits. Le chercheur se situe dans une perspective interprétative en proposant des hypothèses qui sont travaillées dans le collectif où les faits ont eu lieu (Amigues, 2003).

L’auto-confrontation simple a cependant certaines limites : le fait que l’opérateur peut trouver les meilleures raisons d’agir comme il se voit le faire et qu’il peut formuler les meilleurs arguments pour continuer à évoluer dans le même sens (Clot & Faïta, 2000).

L’auto-confrontation croisée représente la seconde étape suivant l’auto-confrontation simple. Elle réunit deux sujets ayant vécu une auto-confrontation simple et le chercheur.

L’activité des deux sujets est présentée successivement aux deux personnes. Le chercheur sollicite les commentaires de la personne dont on ne voit pas l’activité. Ainsi, la personne dont on voit l’activité est confrontée aux commentaires de son collègue (Clot et al., 2000). Il peut s’en suivre certains désaccords professionnels en lien avec le style de chaque protagoniste. Cela a pour conséquence de faire entrer le genre dans une zone proximale de développement, par le biais de prises de conscience des uns et des autres (Clot et al., 2000).

L’instruction au sosie quant à elle prend la forme d’un travail de co-analyse au cours duquel un professionnel (l’instructeur) reçoit la consigne suivante : « Suppose que je sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de te remplacer dans ton travail. Quelles sont les instructions que tu devrais me transmettre afin que personne ne s’avise de la substitution

? » (Saujat, 2005, p.1). La personne explique donc à une autre personne son activité dans le détail, afin que l’autre personne puisse la remplacer à son travail le lendemain. Cet exercice permet d’expliciter l’implicite de l’activité, de confronter l’opérateur à lui-même et à son activité, de regarder l’activité avec les yeux du sosie et de mettre en mouvement le sens de l’activité pour l’opérateur. Elle donne à voir l’activité réelle dans l’activité réalisée, c’est-à-dire : ce qu’on ne fait pas, ce qu’on n’arrive pas à faire, ce qu’on voudrait ou pourrait faire, ce qu’on est empêché ou que l’on s’empêche de faire (Saujat, 2005).

Pour mieux comprendre la manière dont les enseignants exploitent l’environnement pour répondre aux attentes liées à leur fonction – faire apprendre aux élèves – nous pensons opportun d’exploiter la méthode d’entretien dite d’auto-confrontation simple. Les deux autres méthodes présentées sont intéressantes, mais ne correspondent pas à notre visée de compréhension des pratiques réelles – elles visent surtout l’apprentissage des personnes et le développement des pratiques professionnelles. La méthode de l’auto-confrontation simple (adaptée pour les besoins de notre recherche) nous permettra donc, à travers le discours de

l’enseignant sur son activité qui lui est donnée à voir, de mieux comprendre ce qui préside à ses choix durant les séquences d’enseignement-apprentissage : rapport à la prescription, détermination de l’objet d’enseignement, apport personnel, aménagement du milieu.

Toutefois, nous n’exploiterons pas cette méthode pour les mêmes raisons que Clot & al.

(2000) En effet, comme nous l’avons déjà précisé, il n’y a pas dans notre cas de visée d’apprentissage pour l’interlocuteur-enseignant afin de rendre sa pratique plus efficace. La méthode sera exploitée en addition à l’observation dans le but d’approcher l’activité réelle.

Nous reprendrons ces considérations dans le chapitre présentant notre méthodologie de recherche.

Ergonomie et clinique de l’activité nous ont apporté des outils précieux. Nous souhaitons continuer à enrichir notre « boîte à outils » en nous tournant vers une approche multidimensionnelle, celle d’Altet (1994).