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Les chroniques francophones ou la réalisation du plurilinguisme renié

Langues et médias en Algérie

I- Dispositions générales

10- Les chroniques francophones ou la réalisation du plurilinguisme renié

Dans une recherche95 sur l’Imaginaire Linguistique des journalistes

algériens d’expression française, on apprend que « le français permet de transgresser les tabous politiques et sociaux dans leurs sociétés respectives (…) et il permet d’aborder des sujets que la langue nationale exclut ou rend difficile. Le français est aussi considéré comme une langue neutre, efficace et précise (…)» Ce rapport à la langue, surtout à celle de l’Autre, n’est jamais « innocent » même s’il est ou semble inconscient. Pour certains, dont Kateb Yacine, cette langue (le français) est un butin de guerre96 « J’écris en français parce que la France a

envahi mon pays et qu’elle s’y est taillée une position de force telle qu’il fallait écrie en français pour survivre, mais, en écrivant en français, j’ai mes racines

arabes ou berbères qui sont encore vivantes. »

      

93 Amal  ABBACI  « Presse  Francophone  en  Algérie :  entre  discours  officiel  et  réalité  linguistique.  Cas  du 

quotidien d’Oran, rubrique Tranche de vie » in Langues et médias en Méditerranée, éd l’Harmattan, Condé‐ sur‐Noiteau‐, juillet 2012.p26. 

94 Ibtissem  Chachou  « Algérianisation  du  français :  vous  avez  dit  Sabir ? »  article  intégral  dans  la  revue  de 

sociolinguistique LENGA, https://lengas.revues.org/379  

95 Dubuisson, C. et R. Rancourt (1999) «Le bilinguisme sourd», conférence présentée à l'IRD, Montréal. Disponible sur

le site: http://www.unites.uqam.ca/surdite/HTML/rezums/DR99Ibs/.htm

Malek Haddad, qui s’était contraint au mutisme littéraire dès l’indépendance, avouait quant à lui que :« Je suis en exil dans la langue française. Mais des exils peuvent ne pas être inutiles et je remercie sincèrement cette langue de m’avoir permis de servir ou d’essayer de servir mon pays bien-aimé. Lorsque la paix et la liberté s’affirmeront sur ma patrie, je dirai encore, comme je ne cesse de le dire, que mon amour pour les Aurès n’est pas incompatible avec l’émotion que j’éprouve devant Vercors. Il n’y a pas très loin de Jeanne d’Arc à la Kahina, du colonel Fabien au colonel Amirouche, de Jean Moulin à Ben M’hidi, de Kateb Yacine à Peul Eluard. Comme il n’y a pas très loin du plus Français des Français, clamant son espoir d’un micro de Londres, Charles de Gaulle, au plus Algérien des Algériens, clamant ses certitudes d’un micro de Tunis, Ferhat Abbas. Mais tout est là, pour nous écrivains algériens, qu’un véritable humanisme peut s’exprimer en arabe. Et, malgré ou à cause de ce défaut de langue que nous devons au colonialisme, nous posons cette question : quels sont les écrivains algériens ? ».97 

Était-il en cela moins algérien ou moins patriotique que les autres écrivains arabophones ? Le choix délibéré d’un algérien bilingue de s’exprimer dans une langue plutôt que dans une autre, est parfois même « culpabilisant » quand il se trouve que ce choix n’est pas l’arabe.

Tahar Djaout, soumis à des questions sur ses choix linguistiques pour écrire, s'interrogea « Est-ce qu'un écrivain algérien n'est pas simplement de nationalité algérienne? »98La description d’une langue comme étant une « terre d’accueil » pour plusieurs écrivains francophones non natifs et donc bilingues, a longtemps circulé. C’est dans une œuvre à mi chemin entre l’essai philosophique, la recherche documentaire et le témoignage que l’on peut classer « l’arbre à dires » de Mohamed Dib, dans lequel il explore, s’interroge et tente de répondre à cette question identitaire profondément ancrée dans la société algérienne et qui transparaît, justement, à travers les représentations des « francophones ». C’est à juste titre qu’il commence par se poser la question « existentielle » suivante : « je parle une autre langue : qui suis-je ? »99. Puis, pour

expliquer sa relation à la langue française, il dit : « Que vous dirais-je ? Le français est devenu ma langue adoptive. Mais écrivant ou parlant, je sens mon français manœuvré, manipulé d’une façon indéfinissable par la langue maternelle. Pour un écrivain, ça me semble un atout supplémentaire, si tant est qu’il parvienne à faire sonner les deux idiomes en sympathie ».100C’est tout à fait cette même notion de suprématie de la langue maternelle que défend Julien Green, pour qui il n’existerait pas de bilinguisme symétrique ou équilibré dans l’acte d’écriture : « je suis de plus en plus porté à croire qu’être tout à fait bilingue est impossible (…) un homme peut parler couramment une demi douzaine de langues, et ne se sentir chez lui que dans une seule, celle de ses pensées intimes. Moi-même, selon les circonstances, je pense dans l’une ou l’autre langue, mais autant que je puisse m’en rendre

      

97 Malek Haddad « les zéros tournent en rond » Ed Maspéro, 1961    98Tahar Djaout in « Voix multiples » n°10, 1985 

99 Med DIB in « l’arbre à dires », éd Dahleb, Réghaïa,  2012, p 42  100 Idem,  p 46. 

compte, dans des moments dramatiques, mes pensées profondes se manifestent en anglais ».101

Dans ce sens, je m’interroge sur les raisons de cette confusion entretenue entre langue, religion et identité. Devrait-on sans cesse faire le procès de la langue française et nier son implantation avérée, bien que différemment accueillie dans la société algérienne? Il ne s’agit pas de défendre une langue ou d’en justifier l’utilité, mais, juste de constater la réalité des pratiques langagières dans la société algérienne.

Dans un exposé rendu public lors du colloque organisé par le CNRPH (Centre national de recherche préhistorique, anthropologique et historique) à la Bibilothèque Nationale d’Alger, le 17.03.2012,Sabéha Benmansour102 a développé et revenue sur

l’ancrage des écrivains francophones, comme Mohamed Dib et Mouloud Feraoun, et de leurs écrits dans l’Algérie profonde, pour démontrer que "leur attachement à la patrie et à la cause nationale est resté intact et ce, au-delà de la langue d’expression" de ces romanciers.  Cet ancrage et leur rapport à l’algérianité mis en avant par les deux auteurs dans leurs œuvres, représentent pour l’universitaire "Une manière (sans équivoque) de faire parler un monde que les armes ont refoulé au profit d’un autre. L’attachement des deux écrivains à leurs régions respectives est une écriture de soi qui pousse le lecteur à voir ce que l’on refuse de montrer (...) et bien qu’écrits en français ces œuvres regorgent de codes enfouis dans la mémoire collectives algériennes et qui constituent des portes sur l’Algérie profonde ».103 

Farouk Bouhadiba104 illustre son point de vue sur la question en citant la trilogie de

Mohammed Dib qui, selon lui, est l’œuvre littéraire qui révèle le mieux cette notion d’appropriation, d’algérianisation du français sous forme d’emprunts, de calques ou d’alternance codique. Interrogé sur le choix des langues mises en contact, Mohamed Dib explique que le français en Algérie est « …le véhicule idéal d’une pensée qui cherche à travers les réalités locales à rejoindre les préoccupations universelles de notre époque [….] En outre, le français nous assure un public ». C’est un autre argument « utilitaire et efficace » qui apparaît pour les usagers de la langue française.

A travers ces quelques exemples, on voit bien combien le choix de la langue d'expression quand il s'agit du français (hors contexte scolaire obligatoire) est porteur de signification et d’interprétation dans la société algérienne en particulier et arabophone en général où souvent l'assimilation de la francophonie « iconoclaste » va parfois jusqu'à la trahison (choix du camp adverse), l’athéisme, voire l'aliénation pathologique comme l'expliquait le professeur Tunisien de linguistique arabe « Que de jeunes auteurs maîtrisant        101 J.Green « Des écritures bilingues : sociolinguistique et littérature » éd l’Harmattahn, le Mesnil sur l’Estrée,  mars 2001.p 17  102S. Benmansour in « ancrage tlemcenien dans l’œuvre de Mohamed Dib », ANRT, 2007. Elle est également  présidente de la fondation Mohamed Dib.  103idem 

104 Farouk  Bouhadiba  « le  français  d’Algérie  ou  le  français  en  Algérie :  enjeux  et  perspectives  du  FLE  en 

Algérie »  voir  le  lien  des  manifestations  scientifiques  de  Ouargla  http://manifest.univ‐ ouargla.dz/index.php/fr‐FR/seminaires/archive/faculté‐des‐sciences‐sociales‐et‐sciences‐humaines/33‐  

la langue arabe choisissent la langue de Molière relève d'un phénomène pathologique d'aliénation beaucoup plus qu'une création artistique »105

Bien que ce bilinguisme/multilinguisme ambiant soit réel dans le contexte algérien, il n’en demeure pas moins renié d'une manière officielle et totalement assumé car toute pratique dans la langue française remet en question l'identité du locuteur et son rapport à l'Autre.

Selon Abderezzak Dourari, ce rapport complexe à la langue française est le résultat d’une conception « stéréotypante », « la langue française n’est plus perçue comme moyen de communication remplissant entre autres une fonction sociale déterminée. Elle est devenue critère d’appartenance idéologique ».106

Par ailleurs, de cette complexité relationnelle est née un usage spécifique du français en Algérie et par les Algériens. Ce Rapport est tellement « particulier » qu’il a suscité chez Y.Derradji le besoin de recourir à un concept sociolinguistique nouveau à même de décrire les pratiques langagières dans la société algérienne à savoir « le particularisme lexical ».Par ce concept, il désigne « les particularités lexicales d’une variété linguistique propre à une communauté linguistique perçues par la majorité des membres de cette communauté comme la manifestation d’une identité culturelle et sociale bien particulière ».107

Philippe Blanchet décrit l’espace francophone qu’est l’Algérie, entre autres, comme étant un « Des espaces marquées par des pluralités linguistiques et culturelles fortes, croisées par un usage commun de formes transversales du français »108Cette forme transversale du français, cette variante, Yacine Derradji la décrit comme un particularisme qui se manifesterait chez le locuteur, par le droit à l’écart. Le nom respect de la norme académique n’est plus perçue comme une faute mais comme un choix, « une façon d’être, une volontaire affirmation de soi qui se réalise par l’exercice d’un travail sur toutes les potentialités de la langue française » explique t-il encore. Cette notion est intéressante dans la mesure où elle peut d’ores et déjà me permettre d’élargir le champ des hypothèses pour apporter une explication à ma problématique de recherche ; des hypothèses qui seraient également liées à la cultur et l’identité de l’énonciateur et non pas seulement à des formes rédactionnelles et communicationnelles à visée stratégique..

Cette manière de s’approprier le français les spécialistes l’interprètent comme étant une forme d’autonomisation, un droit à l’usage local de la langue française« La communauté linguistique algérienne d’expression francophone affiche un tant soit peu son autonomie par rapport aux normes académiques en faisant valoir la prépondérance d’un        105Cité par A,Kacem in « Culture Arabe /culture française PARENTE RENIEE » éd l'hARMATTAN2002 ,p203,  106 Abderezzak Dourari, in « Situation sociolinguistique en Algérie » par Ibtissem Chachou, l’harmattan, 2013,  p50  107 Yacine Derradji « la langue française en Algérie : particularisme lexical ou norme endogène » in les cahiers  du SLADD, n° 2 de janvier 2004. p15.  108 P. Blanchet et Pierre Martinez « Pratiques innovantes du plurilinguisme : émergence et prise en compte  en situations francophones ». éd des archives contemporaines, p3 

usage légitime, d’une norme locale. Celle-ci se constitue en tant que particularisme, comme un signe distinctif spécifique -intrinsèque- qui se manifeste sur le plan du corpus de ce français régional d’Algérie, par des marqueurs spécifiques qui peuvent toucher même la structure de cette langue et surtout par une importante néologie tant sémantique que lexicale ».109estiment P.Blanchet et P.Martinez.

C’est donc cette distanciation volontaire par rapport à la norme prescriptive académique que les sociolinguistes évoquent en parlant du Français d’Algérie et non plus du Français en Algérie. En fait, cet usage spécifique remonte à la période coloniale où l’on observait déjà des pratiques particulières liées à chaque communauté francophone : les Pieds-noirs; notamment, avaient un usage différent de la langue française que les Français de la métropole selon A.Lanly110, dans une enquête descriptive réalisée en 1962 qui s’était

intéressé à la syntaxe et la structuration du discours.

Les sociolinguistes constatent cette altérité expliquant que ce n'est qu'à travers cette relation à l’Autre que le dialogue devient possible, la communication aboutie et l'insertion dans le monde accomplie. Mais, faut-il encore vouloir cette insertion et ne pas la considérer comme un obstacle à l'hégémonie d'une communauté spécifique, réfractaire à la francophonie ?

Riches de cette inter et pluri culturalité, il devient donc plus aisé pour les chroniqueurs algériens de choisir le mot le plus adéquat ne laissant nulle place à l’approximation, quitte à puiser dans un autre système linguistique que celui institutionnel. La fonction conative et les effets du pathos priment sur la fonction métalinguistique ou poétique du discours.111

Par ce choix lexical, le locuteur/chroniqueur puise dans le fonds des représentations identitaires, sociales et culturelles de l’Autre. Même si cet Autre n’est actuellement devenu qu’une minorité dans la société. Cet Autre existe et le chroniqueur écrit pour lui ce qu’ils partagent comme idéal et ce qu’ils ont comme convictions communes, mais aussi comme langues communes.