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Le choix d’une approche des conflits de logiques en termes institutionnels

Dans le document L'organisation hybride et son contrôle (Page 67-71)

Partie 2 - L’Organisation Hybride comme objet d’étude

3 Vers une ontologie de l’hybridité majeure

3.3 Les mécanismes de l’hybridité majeure

3.3.2 Le choix d’une approche des conflits de logiques en termes institutionnels

L’identification pure et simple de « l’idée de conflit de logiques » à celle de « conflit de cultures », et par suite, l’utilisation d’un certain nombre de contributions dans l’immense littérature caractérisant ce domaine (Hofstede & Minkov, 2010) étaient tentantes. En effet, l’idée de culture paraît s’imposer si l’on pense à des exemples maintes fois cités ; on sait ainsi que culture commerciale et financière ou culture centralisatrice et décentralisatrice entrent souvent en conflit quand elles se côtoient au sein de la même organisation, créant de multiples tensions sans parler des oppositions entre sous-cultures

76 La controverse culturelle dans laquelle on rencontre toutes sortes de tendances très hétérogènes (par exemple : point de vue critique des « cultural studies » ou laudateur de l’entreprise multiculturelle) ne sera pas considérée.

77 Par le mot durable il s’agit de désigner la présence dans une organisation de plusieurs logiques coexistant sur de longues périodes de temps, (Dunn & Jones, 2010; Reay & Hinings, 2009) Dunn, M.B., & Jones, C. (2010).

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évoquées ci-dessus. Mais deux types de raisons ont conduit à écarter cette approche par la culture. D’une part, des raisons internes à l’approche culturelle elle-même.

D’abord, les difficultés rencontrées par le management culturel concernant les moyens à utiliser pour maîtriser et orienter la diversité culturelle, notamment dans les entreprises, n’encouragent pas dans cette voie. Ensuite, tous les débats, aussi intéressants soient-ils, sur la dynamique culturelle et son interprétation : divergence, convergence ou crossvergence (Guo, 2015; Ralston, 2007; Webber, 1969) ne permettaient pas de trouver les outils d’analyse nécessaires, du point de vue organisationnel, pour saisir l’importance des conflits de logiques.

D’autre part, des raisons externes à l’approche culturelle. La notion de culture semble en effet une approche trop orientée, trop restrictive. La spécificité culturelle peut conduire à exclure plusieurs phénomènes ayant leur importance comportementale :

● Exclusion d’autres types de conflits. Prenons le cas d’une entreprise fortement marquée par sa culture de métier. Bouygues a souligné ce point en créant la communauté du Minorange, sorte de chevalerie de l’industrie du bâtiment. Les conflits qui pourraient naître de l’appartenance ou non à cette communauté et donc à cette culture, ne sauraient faire oublier d’autres types de conflits tels que par exemple, écologiques, religieux, politiques ou tout autres liés à des préférences individuelles.

● Exclusion d’autres types de déterminismes que culturels. Une personne recrutée dans une entreprise fortement marquée par une culture de qualité en sera plus ou moins vite imprégnée ou finira par quitter l’entreprise. Mais bien d’autres types de déterminismes peuvent également conditionner les personnes recrutées. Par exemple, la localisation de l’entreprise peu favorable aux personnes souffrant de maladies respiratoires accroitra la demande d’arrêts maladie de ces dernières et réduira leur productivité. Des changements fréquents dans le haut management peuvent désorienter l’encadrement et modifier les comportements des collaborateurs. En d’autres termes tout déterminisme dans l’organisation ne peut être qualifié de culturel.

● Exclusion d’autres approches méthodologiques des conflits de logique et par exemple celles s’exprimant en termes de modélisation. Le conflit est alors représenté dans un modèle abstrait d’organisation opposant différentes axiomatiques, ou encore dans la théorie des jeux plusieurs stratégies. Il s’agit alors de comparer dans différentes hypothèses les conséquences des mécanismes abstraits du fonctionnement des logiques dans une démarche de style hypothético déductive éloignée de l’incarnation culturelle78.

Comment donc dépasser la notion de culture pour donner toute son ampleur à l’idée de conflit de logique ?

Le recours au concept de logique institutionnelle est loin de répondre à toutes les objections qui viennent d’être adressées au concept de culture, par contre il paraît plus vaste, plus englobant en ce sens que l’institution tient mieux compte de la culture que l’inverse. La notion d’institutions, du fait de sa transversalité, paraît bien adaptée à la complexité du vaste champ de l’univers organisationnel et inter-organisationnel, en permettant d’en avoir une vue globale. Par ailleurs, la notion d’institution est porteuse d’un mécanisme dynamique, celui des conflits de logiques. Ensuite, la notion d’institution apporte un essai d’explication à la nature des comportements dans l’organisation : un déterminisme

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général transcendant l’idée de culture. Enfin, il existe un ensemble de travaux et de recherches en cours, qui depuis de nombreuses années, ont fourni les matériaux nécessaires à évaluer forces et faiblesses du pouvoir explicatif des « institutionnal logics » et d’identifier leur utilité, (Thornton & Ocasio, 2008). Il s’agit alors de préciser le sens exact donné à l’idée de conflits de logiques et l’utilisation personnelle que j’en fais.

L’expression de « conflits de logiques » est couramment utilisée non seulement dans le langage courant mais aussi en Sciences Sociales comme si le sens qu’elle comporte allait de soi. Des précisions sont pourtant nécessaires tant les sens que l’on peut donner aux termes de « conflit » et de « logique » peuvent être différents selon ceux qui les emploient79. Ajoutons que si dans le domaine du management de nombreux travaux ont été publiés et largement diffusés sur les « logiques de conflits », cela est un peu moins vrai pour les « conflits de logiques » pourtant largement présents dans le courant néo institutionnel.

En ce qui concerne la notion de conflit, rappelons d’abord qu’elle est centrale dans les sciences sociales80. En témoignent, d’une part, l’abondante littérature macroéconomique issue de la dialectique marxiste ou du processus de destruction créatrice schumpétérien, et d’autre part, les recherches microéconomiques comportementalistes (Cyert et March) sur le processus décisionnel en entreprise, ou encore en management des ressources humaines, les très nombreux travaux sur la gestion des conflits. J’ai choisi ici de me référer à la distinction proposée Anatol Rapoport (1961) entre les débats, les conflits et les jeux, en considérant que les conflits institutionnels de logique appartiennent à la catégorie des jeux, c’est-à-dire se rattachent aux concepts de rationalités et d’actions, tandis que les débats peuvent s’assimiler à des joutes verbales et les combats représenter des luttes n’obéissant à aucune règle. Les membres d’une organisation restent donc soumis à des règles certaines écrites, d’autres relevant de pratiques enracinées, le jeu des acteurs ne pouvant être assimilé, sauf cas extrême, à des actes de guerre81.

Le terme de logique englobe selon son étymologie grecque les trois sens de : raison, langage et raisonnement. La nature de la raison ne se rattachant pas forcément à la raison universelle. En effet, si l’on s’arrête sur le terme de raisonnement, le dictionnaire Robert précise qu’il faut comprendre : « manière de raisonner, telle qu’elle s’exerce en fait, conformément ou non aux règles de la logique

formelle ». De ce point de vue, le terme de logique doit être qualifié pour prendre tout son sens

conformément aux définitions précisées dès le début de cette seconde partie. L’une des manières de spécifier une logique est donc de la qualifier, ce qui est le cas des logiques « institutionnelles » qu’il convient de définir pour expliquer ensuite la manière dont elles seront utilisées.

Dans sa thèse (2013) et l’un de ses articles (2012), Pascale Château Terrisse rappelle que « Le terme de

logique institutionnelle a été introduit par Alford et Friedland (1985) pour décrire les pratiques et croyances contradictoires dans les institutions des sociétés modernes ». L’auteur précise qu’ensuite les

définitions se sont affinées et explique, à partir de travaux tels que ceux de Friedland & Alford (1991) ou Thornton (2004), que les logiques institutionnelles sont des ensembles de principes primordiaux qui prescrivent « comment interpréter la réalité organisationnelle, qu’est-ce qui constitue un

79 Sans trop développer ce point, précisons par exemple qu’il y a peu de rapport dans le terme « logique » entre son emploi dans la pensée aristotélicienne et la pensée néo-institutionnaliste, et pour le terme conflit, entre le sens que lui donne les théoriciens des jeux et celui que lui donnent les psychanalystes.

80 Et notamment concernant le savoir-faire qu’elle implique : la négociation (Rojot, 2006).

81 On a d’ailleurs montré la parenté possible entre l’approche de la théorie des jeux et l’approche institutionnelle (Schotter, 1981, 2010).

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comportement approprié et comment réussir » (Alford & Friedland, 1985; Thornton, 2004). On pourrait

se référer à bien d’autres travaux car tous ceux qui ont utilisé cette notion se sont empressés d’en donner leur interprétation, par exemple pour Royston Greenwood (2011 et 2016) « Les logiques

fournissent des lignes directrices sur la façon d'interpréter une fonction dans des situations sociales… En d'autres termes, la recherche institutionnelle aborde enfin le système des relations entre les logiques, les domaines organisationnels et les ensembles qui les composent, tout en évaluant de plus en plus finement la nature des relations qu’on y trouve … . Mais les progrès, quoique encourageants, ont été modestes et beaucoup reste à apprendre » (Greenwood et al., 2011).

En fait, l’idée de logique institutionnelle a une longue histoire qui remonte à l’œuvre de Thorstein Veblen (Mesure, 2007; Veblen, 1898, 1979) et aux travaux qui s’en sont inspirés dans le courant néo- institutionnaliste. Le concept a évolué avec l’utilisation qu’en ont fait les très nombreux auteurs qui l’ont intégrée dans leurs recherches depuis T. Veblen . Que trouve-t-on dans l’œuvre de Veblen ? Que l’ensemble des « instincts » motivant l’être humain vivant en société finissent, quand ils sont répétitifs, par se « sédimenter » (selon l’heureuse expression d’Hervé Mesure (2007)). Ils forment alors dans un environnement donné des institutions que Veblen définit comme « des habitudes mentales

prédominantes, des façons très répandues de penser les rapports particuliers et les fonctions particulières de l’individu et de la société ». Hervé Mesure précise alors que les institutions « ne sont pas que des organisations mais avant tout des coutumes, des usages, des règles de comportement, des modes de pensées et, aussi, une façon de concevoir les droits de propriété communs à un ensemble d’individus en un temps et un lieu précis ».

On ne peut manquer d’être frappé par la modernité de la conception qu’avait Th. Veblen de la notion d’institution. Les nombreuses interprétations qui ont suivi ont compliqué l’appréhension de cette notion (Hédouin, 2013) 82. Quoiqu’il en soit, le fil rouge transcendant toutes les nuances de définition relatives aux logiques institutionnelles pourrait se résumer à dire que s’établissent dans l’espace social des règles de pensée et de comportement qui conditionnent et légitiment la prise de décision dans les organisations. On peut ajouter que ces règles n’ayant aucune raison d’être concordantes se trouvent à l’origine de tensions et de conflits aussi bien dans le domaine de la pensée que dans celui de l’action. A partir de ce fonds commun il s’agit à présent de mettre l’accent sur les principaux aspects qui seront retenus pour mes futures recherches, en distinguant aspects conceptuels et praxéologiques.

● Aspects conceptuels

Les logiques institutionnelles désignent toute une gamme de rationalités spécifiées (et non universelle), différentes les unes des autres, ayant pour origine une « sédimentation » collective de croyances, de pensées et d’actions. Ces rationalités collectives induisent des types de comportements individuels créateurs de conflits à plusieurs niveaux : ceux des individus, des communautés et des organisations. Précisons que ces logiques peuvent être en conflit entre elles, mais qu’à l’intérieur de chacune d’entre elles des interprétations divergentes peuvent générer des conflits supplémentaires. Ainsi le jeu cumulé de ces logiques se trouve à l’origine d’injonctions paradoxales sur les comportements individuels, aggravé au niveau contextuel par les oppositions entre logiques institutionnelles internes et externes. Au total, l’imbrication des constellations de logiques et la

82 Cyril Hédouin dans son blog « Rationalité limitée » en discerne plusieurs : théorie des coûts de transaction, des jeux, sociologique..: dans sa présentation : « Les institutions pour un économiste, c’est quoi ? ».

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multiplicité des comportements qui en résultent rendent difficiles l’interprétation directe de ces derniers, caractérisant ainsi la complexité institutionnelle (Vermeulen et al., 2016).

● Aspects praxéologiques

L’organisation peut être interprétée dans son évolution comme une réponse complexe à une complexification de son contexte, destinée à assurer sa pérennité et son développement. Cette approche a une double conséquence : méthodologique d’abord : l’enchevêtrement des logiques rend difficile l’usage des méthodologies analytiques pour comprendre le fonctionnement global d’une organisation83. Une conséquence sur le fond, ensuite, résultant des études empiriques sur le fonctionnement des entreprises hybrides : la complexité de la réponse organisationnelle, l’hybridité, ne peut parfois atteindre ses objectifs (pérennité et développement) que si, dans l’organisation, des individus parviennent, à tous les niveaux et spécialement à celui des dirigeants, à se soustraire au déterminisme des logiques institutionnelles. Cette nécessité est très bien illustrée par le cas des écoles supérieures de management à qui il a été demandé de s’internationaliser sans pour autant perdre leur identité, et dont la capacité des dirigeants à se sortir des logiques institutionnelles s’est alors avérée déterminante (Kodeih & Greenwood, 2014)84, ce qui limite la portée de la pensée institutionnaliste (Helmhout et al., 2016).

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