• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE PRIMITIVE ET L'ESCLAVAGE

Dans le document LES ESCLAVES CHRÉTIENS (Page 99-111)

I

Un des Pères de la primitive Église parle de mystères divins destinés à un éternel retentissement, mais opérés dans le silence de Dieu, magna mysteria clamoris, quœ in silentio Dei patrata sunt1. On pourrait appliquer cette belle formule à l'attitude du christianisme primitif vis-à-vis de l'esclavage. C'est presque dans le silence, par un travail lent et insensible, respectant toutes les situations acquises, n'en déplaçant violemment aucune, qu'il a peu à peu substitué aux institutions et aux mœurs qui rendaient l'esclavage nécessaire d'autres institutions, d'autres mœurs, avec lesquelles l'existence de l'esclavage était incompatible.

Pour quiconque a le sens de l'histoire, c'est là un des plus beaux spectacles qu'elle puisse offrir. Mais il ne saurait être compris par ceux qui n'admettent pas qu'une révolution puisse être opérée autrement que par des moyens révolutionnaires. Ils demandent à quelle date précise l'Église a convié les esclaves à secouer le joug. Ils rappellent saint Paul, les premiers Pères, les plus anciens apologistes, recommandant aux esclaves l'obéissance, la résignation, l'amour de leurs maîtres. Voilà, disent-ils, quel a été le rôle de l'Église ; elle eût pu se ranger du côté des opprimés, elle a préféré se faire l'auxiliaire, presque le complice des oppresseurs. Par ses efforts les esclaves ont été contenus, et ces frémissements qui, périodiquement, agitaient les masses souffrantes dans le monde romain, se sont peu à peu apaisés. Les esclaves ont appris à se soumettre à leur sort. Leur délivrance n'a pas été accélérée, mais plutôt retardée par l'influence chrétienne.

Je n'ai aucune peine à le reconnaître, le christianisme a prêché la résignation aux opprimés. Mais en même temps il s'est appliqué à changer les cœurs des oppresseurs. Il a dit aux esclaves : Ne cherchez pas à sortir violemment de votre état ; il a dit en même temps aux maîtres : Aimez vos esclaves comme des frères, diminuez leur nombre qui est superflu, reconnaissez qu'ils sont vos égaux, souvent vos supérieurs devant Dieu, rendez-leur le droit au mariage et à la famille, que la loi civile leur refuse, et enfin, si vous voulez faire du bien à votre âme, pro remedio animœ, accordez-leur la liberté. Pendant les premiers siècles chrétiens, ce langage a été celui de l'Église ; et ce qu'elle a demandé aux esclaves et aux maîtres, elle l'a obtenu des uns et des autres. Ainsi a été opérée, ou, si l'on aime mieux, préparée, par des moyens doux et pacifiques, une transformation complète de l'état moral et social du monde. L'Église a, en quelque sorte, placé la civilisation antique sur des fondements nouveaux, sans faire sentir la moindre secousse à l'édifice fragile et vieilli. Qui eût pu accomplir une œuvre aussi délicate, sinon la main la plus tendre et la plus légère, la main d'une mère, disons mieux, la main de Dieu ?

1 S. Ignace d'Antioche, Ad Ephesios, 19.

Des ménagements infinis étaient nécessaires pour toucher à cette question de l'esclavage sans imprimer un ébranlement profond à des foules frémissantes que la politique romaine avait grand'peine à contenir. La société antique reposait tout entière sur l'esclavage ; cette base peu sûre tremblait à chaque instant sous l'édifice qu'elle portait. Plusieurs révoltes d'esclaves mirent la république romaine à deux doigts de sa perte. Qu'un esclave fanatique se fit passer pour inspiré par une déesse étrangère, par une de ces divinités de l'Orient dont le culte mystérieux apportait de vagues promesses de bonheur aux âmes rendues superstitieuses par la souffrance, il pouvait, comme Eunus en Sicile, soulever 200.000 de ses compagnons d'esclavage, se proclamer roi, et déclarer à Rome une guerre terrible, qui ne put être étouffée qu'après deux ans de luttes, pour recommencer plus acharnée trente ans après1. A la fin de la république, 73 ans avant l'ère chrétienne, un gladiateur, Spartacus, faisait le même appel aux esclaves fugitifs et aux aventuriers de toute sorte qui remplissaient l'Italie, rassemblait 70.000 de ces désespérés, réformait leurs mœurs en les pliant à une discipline austère, battait successivement un préteur et trois consuls, menaçait Rome, livrait sept batailles, et tenait pendant deux années toutes les forces de la république en échec2. A mesure que s'assombrit la fortune de Rome, les esclaves deviennent plus menaçants. A chaque instant, unis aux gens du bas peuple, ils suscitent dans Rome des émeutes. Dès que Catilina lève l'étendard de la révolte, une multitude d'entre eux prend la fuite pour aller le rejoindre3. Le sénat épouvanté fait conduire hors de Rome et interner en diverses villes de l'Italie tous les gladiateurs, de peur qu'ils ne fassent cause commune avec les révoltés4. Si Catilina avait été vainqueur, Rome entière fût devenue la proie des esclaves5. Deux ans après la défaite de Catilina, le tribun Clodius soulève des troupes d'esclaves prêts à incendier Rome et à massacrer le sénat si l'exil de Cicéron n'est pas prononcé6. Dans la foule populaire qui s'agite autour du bûcher de César, on distingue un grand nombre d'esclaves menaçant de leurs torches les temples et les maisons7. Les guerres civiles de la fin de la république accroissent encore leur audace. La flotte de Sextus Pompée était en grande partie montée par des esclaves fugitifs ; les ergastules, dit Florus, s'étaient armés pour lui8 ; Auguste, dans l'inscription d'Ancyre, déclare avoir, après la défaite de Sextus, rendu à leurs maîtres pour être mis à mort trente mille esclaves qui s'étaient enfuis et avaient pris les armes contre la république.

Pendant les premiers siècles de l'empire, les mouvements d'esclaves furent moins fréquents et moins redoutables, ou plutôt le péril qui venait d'eux changea de forme. Dans les campagnes, où la population servile avait peu à peu remplacé la population libre et où d'immenses pâturages, des landes incultes, avaient en beaucoup d'endroits succédé aux champs cultivés, on vit se former des troupes de brigands qui promenèrent partout, en Sicile, en Italie, jusqu'aux portes de Rome, la désolation et le pillage. Ces brigands étaient pour la plupart des esclaves fugitifs ; ils trouvaient des recrues et des complices dans les milliers de pâtres esclaves qui peuplaient les vastes latifundia. Ces esclaves rustiques et

1 Diodore de Sicile, Fragm., XXXIV, 2 ; XXXVI, 2-10 ; Florus, Epit. rerum rom., III, 9.

2 Appien, De Bello civ., I ; Plutarque, Marcus Crassus, 8-10 ; Florus, III, 20.

3 Salluste, Catilina, 56.

4 Salluste, Catilina, 30.

5 Cicéron, Pro domo, 42.

6 Cicéron, Pro domo, 34 ; Pro Cœlio, 32 ; Pro Plancio, 36 ; Pro Sextio, 21.

7 Cicéron, Philipp., I, 2 ; Ad Atticum, XIV, 10.

8 Florus, IV, 8.

barbares, comme les appelle Cicéron, ces pâtres féroces vivant dans les bois et les montagnes à l'état sauvage, selon une expression de Tacite, faisaient une guerre de détail, de surprises à la société civilisée. Pour que le monde romain s'émût, il suffisait qu'un grand propriétaire ne tint pas sous un joug assez ferme les esclaves qui peuplaient ses forêts et ses pâturages : l'an 54, une dame romaine est accusée parce que, en ne maintenant pas sous un joug assez ferme les armées d'esclaves qu'elle possédait dans les Calabres, elle mettait-en péril la sûreté de l'État1. L'an 24, un aventurier, un ancien soldat, avait tenté de soulever les esclaves ruraux dans le sud de l'Italie ; le mouvement fut facilement réprimé, mais Rome, dit Tacite, avait commencé à trembler à cause de la multitude des esclaves qu'elle renfermait dans son sein, pendant que la plèbe d'origine libre y diminuait chaque jour2.

Aucune défense ne semblait trop cruelle contre ces armées d'esclaves que le moindre bruit de sédition faisait, pour ainsi dire, sortir de terre. C'est par centaines, par milliers, qu'on les massacrait après chaque soulèvement. Quand Spartacus eut été vaincu, Crassus fit dresser le long de la voie qui mène de Capoue à Rome six mille croix où furent suspendus les prisonniers3. Après les guerres de Sicile, il avait été interdit aux esclaves de ce pays de porter aucune arme : un d'eux ayant tué avec un épieu un sanglier qui ravageait la contrée, fut non pas récompensé, mais mis en croix. Cicéron rapporte ce fait sans le blâmer, Valère Maxime l'approuve au nom de la raison d'État4. Pour être si féroce, il fallait que Rome eût grand peur. Malgré ce régime de terreur, la guerre servile, dit Plutarque, couvait toujours sous la cendre ; une étincelle eût suffi pour la rallumer5. Tout le monde le sentait ; les imaginations demeuraient frappées de ce péril insaisissable qui était, pour ainsi dire, dans l'air, et qui un jour ou l'autre pouvait éclater de nouveau. Les sujets de déclamation traités dans les écoles de rhétorique ont gardé l'empreinte de cette disposition des esprits. Il semblait qu'on prît plaisir à discourir sur ces terreurs imaginaires, à 'donner par la parole un corps à des fantômes dont l'apparition était à chaque instant redoutée.

Sénèque le père, dans une de ses Controversiœ, peint une ville tombée en la puissance d'un tyran qui oblige tous les hommes libres à fuir, et donne aux esclaves le pouvoir d'enlever les femmes de leurs maîtres6. Cela était déjà arrivé l'an 428 de Rome : les esclaves de Volsène, en Étrurie, s'étaient rendus maîtres de la ville, avaient épousé les filles de leurs maîtres, et s'étaient arrogé sur le mariage des femmes avec des habitants de condition libre un droit analogue à celui que la légèreté de certains historiens prête, sans preuves et contrairement à des textes formels, aux possesseurs de fiefs dans notre pays7. C'avait été, en un mot, le monde renversé ; mais le monde antique, surchargé d'esclaves, oscillait si souvent qu'un renversement de cette nature pouvait chaque jour être redouté.

Une double terreur pesait ainsi sur la société romaine : les maîtres, tremblant en secret devant leurs esclaves, ne se faisaient obéir d'eux qu'en les obligeant à trembler. Un maître vivait dans des alarmes continuelles au milieu de centaines,

1 Tacite, Ann., XII, 65.

2 Tacite, Ann., IV, 27.

3 Appien, De bello civili, I, 120.

4 Cicéron, II, Verr., V, 3 ; Valère Maxime, VI, III, 5.

5 Plutarque, Marcus Crassus, 10.

6 Sénèque, Controv., III, 21.

7 Valère Maxime, IX, 8.

quelquefois de milliers de serviteurs qui n'avaient que sa volonté pour loi.

Étaient-ils trop unis ? il avait peur de leur concorde ; Caton avait pour principe de gouvernement d'exciter souvent des querelles entre ses esclaves1. Étaient-ils trop maltraités par les ergastularii ? prenez garde, dit Columelle, si on les exaspère, ils deviendront terribles2. En esclave avait-il l'esprit vif, inquiet ? j'aime mieux les esclaves dormeurs, déclarait Caton ; les plus intelligents sont ceux qu'on est le plus souvent obligé d'enchaîner, ajoutait Columelle ; plus ils sont enclins à l'indolence, dit Palladius, moins ils sont portés au crime3. Les clauses des ventes d'esclaves, étudiées par les jurisconsultes, révèlent souvent les préoccupations des maîtres. Avait-on acheté par ignorance un de ces désespérés qui avaient tenté de prendre la fuite du de se donner la mort ? on avait le droit de faire résoudre la vente4. Voulait-on éloigner de soi un esclave dont on redoutait le ressentiment ? on stipulait qu'il ne pourrait séjourner en tel lieu, qu'il n'approcherait pas de telle ville, qu'il serait maintenu hors de l'Italie, qu'il ne serait jamais affranchi ; ces clauses, très-fréquentes, ont été trop introduites, dit Papinien, pour la sécurité du maître et afin d'écarter de lui tout péril5. Ces précautions furent souvent inutiles. La haine était là, maîtresse de l'âme de ces esclaves en apparence si soumis ; elle veillait, s'il le fallait, de longs mois, de longues années, nourrissant en secret sa colère, dit Lucien, renfermant dans son sein une inimitié chaque jour croissante, recélant un sentiment dans son cœur et en proférant un autre, jouant, sous un visage qui respire la gaieté de la comédie, une tragédie sombre et farouche6. Dès que l'occasion était propice, la tragédie se hâtait vers son dénouement sanglant. Sous Néron, après Marius et Sylla, après les terribles proscriptions des triumvirs, après les flots de sang que firent couler Tibère et Caius, Sénèque ne craignait pas d'écrire : Plus de Romains sont tombés victimes de la haine de leurs esclaves que de celle des tyrans7.

Cette haine des esclaves n'était pas seulement nourrie de ressentiments individuels, c'était une haine de classe, une haine sociale, qui s'attaquait non à tel maître parce qu'il était cruel, mais à tel Romain parce que, quoique bon et humain, il était maître. Voilà à quoi nous sommes exposés, s'écrie Pline le Jeune racontant l'assassinat d'un maître que ses esclaves avaient surpris dans son bain et horriblement mutilé ; voilà les périls, les injures qui menacent non-seulement les plus cruels, mais les plus doux d'entre nous !8 Crois-moi, dit Varron faisant allusion à la fable de Diane et d'Actéon, il y a eu plus de maîtres dévorés par leur esclaves que par leurs chiens ; et il ajoute un mot terrible, le mot de l'homme exaspéré par la peur : Si Actéon avait pris les devants et s'il avait dévoré ses chiens lui-même, on ne le ridiculiserait pas aujourd'hui sur le théâtre9.

Les maîtres romains n'entendaient pas être ridiculisés de la .sorte. C'était avec une main de fer qu'ils tenaient leurs esclaves. Les maîtres, dit Cicéron dans le plus beau traité de morale que Rome païenne nous ait laissé, ont le droit d'être

1 Plutarque, Cato major, 21.

2 Columelle, I, 8.

3 Plutarque, Cato, 20 ; Columelle, I, 8 ; Palladius, De Re rust., XII, Prœmium.

4 Ulpien, au Digeste, XXI, I, 1, § 1, 17, 23, § 3.

5 Papinien, au Digeste, XVIII, VI, 1.

6 Lucien, Calomnie, 24.

7 Sénèque, Ép. 4.

8 Pline le jeune, Ép., III, 14.

9 Varron, Satire Ménippée, cité par Nonius.

cruels envers leurs esclaves, s'ils ne peuvent les maintenir autrement1. Cette maxime avait passé dans la législation. Pour contraindre les esclaves à veiller sur le salut de leurs maîtres, une loi atroce, mais nécessaire, les y obligeait au péril de leur vie : s'il n'y allait pas de la tête des esclaves, dit le sénatus-consulte Silanien, aucune maison ne pourrait être à l'abri des embûches du dedans ou du dehors2. Tous les esclaves d'un maître assassiné devaient être punis du dernier supplice s'ils ne pouvaient prouver qu'ils l'avaient défendu, qu'ils étaient allés jusqu'à exposer leur vie pour lui. C'était le dévouement sous peine de mort. Un correspondant de Cicéron lui raconte que les esclaves de M. Marcellus, assassiné près d'Athènes, ont pris la fuite, bien qu'innocents, de peur d'être rendus responsables du crime3. Les jurisconsultes, avec leur subtilité et leur précision accoutumées, consacrent de longues pages à commenter ces dispositions, en vigueur dès le temps de Cicéron, renouvelées sous Auguste par le sénatus-consulte cité plus haut, étendues sous Néron aux affranchis par un autre sénatus-consulte, œuvre de vengeance et de salut, dit Tacite4. Ils notent avec un sang-froid d'artistes les solutions les plus élégantes, selon une expression d'Ulpien5. Une des applications du sénatus-consulte Silanien est demeurée célèbre. On vit, l'an 61 de notre ère, les quatre cents esclaves urbains du préfet de Rome Pédanius Secundus conduits à la mort parce qu'un d'entre eux l'avait assassiné ; et dans la curieuse discussion qui s'éleva, à cette occasion, au sénat, et que Tacite nous a conservée, on proclama que sans de telles sévérités pas un maître ne pourrait dormir en paix dans sa maison. Ce ramas d'hommes ne peut être dompté que par la terreur, s'écria l'un des orateurs, colluviem istam non nisi metu cœrcueris6. Telle était la situation des riches, des maîtres, environnés de ces nations d'esclaves, pour employer un mot prononcé dans la même discussion, nations, dit Sénèque, plus nombreuses et plus redoutables que bien des peuples belliqueux7.

Au milieu de cette guerre sourde, qu'une excitation puissante, qu'un grand souffle vînt soulever ces multitudes d'ennemis cachés, d'ennemis naturels8, que le monde païen renfermait dans ses entrailles, et une révolution terrible éclatait.

L'Église chrétienne, dès le Ier siècle, avait pénétré partout. Elle entretenait des intelligences dans le palais des Césars, dans les maisons des riches, dans les légions, dans les ateliers, dans les ergastules. Des fidèles lui étaient venus des rangs les plus élevés de la société romaine. Elle avait surtout recruté des adhérents nombreux dans ces classes souffrantes sur lesquelles la civilisation romaine pesait de tout son poids, parmi les esclaves et parmi. ces gens du bas peuple qui faisaient presque toujours cause commune avec eux, ces ouvriers en laine, ces cordonniers, ces foulons, dont Celse parle avec dédain9. Un brûlant enthousiasme s'était emparé de ces âmes naïves, d'autant plus portées à se donner tout entières à leur foi nouvelle que tout, dans le monde où elles vivaient, les repoussait. Le christianisme avait été assez puissant sur elles, pour en obtenir le sacrifice du sang, en faire plus que des soldats, des martyrs. Il pouvait

1 Cicéron, De officiis, II, 17.

2 Cité par Ulpien, Digeste, XXIX, V, 1.

3 Lettre de Sulpicius à Cicéron. Ad familiares, IV, 12.

4 Tacite, Ann., XIII, 32.

5 Digeste, XXIX, V, 1, § 12.

6 Tacite, Ann., XIV, 42-45.

7 Sénèque, De Benef., VII, 10.

8 Tertullien, Apol., 7.

9 Origène, Contra Celsum, III, 55.

exiger tout de ses fidèles, particulièrement des esclaves convertis, chez qui l'obéissance n'eût été refroidie par nulle considération extérieure, nul attachement à l'ordre établi. Si, par la voix de ses missionnaires, l'Église primitive avait fait entendre un appel direct de tous les esclaves à la liberté, elle eût donné peut-être le signal d'une lutte telle que le monde n'en avait pas encore vue. L'esclavage, dit Channing, avait pénétré la société de telle sorte, il était si intimement lié avec elle, et les causes de guerre servile étaient si nombreuses, qu'une religion prêchant la liberté à l'esclave eût ébranlé l'ordre social jusque dans ses fondements1. Et, citant un autre auteur américain, M. Wayland, il ajoute : Si l'Évangile avait interdit le mal au lieu d'en détruire le principe, s'il avait proclamé l'illégitimité de l'esclavage et enseigné aux esclaves à résister à l'oppression, il eût à l'instant partagé le monde civilisé en deux partis d'ennemis mortels ; sa prédication eût été le signal d'une guerre servile2.

Voilà ce que l'Église pouvait faire, et ce qu'elle eût fait sans doute si elle avait été un instrument non de conversion, mais de révolution. Pas un seul de ses prédicateurs, de ses docteurs, de ses apologistes n'essaya de le pousser, même de loin, dans une voie semblable ; les plus ardents savaient que la mission du christianisme est d'agir par le dedans, non par le dehors, et qu'il ne peut transformer le monde qu'en amenant les hommes à se réformer eux-mêmes. Un savant historien de l'Église, Mœhler, a parfaitement compris et défini cette attitude du christianisme primitif vis-à-vis de l'esclavage. La destruction de l'esclavage sur le sol chrétien s'est opérée, dit-il, sans bruit, sans fracas, sans l'appareil extérieur de l'éloquence, sans bouleversement des constitutions existantes, sans lutte ouverte et sans effusion de sang. Il me semble que cette absence de prétentions, cette simplicité avec laquelle de si grands effets ont été produits, en sont précisément le côté le plus important et ce qui leur imprime le sceau distinctif du christianisme. L'esprit évangélique aime, il exige même que

Voilà ce que l'Église pouvait faire, et ce qu'elle eût fait sans doute si elle avait été un instrument non de conversion, mais de révolution. Pas un seul de ses prédicateurs, de ses docteurs, de ses apologistes n'essaya de le pousser, même de loin, dans une voie semblable ; les plus ardents savaient que la mission du christianisme est d'agir par le dedans, non par le dehors, et qu'il ne peut transformer le monde qu'en amenant les hommes à se réformer eux-mêmes. Un savant historien de l'Église, Mœhler, a parfaitement compris et défini cette attitude du christianisme primitif vis-à-vis de l'esclavage. La destruction de l'esclavage sur le sol chrétien s'est opérée, dit-il, sans bruit, sans fracas, sans l'appareil extérieur de l'éloquence, sans bouleversement des constitutions existantes, sans lutte ouverte et sans effusion de sang. Il me semble que cette absence de prétentions, cette simplicité avec laquelle de si grands effets ont été produits, en sont précisément le côté le plus important et ce qui leur imprime le sceau distinctif du christianisme. L'esprit évangélique aime, il exige même que

Dans le document LES ESCLAVES CHRÉTIENS (Page 99-111)