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À la différence des expériences en psychologie expérimentale classique, les expériences que je présente ne partent pas d'une hypothèse qu'il faudrait valider ou invalider. Ma démarche s'inspire de l'électrophysiologie, dans le sens où les expériences réalisées sont simples mais contraignantes pour le système visuel, et où les données obtenues permettent d'extrapoler les traitements neuronaux sous-jacents.

En réponse à la détection d'un objet ponctuellement intéressant, notre comportement s'adapte de manière extrêmement rapide. Cette capacité est vitale : la vitesse de détection et de réaction à la survenue d'un prédateur est critique pour la survie d'un organisme. Cette réaction implique que l'animal ait su déterminer si oui ou non un stimulus visuel appartient à une catégorie donnée, c'est à dire catégoriser visuellement l'objet soudainement apparu. Cette capacité est présente chez la plupart des animaux (Hernstein 1990).

L'efficacité du système visuel des primates est remarquable (Fabre-Thorpe et al., 1998 ; Thorpe et al., 1996). Dans une tâche où les sujets doivent effectuer une catégorisation visuelle de type "go/nogo" - répondant à la présentation d'une image uniquement lorsqu’elle contient un animal, le taux de réussite est de 94 % de réponses correctes, avec un temps de réaction médian de 440 ms malgré (1) la présentation brève des stimuli (20 ms), qui empêche toute possibilité d’exploration oculaire, (2) le fait que chaque image n'est vue qu’une seule fois, ce qui empêche toute possibilité d’apprentissage, et (3) le fait que les sujets n’ont aucune information ni sur le type d’animal à chercher (mammifères, reptiles, oiseaux, poissons...), ni sur leurs positions, leurs tailles, leurs orientations, ou le nombre d’animaux présents. Chez l’homme, l'analyse des potentiels évoqués a permis de montrer que les réponses cérébrales évoquées lors des essais cibles et des essais distracteurs diffèreraient de façon significative dès 150 ms. Le traitement visuel nécessaire pour cette tâche peut donc être réalisé en moins de 150 ms. Chez le singe, la contrainte temporelle pourrait être encore plus sévère (Fabre-Thorpe, et al., 1998; Fabre-Thorpe et al, 1999) puisque pour une performance légèrement inférieure à celle de l'homme (87-90 %) leurs temps de réaction médians sont beaucoup plus courts (250 ms).

Dans ce type d'étude, le choix de la tâche est loin d'être anodin et explique probablement en partie la rapidité spectaculaire que je viens de décrire. Comme je l'ai déjà mentionné dans l'introduction, la tâche choisie est à la fois très simple et très ardue. Très simple puisque même des singes rhésus, que certains considèrent encore comme incapables de former des concepts, ont des performances que l'on peut qualifier de très bonnes. Très complexe dans le sens où, à ce jour, aucun système artificiel ou ordinateur ne peut atteindre les performances ni des singes, ni des

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humains dans ce domaine. Il ne s'agit pas seulement de limite de puissance de calcul de tels modèles, mais plutôt d'un déficit conceptuel car les traitements effectués par le système visuel pour atteindre de telles performances sont encore peu connus.

Le choix de la catégorie est un point délicat La catégorie, telle qu'elle est définie par l'expérimentateur, ne reflète pas forcément une classe d'objets pertinente pour le système visuel. La catégorie "animal" sur laquelle je base mes études expérimentales semble adaptée et pour l'homme et pour le singe, puisqu'elle se confond avec celle des objets vivants animés. Des études cliniques ont en effet montré que certains patients cérébro-lésés sont incapables de reconnaître des organismes vivants, et que d'autres sont perturbés dans la reconnaissance d'objets inanimés (pour une revue cf. Boucart, 1996). Le fait que des zones cérébrales soient dédiées chez l'homme au traitement de ce type de stimulus constitue une indication supplémentaire de leur pertinence en tant que catégorie. De plus, nous avons en général une réaction de recul si nous entrons en contact avec un organisme vivant animé - même statique - que nous ne connaissons pas. La réponse motrice demandée dans notre test semble donc particulièrement adaptée au stimulus présenté, puisque le sujet doit retirer sa main du bouton dès qu'il perçoit un animal.

De façon pour le moins surprenante, la dynamique de la catégorisation est un phénomène largement ignoré et aucune étude à ce jour n'a été réellement entreprise. Les travaux menés dans ce domaine se bornent à déterminer la performance des sujets en termes de pourcentage de réponses correctes et de temps moyen de réaction. Toutefois, comme nous le verrons, il est possible d'aller beaucoup plus loin dans l'étude de la performance des sujets.

Les expériences que je vais présenter ont pour but de déterminer les facteurs critiques qui permettent d'expliquer les performances de l'homme et du singe dans la tâche de catégorisation précédemment décrite1.

L'étude de la progression des performances d’Eudora - la guenon que j'ai personnellement entraînée - au cours de son apprentissage nous permettra de déterminer les différentes stratégies qu’elle utilise, d'analyser l’évolution de ses performances, et leur stabilisation. Nous tenterons ensuite de déterminer les caractéristiques des images qui sont critiques dans la rapidité de

1 Les détails du protocole expérimental sont présentés en annexe et tous les tests de significativité ont été introduits en tant que notes de bas de page.

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catégorisation des primates humains et non-humains. L'influence de la couleur fera l'objet d'une étude approfondie mais nous aborderons aussi celle de la luminance, du contraste, du contenu de l'image. Si l’effet individuel de ces changements est minime, il est toutefois possible de classer chacune de ces caractéristiques en fonction de leur influence sur la vitesse de catégorisation.

Toujours dans le but de déterminer les facteurs clefs de la rapidité de la catégorisation, nous tenterons d’estimer l’influence de ce que le sujet connaît de la tâche. Tout d’abord, l’influence de l’attention temporelle sera évaluée en faisant apparaître les images soit à intervalle fixe, soit à intervalle variable. Nous montrerons que cela n’a pratiquement aucune influence sur la vitesse de catégorisation. Une autre question intéressante a trait à la familiarité des sujets avec les images. Des images très familières seront mélangées à des images totalement nouvelles et nous montrerons, à la fois au niveau des TRs et des PEs, qu’une image nouvelle peut être traitée aussi rapidement qu'une image familière. Pour finir, nous tenterons d’évaluer l'influence de la tâche en elle-même. Les sujets devront effectuer deux tâches, l'une de catégorisation animal/non-animal et l'autre de détection d'une image-cible unique contenant un animal. Nous montrerons que le gain en temps de réaction est corrélé avec l'activité neuronale enregistrée en potentiels évoqués. Nous montrerons également que les deux tâches semblent recruter les mêmes zones corticales mais avec des dynamiques différentes.

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Apprentissage d’une catégorie