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2.3. La construction de l’intérêt pour la cause animale et pour l’association

2.3.3. Les conditions d’adoption du point de vue abolitionniste et de sa mise en pratique individuelle

2.3.3.3. Le cas des enquêtées qui ne deviennent pas abolitionnistes

Bien que Sandrine ait adopté un point de vue critique sur les pratiques modernes d’élevage et d’abattage, elle n’en est pas pour autant arrivée à la conclusion qu’il faudrait arrêter complètement d’élever des animaux :

« Si je pouvais, j’élèverais mes animaux et je les tuerais moi-même honnêtement. […] moi ce qui m’importe c’est que y ait pas de sadisme, c’est de ne pas prolonger la souffrance… donc manger de la viande c’est pas quelque chose qui me… qui en soi me répugne, mais c’est les modes de production »166

Ce point de vue, qui ne condamne pas la mise à mort en soi mais la souffrance pendant la vie des animaux d’élevage, se distingue de la vision abolitionniste de L214. Elle en est d’ailleurs consciente :

« Je comprends ce débat, mais comme j’arrive pas à être végétarienne, ben je suis forcément plus welfariste que abolitionniste […] Ça paraît quand même complètement utopique de penser qu’on va fermer les abattoirs. Je pense que si on veut être vraiment cohérent il faut effectivement être plutôt abolitionniste. Mais on est toujours pleins de contradictions… »167

Cet exemple révèle que réussir à devenir et à rester végétarienne voire végane constitue très probablement une condition de possibilité de l’adoption du point de vue

165 Entretien enregistré du 25 mars 2017 avec Sandrine. 166 Ibid.

abolitionniste. Il est en effet difficile d’adopter un point de vue qui contredit nos pratiques168.

Cela dit, le cas de Françoise montre que l’on peut souhaiter clairement la fermeture des abattoirs, et donc être abolitionniste, tout en n’étant « que » végétarienne : « Je sais pas comment aller plus loin [que le végétarisme], c’est pas dans ma culture, c’est pas dans mes traditions d’être végane et de sortir complètement de mon alimentation le lait et les œufs etc. quoi. »169.

Une autre enquêtée flexitarienne170, Isabelle, explique ne pas souhaiter la fin de l’élevage et des abattoirs, mais plutôt l’amélioration des conditions de vie des animaux : « J’ai toujours fait très attention à la manière dont les animaux sont traités. »171. Il s’ensuit que la réunion de présentation de l’association à laquelle elle a assisté l’a précisément déçue sur la préconisation de boycott total des produits animaux : « je trouvais ça un peu ayatollah, supprime la viande, les œufs, le fromage, n’aie pas l’ombre d’un doute parce que sinon tous les regards seront sur toi. ». Pour sa part, elle a commencé par acheter moins de viande il y a 20 ans pour des raisons financières, puis elle a réduit progressivement sa consommation « sans y réfléchir ». Un jour, elle a décidé d’« arrêter le poisson » après avoir vu « des documentaires sur la surpêche » : « Je me disais, ces pauvres poissons ils peuvent même pas crier, je trouvais ça encore plus horrible qu’un veau ou porc qu’on égorge et qu’on peut entendre. ». Elle continue cependant de manger de la viande et du poisson au restaurant, lorsqu’elle est avec des ami·e·s : « Ça m’arrive très très peu souvent, mais je déculpabilise avec cette idée-là parce que je vais jamais chez le boucher ni le poissonnier et s’il m’arrive d’en manger je ne vais pas non plus me mettre en-dehors d’un groupe, quand ça arrive ça arrive. ». Elle était venue à la réunion car le discours des porte-paroles dans les médias (qui est généralement axé sur la mise en évidence de la souffrance des animaux dans les abattoirs) lui avait plu, pour son caractère « non culpabilisant ». Mais elle s’avère en fait en désaccord avec les messages portés par l’association, y compris dans ses tracts : en les découvrant, elle fait remarquer que les animaux ne tiennent peut-être pas à la vie, qu’il faudrait préconiser de manger moins de viande plutôt qu’un boycott total, qu’il ne faudrait pas parler des œufs et du

168 Certains chercheurs parlent, en psychologie morale, de dissonance cognitive. Cela désigne l’inconfort que

l’on éprouve lorsque nos idées ne sont pas en adéquation avec nos pratiques, et l’impulsion que cela suscite pour soit modifier nos pratiques, soit modifier nos idées. Martin Gibert traite spécifiquement de cette question à propos de la consommation de viande dans Voir son steak comme un animal mort, Montréal, Lux Éditions, 2015, 200 p.

169 Entretien enregistré du 24 mars 2017 avec Françoise.

170 Qui réduit sa consommation de produits animaux sans pour autant pratiquer un boycott systématique. 171 Entretien enregistré du 20 mars 2017 avec Isabelle.

lait sur un tract consacré à la viande… La divergence des objectifs est manifeste. Comme pour Sandrine, le fait de ne pas se sentir à même d’abandonner complètement sa consommation personnelle de produits animaux conduit l’enquêtée à rejeter le point de vue abolitionniste, et même à renoncer à l’engagement dans l’association.

Ce lien entre modification des pratiques individuelles de consommation et adoption d’un point de vue radicalement critique sur les pratiques d’exploitation des animaux s’observe également chez Philippe, fils de chasseur et titulaire d’un permis de chasse (bien qu’il n’ait personnellement jamais chassé), consommant de la viande de façon « exceptionnelle ». Dans la mesure où il lui paraît inenvisageable qu’il n’y ait plus de chasseurs et que tout le monde (et donc lui inclus) cesse totalement de manger de la viande, il voit en la position abolitionniste un point de vue utopique et irréalisable : selon lui, il est « matériellement impossible » d’« abolir complètement le fait de manger de la viande ». De même, si Stéphanie a cessé de consommer de la viande depuis une vingtaine d’années et du poisson depuis fin 2016, elle continue de consommer des œufs et des produits laitiers, principalement dans des contextes sociaux, et se montre hésitante sur la perspective de l’abolition : cela lui apparaît comme un horizon lointain voire inaccessible. Elle explique ainsi qu’elle hésite à venir à la marche pour la fermeture des abattoirs car elle doute de la pertinence du message. Le cas de Catherine est là encore remarquablement semblable : elle boycotte le cuir et les produits cosmétiques ou d’entretien testés sur les animaux, ne mange plus de viande ou de poisson, mais continue de consommer des œufs « qui viennent d’élevages familiaux ou presque », du fromage et du lait, et soutient qu’il n’est « pas réaliste » de vouloir « fermer les abattoirs ». Elle oppose immédiatement à cette revendication la position de Welfarm, qui est pour elle « plus dans la réalité » : se soucier des conditions d’élevage et d’abattage sans considérer que la mise à mort pose en soi un problème (« on peut tuer un animal de façon humaine », soutient-elle depuis qu’elle a eu une conversation avec un vétérinaire qui lui avait dit avoir vu des tueurs en abattoir faire leur travail « proprement »). Il s’ensuit qu’elle ne perçoit pas le véganisme comme un impératif moral, d’autant plus qu’elle n’est pas convaincue qu’une alimentation végane n’engendrerait aucune carence.

Ces multiples exemples incitent à tirer la conclusion qu’à de rares exceptions près, la capacité à cesser soi-même de consommer des produits animaux constitue une condition majeure de possibilité d’adoption du point de vue abolitionniste. La simple critique des pratiques d’élevage et d’abattage ne provoque pas à elle seule l’adoption de ce point de vue.

2.3.3.4. La tendance à généraliser à partir d’observations ponctuelles pour

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