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Cartes sur table : une tribune pour tous ?

Cartes sur table en période électorale (1978 et 1981)

B. Cartes sur table : une tribune pour tous ?

Comme nous l’avons dit plus haut, Cartes sur table est diffusée dans la période que l’on appelle la « pré-campagne » et est donc tenue à des règles bien plus souples en ce qui concerne les temps de parole des candidats à une élection. Le choix des invitations est donc subjectif et dépend davantage de l’importance du candidat et de l’audience potentielle qu’il pourrait faire réaliser à la chaine. Cependant, le cahier des charges d’Antenne 2 précise dans son article 8 quelques règles que les émissions politiques doivent appliquer.

Article 8 - principales obligations relatives aux programmes

Des émissions consacrées à la libre expression des formations politiques et d’organisations professionnelles doivent être programmées régulièrement. Y ont accès les formations politiques représentées à l’Assemblée Nationale et au Sénat par au moins 20 parlementaires et les organisations professionnelles représentatives à l’échelon nationale. 23

La seule obligation des émissions politiques est donc d’accorder un temps de parole aux partis politiques représentés significativement au parlement. On peut donc supposer que les partis politiques de plus petite importance peuvent être invités mais qu’aucune règle n’y oblige les chaines du service public. Le choix est donc laissé aux producteurs des émissions politiques. Cela concorde avec les propos tenus par Jean-Pierre Elkabbach lors de la première émission consacrée aux élections présidentielles de 1981. Il explique que le plateau de Cartes sur table ne pourra pas recevoir tous les candidats à l’élection présidentielle par manque de temps. Il se vente tout de même

de donner la possibilité à de « petits candidats » de participer à l’émission. Sans cette initiative, affirme-t-il, ces candidats seraient totalement absents du débat pour la présidentielle. Il explique donc ce geste par une volonté, de la part des présentateurs, de respecter la démocratie. Nous verrons au fil de cette partie que ces propos sont à nuancer. Les deux seuls petits candidats invités le sont lors de cette première émission « spéciale présidentielle » diffusée le 26 janvier 1981. Marie-France Garaud et Michel Crépeau se partagent alors le temps d’une émission en étant interrogés tour à tour par les deux journalistes. Marie-France Garaud fait partie du Rassemblement pour la République (RPR) dont le chef de file est Jacques Chirac. Elle se place en dissidente et souhaite se détacher de lui pour proposer une alternative aux électeurs. Elle est donc issue d’un groupe bien représenté au parlement mais n’en est pas la représentante principale. On peut alors se poser la question de sa légitimité à être invitée sur le plateau de Cartes sur table si l’on s’en tient au cahier des charges d’Antenne 2. Michel Crépeau quand à lui se présente sous l’étiquette Mouvement des Radicaux de Gauche (MRG) qui ne dispose que de dix députés à l’Assemblée nationale. Il n’y donc aucune obligation à lui donner la parole sur le service public.

La question qui se pose est celle de l’établissement du choix entre chaque candidat puisque seulement six d’entre eux sur les dix qui se présentent sont invités à l’émission. Un des éléments de réponse est donné par Roland Cayrol dans le cadre d’une interview accordée au magazine mensuel 24

Antennes. Il est alors interrogé sur les élections législatives de 1978.

Question : Qu’en est-il, enfin, des fameuses pressions, ou opérations séduction des partis vis à vis des chaines en période électorale ?

Réponse : Les pressions sont plus fortes, cela parait évident. Chaque candidat a son équipe dont le travail est d’avoir tous les jours des contacts avec les chaines pour faire savoir que son candidat dit des choses fondamentales. Cela a bien commencé. Les petits peut-être plus que les grands. Est-ce que pour autant cela marche mieux, je dirais presque le contraire, le fait qu’il y ait beaucoup de candidats qui fassent pression, cela donne en même temps une arme aux journalistes pour dire : vous n’êtes pas tout seul, on fera ce qu’on pourra ; c’est presque plus facile, il me semble, en campagne électorale, de refuser des demandes pressantes qu’en période normale car les chaînes ont cet argument technique de quantité de demandes et de la durée des émissions. Les journalistes font alors plus facilement le tri. Même si, délibérément, ils parlent des grands, prétextant le suffrage universel et les majorités.

Roland Cayrol est conseiller pour les études politiques à l’Institut Louis Harris France et chargé de

Les grands candidats sont évidemment préférés puisqu’ils parlent à un plus large public et vont donc rassembler plus de téléspectateurs. Le choix de leur participation est donc évident et indispensable. En effet, on peut facilement comprendre qu’un candidat ayant des intentions de vote entre 15% et 20% est plus susceptible d’être invité qu’un candidat en récoltant 1% à 3%. Pour donner une idée de l’importance des candidats invités, nous avons dressé un tableau présentant les candidats ayant participé à l’émission Cartes sur table en 1978 et en 1981 ainsi que les résultats qu’ils ont obtenu au premier tour de chaque élection.

Ce tableau montre bien que les candidats ayant les intentions de vote les plus importantes sont systématiquement invités. Les petits candidats doivent donc se battre davantage pour obtenir leur place dans l’émission. C’est ce qu’explique Roland Cayrol : finalement la difficulté pour eux est de se démarquer réellement. Ils sont plus nombreux que les candidats des partis majoritaires donc il est plus simple pour les chaines du service publique de brandir la carte du trop grand nombre. Il est très compliqué pour les petits candidats de faire pression puisqu’avec l’effet de multiplication, les pressions ne sont plus efficaces. La séduction l’est peut-être d’avantage mais là encore, il faut se détacher et expliquer ce que son candidat à de plus que les autres. En effet, on ne sait pas ce qui justifie d’inviter Marie-France Garaud ou Michel Crépeau plutôt que Brice Lalonde (Mouvement d’Écologie Politique) qui réalise un score à 3,88% ou Arlette Laguiller (Lutte

Tableau n°2 - Tableau des résultats aux élections législatives de 1978 des participants à Cartes sur

table (pré-campagne)

Tableau n°3 - Tableau des résultats aux élections présidentielles de 1981 des participants à Cartes sur

table (pré-campagne) Parti politique Représentant Résultats à

l’élection PCF G. Marchais 20,61 % RPR J. Chirac 22,54 % UDF R. Barre 19,63 % PS F. Mitterrand 22,79 % UDF M. Poniatowski 19,63 %

Parti politique Représentant Résultats à

l’élection UDF V. Giscard d’Estaing 28,32 % PS F. Mitterrand 25,85 % RPR J. Chirac 18 % PCF G. Marchais 15,35 % MRG M. Crépeau 2,21 % RPR M-F. Garaud 1,33 %

Ouvrière) qui parvient à rassembler 2,3% des électeurs. Ce choix repose-t-il uniquement sur la communication et les conseillers des candidats ? Il n’est pas évident de répondre à cette question. Alain Duhamel nous livre une anecdote d’une grande importance pour nous dans son ouvrage

Derrière le miroir, les hommes politiques à la télévision à propos de Marie-France Garaud et de sa 25

participation à l’émission du 26 janvier 1981. Il explique qu’elle est un véritable « animal politique » et qu’elle est prête à beaucoup de choses pour obtenir ce qu’elle souhaite. L’exemple qu’il donne dans son ouvrage est assez révélateur :

Marie-France Garaud nous invite à déjeuner pour nous apprendre qu’elle a décidé de participer à notre émission : ce n’est pas une requête mais une information. Elle nous fixe même la date la plus opportune, selon elle. Comme nous lui préférons Simone Veil pour ce rendez-vous là, elle n’hésite pas à appeler la présidente du parlement européen pour lui demander de s’effacer et de lui céder la place ; pendant que celle-ci, interloquée, s’interroge poliment, Marie-France Garaud, déjà triomphante, nous explique que tout est arrangé selon ses voeux et qu’il nous suffit d’entériner sa manoeuvre.

On comprend donc avec l’exemple de Marie-France Garaud que la manoeuvre politique est reine pour obtenir sa place au sein d’une émission quand on ne fait pas partie des candidats privilégiés. Alain Duhamel explique que beaucoup d’hommes politiques ont essayé de manoeuvrer pour obtenir la date qui les arrangeait le plus mais qu’aucun n’avait osé s’imposer de cette manière. On peut ici prendre l’exemple de François Mitterrand que nous étudierons un peu plus tard et qui a, à plusieurs reprises, demandé de déplacer la date initialement prévue de son passage à l’émission. Les candidats recherchent les dates les plus avantageuses selon eux et surtout selon leur conseiller en communication.

Au delà des invitations accordées ou non aux candidats, on retrouve une différenciation au sein même de l’émission. En effet, chacun ne dispose pas exactement du même temps de parole et on observe une différence de rythme en fonction des candidats. Cela est encore une fois révélateur de l’importance accordée à chacun mais aussi de la capacité des candidats à communiquer et à s’imposer.

II. Notion de temporalité à Cartes sur table : temps accordé et rythme imposé