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Capital Ressourciel : des expropriations pour cause d’utilité publique

3. Forage 1 (1850 -1870)

3.3 Capital Ressourciel : des expropriations pour cause d’utilité publique

concentrer ici sur les usages, ainsi que les biens et services qui en découlent, entrant en conflit. L’usage du sol comme surface à bâtir peut être séparé en plusieurs catégories de biens et services, notamment ceux liés aux infrastructures collectives, aux logements, villas et appartements, et aux zones d’activités artisanales, industrielles et commerciales. L’usage du sol comme surface fertile concerne son utilisation pour l’agriculture notamment (Nahrath, 2003). Le conflit sur lequel nous allons nous pencher a trait à la question des routes. Comme nous l’avons vu dans la section précédente au sujet des objectifs des acteurs politiques, ceux-ci discutent beaucoup de l’entretien, de la construction et de l’agrandissement de routes et de chemins. Or, dans la grande majorité des cas, les terrains où sont planifiés les nouvelles chaussées n’appartiennent pas aux communes. De plus, lorsqu’il faut élargir les routes, il devient nécessaire d’empiéter sur les terrains bordiers, appartenant à des privés. Ainsi s’opposent des usages de la ressource sol en tant que propriété privée, utilisée par le propriétaire du terrain comme surface pour construire son logement, y implanter une activité industrielle ou commerciale ou comme terre cultivable, et des usages de la ressource sol comme surface d’infrastructures publiques, dans ce cas des routes. Cette rivalité sur le sol apparaît bien, durant ce forage, comme la plus problématique. La nature même du régime urbain, caractérisé par une absence d’objectifs économiques et sociaux et par la simple fourniture des services de routine par les acteurs publics, entraîne une carence de projets de développement. De là découle une relative absence de grands conflits sur les ressources, celles-ci étant clairement sous-utilisées. Sous l’angle ressourciel, la question des expropriations liées aux routes polarise la grande majorité des discussions au sein des autorités politiques. Nous allons alors nous intéresser tout d’abord au régime institutionnel régulant ce conflit, puis à la manière dont les acteurs locaux font avec ces règles dans leur périmètre d’action.

28 Jusqu’en 1885, les habitants du Canton de Vaud sont soumis uniquement à un impôt cantonal. Les communes qui ont besoin de ressources financières particulières doivent alors demander un décret à l’autorité législative cantonale. Dès la nouvelle Constitution vaudoise de 1885, les communes « dont les ressources sont insuffisantes

peuvent être autorisées à percevoir des impôts » (Art. 82), ceux-ci étant perçus au moyen de centimes

ANALYSE DU REGIME INSTITUTIONNEL DE RESSOURCE

Le corpus législatif concerné par ce conflit touche de manière générale la question de la définition de la propriété ainsi que celle de l’expropriation. Si l’on analyse en premier le système régulatif des droits de propriété au niveau fédéral, on constate que la Constitution fédérale de 184829, au travers de son article 21, confère à la Confédération le droit d’exproprier pour cause d’utilité publique : « la Confédération peut ordonner à ses frais ou encourager par des subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une partie considérable du pays. Dans ce but, elle peut ordonner l’expropriation moyennant une juste indemnité. La législation fédérale statuera les dispositions ultérieures sur cette matière ». Deux ans plus tard, le 1er mai 1850 et conformément à la dernière phrase de cet article 21, est promulguée une Loi fédérale30 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique. L’article 1 stipule que « lorsqu’en vertu de l’article 21 de la constitution fédérale, la Confédération fait exécuter des travaux publics […], chacun est obligé, si ces travaux le rendent nécessaires, de céder à perpétuité ou temporairement sa propriété ou d’autres droits relatifs à des immeubles, moyennant une indemnité pleine et entière ». Cette loi a été conçue à l’origine pour permettre la réalisation des chemins de fer (Nahrath, 2000). Elle sera cependant utilisée également pour d’autres grands travaux sur le territoire suisse reconnus d’utilité publique au sens de l’article 21 de la Constitution, par exemple la correction du Rhin en 1862 et celle du Rhône en 1863. Pour cette dernière, l’article 10 du projet d’arrêté fédéral concernant la correction du Rhône décrète que « le Conseil fédéral est autorisé à appliquer pour cette entreprise la loi sur l’expropriation du 1er mai 1850 » (Projet d’arrêté concernant la correction du Rhône du 24 juin 1863). Cette loi sur l’expropriation reste assez rudimentaire en se limitant à la définition des principes essentiels de l’expropriation pour cause d’utilité publique mais sans en organiser la matière de manière systématique (Nahrath, 2000). Ensuite, l’article 26 de la loi sur l’expropriation édictant que « si on n’a pas pu s’entendre par les voies amiables, une commission d’estimation procédera à l’examen des déclaration », un Règlement du 22 Avril 1854 pour la Commission fédérale d’estimation instituée par la loi fédérale du 1. Mai 1850 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique a pour objectif de régulariser le mode de procéder lors de l’estimation de droits à exproprier.

A l’échelon cantonal, toujours en ce qui concerne les droits de propriété, la Constitution vaudoise de 1831 instaure dans son article 6 que « la propriété est inviolable. Il ne peut être dérogé à ce principe que dans les cas déterminés par la Loi. La Loi peut exiger le sacrifice d’une propriété pour cause d’intérêt public légalement constaté, moyennant une juste et préalable indemnité ». Ce principe sera conservé tel quel dans la nouvelle Constitution cantonale de 1845 puis dans celle de 1861, à l’exception du fait que dans cette dernière mouture, le mot sacrifice est remplacé par celui d’abandon. Ensuite, le Code Civil vaudois date de 1820. Le Livre second s’intitule Des biens et des différentes modifications de la propriété et comprend quatre Titres :

• Titre I De la distinction des biens : 24 articles sur la distinction entre meubles et immeubles ainsi que sur les rapports des biens avec ceux qui les possèdent ;

• Titre II De la propriété : 19 articles sur la définition de la propriété et les différentes modalités du droit d’accession

• Titre III De l’usufruit, de l’usage et de l’habitation : 58 articles sur ces trois notions (définition, droits, etc.)

• Titre IV Des servitudes ou services fonciers : 77 articles sur les modalités de servitude

29 Disponible à l’adresse http://mjp.univ-perp.fr/constit/ch1848.htm

Le premier article du Titre II définit la propriété comme étant « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (Article 345 du Code Civil du Canton de Vaud de 1820). Concernant notre problématique, l’article suivant stipule que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, moyennant une juste et préalable indemnité, et en vertu d’un décret spécial de l’autorité législative » (Article 346 du Code Civil du Canton de Vaud de 1820). Par le biais de cet article, les communes doivent ainsi faire approuver leur demande d’expropriation par le Grand Conseil vaudois. Elles ne peuvent la décider uniquement au niveau de l’échelon communal. Par exemple, le Grand Conseil promulgue en 1860 un décret31 autorisant des expropriations de terrains dans la commune du Châtelard, pour la correction de la route de première classe de La Tour à Charnex. Il faut noter que les décrets d’expropriation sont édictés pour une route particulière et il est donc nécessaire de demander un décret pour chaque nouveau chantier. La Loi cantonale vaudoise du 29 décembre 1836 sur les estimations juridiques a pour but de régler le mode de procéder en fait d’estimation juridique. L’article 24 concerne notre problématique et précise que « dans les cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, le Conseil d’Etat peut, même avant l’adoption du décret qui motive l’expropriation, provoquer des estimations éventuelles, qui sont faites conformément à la présente loi et deviennent obligatoires et définitives, si le décret est adopté ». L’article 16 fixe les possibilités de recours pour les parties qui se croient lésées par l’estimation : « dans le cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, le recours, quel que soit le montant de l’estimation, est adressé au Tribunal du district, et il peut être appelé de son jugement. Le recours et l’appel peuvent être exercés collectivement ou individuellement ».

Intéressons-nous maintenant au deuxième type de régulation composant le régime institutionnel, soit les politiques publiques. Celles-ci regroupent les éléments substantiels et institutionnels relatifs à la programmation et à la mise en œuvre de l’ensemble des différentes politiques publiques d’exploitation et de protection intervenant dans la gestion d’une ressource (Knoepfel & Nahrath, 2005). Durant la période qui nous intéresse ici, soit de 1850 à 1870, il n’y a pas à l’échelle fédérale de véritable politique publique régulant notre conflit sur la ressource sol. Au niveau cantonal, par contre, nous pouvons relever l’existence d’une Loi32 sur les routes. Deux articles sont à relever pour ce conflit : l’article 3 décrète que « il ne peut être ouvert aucune route ou voie publique nouvelle, lors même qu’il n’en résulterait aucune charge pour l’Etat, sous le consentement du Conseil d’Etat » et l’article 60 règle la procédure d’expropriation en précisant que l’indemnité due aux propriétaires de terrains est fixée par la loi sur les estimations juridiques, mais qu’elle peut également être fixée de gré à gré par une convention faite devant notaire ou sans la présence d’un officier public. La révision de cette loi33 en 1864 ne change pas ces deux modalités. Par contre, elle instaure la possibilité pour les communes disposant de revenus insuffisants pour l’entretien et la construction de routes de répartir ces frais, moyennant autorisation du Canton, sur les propriétaires de fonds et de bâtiments sis sur le territoire communal, proportionnellement à la côte de l’impôt foncier (Art. 52). Cette mesure figurait déjà dans la version de 1848 (Art. 32) mais était limitée à une certaine catégorie de routes, celles de 4ème classe, soit les « chemins vicinaux, les chemins publics servant à dévestiture et les sentiers publics » (Art. 5 de la Loi du 16 décembre 1848 sur les routes).

Au moment d’analyser le type de Régime Institutionnel, nous pouvons d’abord relever que la législation fédérale reste assez rudimentaire concernant l’expropriation et qu’avant l’entrée en vigueur

31 Décret du 23 mai 1860 autorisant des expropriations de terrains dans la commune du Châtelard, pour la correction de la route de première classe de La Tour à Charnex

32 Loi cantonale vaudoise du 16 décembre 1848 sur les routes

du Code civil suisse en 1912 qui homogénéisera les différents Codes civils cantonaux, il n’existe pas de réglementation unifiée des droits de propriété à l’échelle du pays, ceux-ci étant réglés par les systèmes régulatifs cantonaux (Nahrath, 2000). De plus, les interventions concernent uniquement les droits de propriété formels, aucune politique publique ne régissant les droits d’usage de la ressource. L’étendue du régime est donc assez faible. Par contre, sa cohérence est importante, ceci découlant du fait qu’il y a justement assez peu de régulations. Il s’agit ainsi d’un régime simple.

ARRANGEMENTS DE RÉGULATION LOCALISÉS

Voyons alors à présent de quelle manière les acteurs locaux se réapproprient ces règles selon les besoins de leur périmètre particulier. L’article 60 de la Loi vaudoise sur les routes décrétait que l’indemnité pour l’expropriation était réglée conformément à la Loi sur les estimations juridiques mais qu’elle pouvait également être fixée de gré à gré. C’est plutôt cette deuxième solution qui est recherchée par les autorités communales. Aux Planches, une commission, composée notamment du syndic, est nommée en 1860 pour étudier les expropriations et « est chargée de s’entendre avec les propriétaires pour les terrains à acquérir » (Commune des Planches, 1860). En 1861, on note que cette commission « s’occupe aussi d’examiner sur les plans les noms des propriétaires auxquels on doit prendre du terrain pour la construction de ce chemin, dans le but de se transporter auprès de chacun d’eux afin de chercher à traiter de gré à gré si possible pour les privés » (Commune des Planches, 1861). En parcourant les procès-verbaux des délibérations des Municipalités, nous avons constaté que les communes payaient de nombreuses indemnités pour des expropriations. Par exemple, dans la seule séance du 18 juillet 1857, pas moins de dix indemnités sont annoncées pour des parties de terrains à exproprier (Commune du Châtelard, 1857). Si la commission municipale et les propriétaires n’arrivent pas à s’entendre, c’est à ce moment-là qu’est requis un décret d’expropriation du Grand Conseil. Nous pouvons voir cela dans cet extrait d’un rapport de la commission d’expropriation de la commune du Châtelard au Conseil communal au sujet de la correction d’un chemin : « votre commission vous propose à l’unanimité d’adopter le plan présenté par la Municipalité et de l’autoriser à requérir un décret d’expropriation si elle ne peut traiter de gré à gré pour la cession des terrains nécessaires à cette correction » (Chemin de la Cranche, 1874). Il arrive même qu’une demande de décret soit retirée si l’entente intervient entre la demande et son traitement : « M. le président du Conseil d’Etat annonce qu’il retire le projet de décret présenté par lui, relatif à une expropriation de terrain dans la commune des Planches, les autorités communales s’étant entendues avec les propriétaires des terrains qu’il s’agissait d’exproprier » (Nouvelles du Canton de Vaud, 1865b). De plus, comme prévu par l’article 16 de la Loi de 1836 sur les estimations juridiques, certains propriétaires lésés recourent au Tribunal du district, en l’occurrence celui de Vevey, au sujet des indemnités proposées par la commission d’expropriation. C’est le cas par exemple sur la commune de Châtelard pour le rélargissement de la rue de Vernex en 1874. La Municipalité informe le Conseil communal en lui présentant « une copie du jugement prononcé par le Tribunal du district de Vevey, d’après lequel il résulte que l’ensemble des taxes faites par la Commission d’expertise pour les cinq propriétaires qui ont recouru, lequel s’élevait à 65,979 fr. 50 cent., a été augmenté de 11,162 fr. 50 cent. Malgré cette différence en augmentation, la Municipalité n’a pas cru devoir recourir contre le prononcé du jugement » (Municipalité du Châtelard, 1874).

Hormis cette procédure standard qui suit les différentes règles édictées, les acteurs locaux ont recours à un autre type d’arrangements qui n’est pas prévu par les régulations formelles. Alors que la Loi de 1836 sur les estimations juridiques parle uniquement, dans le cas des expropriations pour cause d’utilité publique, d’indemnités en espèces, les autorités communales offrent parfois en lieu et place du versement de l’indemnité un échange de terrains. Ainsi, le propriétaire du terrain nécessaire à la

construction de la route se voit proposer un autre ailleurs. Par exemple, en 1869, la commission des routes de la commune du Châtelard attire l’attention de la Municipalité au sujet d’un terrain appartenant à une hoirie en relevant que « en vertu d’échange fait de ce terrain contre pareille quantité de terrain pris à cette hoirie pour la nouvelle route […] il y a lieu à faire régulariser cet échange en faisant cadastrer ce terrain au nom des hoirs » (Commune du Châtelard, 1869). Notons de plus qu’il peut même y avoir des échanges de terrains entre communes, comme c’est le cas en 1870 : « Echange de terrain entre la Tour de Peilz et le Châtelard : par lettre du 29 juin dernier, la municipalité de la Tour de Peilz annonce accepter l’échange proposé, d’une égale quantité de terrain, […] le tout aux conditions débattues entre les délégués des Communes. Il sera répondu que le Châtelard ratifie l’échange proposé et le soumettra à la ratification du Conseil communal ; l’acte authentique sera stipulé aussitôt que toutes les ratifications légales seront intervenues » (Commune du Châtelard, 1870). De plus, nous trouvons également mention, comme nous l’avons relevé dans la section précédente, du fait que quelques propriétaires privés accordent le passage gratuit sur leur terrain pour les sentiers établis par la Société d’Utilité Publique et d’Embellissement (Nouvelles du canton de Vaud, 1869a ; Nouvelles du canton de Vaud, 1869c). Ces deux stratégies permettent aux acteurs locaux, que ce soit les communes ou la Société d’Utilité Publique et d’Embellissement, d’obtenir les surfaces dont ils ont besoin pour la construction des routes sans payer d’indemnités en espèces.