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B. Quels facteurs influencent l’engagement bénévole ?

B.3 Les cadres de références idéologiques des jeunes et des bénévoles

Howard Becker (1970) affirme que pour comprendre l’engagement d’une personne, il faut passer par la compréhension de ses valeurs. Notons en passant que, dans le cadre de ce travail, le terme de valeurs est entendu comme « ideas held by people about ethical behaviour or appropriate behaviour, what is right or wrong, desirable or despicable » (Oxford Dictionary of Sociology, 2015). Selon Becker, l’engagement trouve ses racines à l’intérieur de systèmes de valeurs déterminés, propre à une « sous-culture », et les valeurs sont ainsi spécifiques à un groupe social, à un âge particulier, etc. Cette approche s’appuie sur l’idée d’une transmission à l’individu de croyances et de valeurs, d’un cadre de référence normatif, par le biais des institutions de socialisation. En effet, pour des sociologues comme Emile Durkheim ou Max Weber, l’unité de la société se fonde sur le partage de certaines valeurs et « d’idéaux collectifs » transmis aux individus. Ces références normatives communes et idéales sont alors considérées comme le fondement des opinions et des comportements (Galland, 2012).

22 Pour d’autres, comme Gregor Stangherlin « au lieu d’envisager les représentations sociales comme l’extériorisation de dispositions intériorisées (Bourdieu, 1979) (…) [il faut les considérer] comme des ressources cognitives inégalement distribuées et mobilisées par les acteurs sociaux en fonction des situations qu’ils rencontrent (Boltanski/Thévenot, 1991). » (2006, p.149). Stangherlin critique l’approche de surdétermination sociale des attitudes et des comportements des individus et insiste sur la réflexivité des acteurs, soit sur leur « capacité à prendre distance par rapport aux rôles et normes, afin de les soumettre à une analyse critique » (2006, p.149). Il s’appuie, pour cela, sur les travaux de Boltanski et Thévenot (1991) qui proposent une approche des cadres de références idéologiques comme étant soumis à des justifications différentes selon les situations rencontrées par les acteurs.

Afin de comprendre l’engagement, il est donc nécessaire d’étudier les cadres de références idéologiques des jeunes bénévoles - conceptualisés comme des ressources cognitives par Strangherlin – et leur influence sur le processus d’engagement. Ces ressources, composées des valeurs, des normes, des idéologies politiques ou religieuses vont être mobilisées par les acteurs sociaux et leur permettre de penser et construire symboliquement le lien avec la cause, et vont créer des raisons de s’engager.

Nous allons donc mettre en avant, dans la partie suivante, les cadres de références idéologiques dans la littérature, tout d’abord des jeunes selon l’étude d’Olivier Galland (2011), puis des bénévoles en général selon Philippe Lyet (1998) et Stéphanie Vermeersch (2004).

B.3.1 Les valeurs des jeunes en Europe selon Olivier Galland (2011)

Les valeurs étant fondamentales pour comprendre l’engagement, nous allons présenter brièvement les valeurs des jeunes en Europe mises en avant par Olivier Galland (2011) qui s’est basé sur des enquêtes menées en 1981, 1990, 1999 et 2008.

Les attitudes religieuses sont une composante importante du système de valeurs et du positionnement conséquent vis-à-vis de la société et de ses normes. Quelles sont donc les attitudes générales des jeunes à l’égard de la religion ? Olivier Galland ne trouve pas, contrairement à une idée répandue, un recul régulier de la religiosité chez les jeunes. Galland observe un net recul de l’assise institutionnelle religieuse, ainsi qu’un faible niveau de pratique.

Il y a bel et bien un déclin du « religieux » dans notre société, déclin de l’institution de laquelle les jeunes se détachent, mais ceci n’équivaut pas à une disparition de la religion. Les croyances

23 se maintiennent. Cependant, les jeunes ont une attitude générale de méfiance à l’égard des institutions et des grandes idéologies d’encadrement moral, religieux ou politique. Comme le souligne Françoise Champion (1998, citée dans Galland, 2011, p.7) : « à une appartenance stable, reçue en héritage, […], s’est substituée une adhésion, non seulement volontaire, […], mais aussi, personnalisée, modulée et mobile ». Un développement d’une religiosité sans appartenance (théorisé par Grâce Davis, 1996) a lieu. Olivier Galland observe donc une persistance de la structuration des valeurs autour du rapport à la tradition dans laquelle la religion tient une place importante. Ces résultats vont donc à l’encontre d’une vision évolutionniste simpliste où les sociétés modernes s’éloigneraient toujours davantage d’une conception traditionnelle des valeurs.

Concernant les attitudes des jeunes à l’égard de la politique, une baisse de la participation politique classique est observée – liée à la perte de confiance dans les institutions politiques – en parallèle d’une forte croissance de la participation politique protestataire. Ainsi, « si les jeunes s’éloignent de la politique professionnelle, ils restent une catégorie qui s’engage plus que d’autres, et de plus en plus dans des formes d’actions politiques contestataires » (Galland, 2011, p.12). En outre, soulignons que la politisation est très positivement liée au niveau d’étude.

Les politistes interprètent majoritairement le mouvement de retrait des jeunes de la politique classique non pas « par “un incivisme juvénile permanent” mais plutôt par une situation sociale caractérisée par la précarité qui donne « un sentiment amoindri d’appartenance à la collectivité » (Percheron, 1987, citée dans Galland, 2011, p.13). Annick Percheron (1987) met d’ailleurs en avant l’influence du chômage et de la précarité, qui touchent de nombreux jeunes à leur entrée dans la vie active, sur une dépolitisation relative aux cadres partisans et syndicaux.

Olivier Galland montre également à ce propos que les jeunes français se sentent moins bien intégrés dans la société, notamment en raison de leurs difficultés à stabiliser leur emploi et d’une conception très élitiste du système éducatif « qui mine l’estime de soi et la confiance en la société » (2009a, cité dans Galland, 2011, p.3). Il souligne que cette situation mène une partie des jeunes à se déclarer partisans d’un changement radical de l’organisation de la société par une action révolutionnaire. En ce qui concerne la majorité des jeunes, Galland (2011) trouve qu’ils se rapprochent d’un modèle socio-démocrate de l’économie dans lequel ils reconnaissent le rôle du marché, tout en étant attachés à l’égalité et en considérant le rôle de l’État comme important pour compenser les inégalités. En effet, son étude montre que la diminution des inégalités fait partie des préoccupations sociales des jeunes.

24 Nous chercherons donc à voir dans notre analyse quel est le rapport des jeunes de BIG à la religion et à la politique et si une situation sociale précarisée leur donne un sentiment amoindri d’appartenance collective et les pousse à s’engager. Leur participation à BIG s’inscrit-elle dans une politisation alternative des jeunes qui se tournent davantage vers des actions concrètes et ciblées, dans un engagement plus individualisé et affranchi de tutelles institutionnelles ?

Olivier Galland montre également que les jeunes sont aujourd’hui très attachés à un

« libéralisme » qui « consiste pour chacun, dans la sphère privée, à pouvoir choisir librement sa manière de vivre, indépendamment des conventions sociales ou morales et des normes religieuses » (2011, p.18). Il montre que cette idée est fortement associée chez les jeunes à une valorisation de la tolérance et du respect des autres. Ces valeurs semblent former les conditions indispensables pour les jeunes à une meilleure cohésion sociale et davantage de convivialité, qui représentent des aspects importants pour la jeunesse. Dans un mouvement plus centré sur l’individu, les jeunes adoptent également des valeurs accordant une grande importance à l’épanouissement et la satisfaction personnelle. Comme nous le verrons plus tard, dans la partie sur les motivations des jeunes à s’engager, la notion de réciprocité est importante chez les jeunes. Ils attendent en retour une reconnaissance de leur valeur. Dans l’aller-retour permanent entre dynamiques d’individualisation et de participation à « l’intérêt général », une étude (SCP Communication, 2007, citée dans Galland, 2011) montre que les intérêts liés au « bien commun » peinent à transcender chez les jeunes leurs intérêts individuels. Les jeunes sont, semble-t-il, plus individualistes et moins concernés par des élans de solidarité envers des populations défavorisées. Les jeunes qui choisissent de s’engager au sein du projet BIG semblent à priori contredire, par leur choix, ce résultat et s’inscrire davantage dans

« l’individualisme humaniste » de Durkheim (1898, cité dans Galland, 2011) où l’individu place ses intérêts particuliers au second plan, et où la liberté et la dignité de l’humain forment des valeurs suprêmes. Par ailleurs, Bréchon et Galland (2010, cités dans Galland, 2011, p.21) trouvent dans une recherche sur la population française que « l’individualisation – entendue comme la valorisation de l’autonomie personnelle – [n’est] pas associée à l’individualisme, c’est-à-dire au repli sur soi et à la défense du strict intérêt individuel ».

Après avoir passé en revue les valeurs des jeunes européens en général, nous allons regarder maintenant plus spécifiquement quelles sont les valeurs qui animent les individus qui décident de s’engager bénévolement.

25 B.3.2 Les valeurs des bénévoles dans la littérature

Philippe Lyet (1998) met en avant dans son étude sur l’engagement bénévole d’étudiants au sein du soutien scolaire du Secours Catholique, que les valeurs de tous les jeunes bénévoles interrogés sont ancrées dans l’altruisme et la tolérance. Les jeunes valorisent le temps donné pour d’autres, pour la collectivité, et ils souhaitent rendre service gratuitement. Ces jeunes sont sensibles aux phénomènes d’exclusion et à la souffrance émergeant de situations perçues comme injustes (1998, p.109). Chez certains, ce sentiment d’injustice s’accompagne d’une critique d’un système de valeurs essentiellement productiviste. Leurs valeurs, qu’ils nomment souvent « éthique », s’opposent - à travers leur action bénévole - à une montée de l’individualisme dans la société. Ces jeunes valorisent des actions de convivialité, et la libre expression des acteurs sociaux les pousse à agir à l’égard d’une situation donnée.

Stéphanie Vermeersch (2004) a étudié deux associations parisiennes - une antenne des Restos du Cœur et l’association Urbanisme et Développement - dans lesquelles s’engagent des bénévoles de tous âges. Elle trouve selon le lieu d’engagement deux registres de valeurs6 évoqués par les bénévoles. Pour la première, un registre de valeurs humanistes et universalisantes - telles que l’humanité, la fraternité, l’amour, la générosité - qui met en avant une appartenance commune entre bénévoles et bénéficiaires. Pour la seconde, un registre de valeurs de citoyenneté et de civisme où l’engagement se fonde dans l’inscription dans la Cité (Vermeersch, 2004, pp.687-688). Cette différence de registre est expliquée par les différents profils socioculturels des bénévoles et par l’orientation plus ou moins militante des organisations. Stéphanie Vermeersch met en avant une éthique commune à tous les bénévoles, qu’elle nomme pragmatique : les bénévoles adaptent « leur action aux conditions de faisabilité, d’efficacité et de satisfaction ». Ils partagent également tous une attitude de dévalorisation de la politique telle qu’elle est menée, voire de l’action publique et privilégient l’action en opposition à des discours perçus comme stériles (Vermeersch, 2004, pp.687-688). De plus, elle observe chez les bénévoles un rejet explicite de la morale religieuse et des « grandes causes idéalistes ». Les bénévoles rejettent l’influence de la religion, de son idée de charité, de sacrifice, tout en étant imprégnés de valeurs religieuses d’inspiration chrétienne qui réapparaissent sous une forme laïcisée (aider les autres, agir par amour des gens etc.). Ainsi, la morale religieuse, vécue comme une influence extérieure sur leur choix, est dévalorisée, car

6 Le registre ou répertoire de valeurs constitue en quelque sorte la base commune de ce qu’elle nomme l’éthique de l’engagement associatif et forme un trait d’union entre les différentes valeurs mentionnées (Vermeersch, 2004, p.693).

26 elle entre notamment en contradiction avec l’idéal d’un Moi souverain autonome. Toutefois,

« ces principes forment malgré tout une grande partie de l’appareil de légitimation éthique de l’action dans la civilisation occidentale » (Vermeersch, 2004, p. 691). Le rejet des « grandes causes idéalistes » reflète quant à lui, le besoin de l’individu d’exercer un contrôle sur son environnement par une action aux conséquences mesurables. Il y a donc une forte valorisation des actions de proximité, directes et autonomes. « Le bénévolat caritatif met alors directement aux prises, morale religieuse et idéal du moi comme libre et autonome, dans un jeu de tension et de conciliation par l’action » (Vermeersch, 2004, p.691).

A travers nos entretiens, nous allons chercher à percevoir dans quel registre de valeurs s’inscrivent les jeunes du projet BIG. Sont-ils animés par des aspects militants, humanistes, individualistes, hédonistes ? Existe-t-il une certaine homogénéité des registres de valeurs observable parmi les bénévoles ? Quel registre de valeurs ressort le plus fortement ? Dans le spectre de ces différents résultats, où se situent les valeurs, « l’éthique » des jeunes du projet ?

B.4 Les motivations qui poussent à s’engager : recension des écrits

Définition du concept de motivation

Le terme de motivation désigne dans son acception psychologique « l’ensemble des facteurs dynamiques qui orientent l'action d'un individu vers un but donné, qui déterminent sa conduite et provoquent chez lui un comportement donné ou modifient le schéma de son comportement présent » (CNRTL, consulté en mars 2018). Pour les économistes, il s’agit de « l’ensemble des facteurs qui déterminent le comportement d'un agent économique » (idem), tandis que la philosophie définit la motivation comme « l’ensemble des considérations qui servent de motif(s) avant l'acte et de justification à cet acte, à posteriori » (ibidem).

Nous venons de présenter les cadres de références idéologiques des jeunes et des bénévoles qui peuvent constituer une partie des motifs et des justifications à leur passage à l’acte, mais d’autres facteurs interviennent dans la décision du bénévole. Les écrits scientifiques sur le bénévolat portent largement sur les motivations qui poussent à l’engagement bénévole. Cette problématique a notamment été traitée dans des recherches issues des sciences économiques, des sciences politiques, de sciences de la gestion, de la sociologie, et de la psychologie sociale.

Nous allons donc présenter dans la partie suivante les motivations principales mises en avant