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Cadrages des services climatiques : évolutions conceptuelles et générationnelles

Top-down approach

Chapitre 2. Tendances, cadrages et acteurs de la recherche agricole internationale pour les services climatiques internationale pour les services climatiques

3) L’information mène à l’adaptation

2.2 Cadrages des services climatiques : évolutions conceptuelles et générationnelles

L’analyse de cadrages autour des services climatiques est l’objet de notre article n°2 (Lugen, 2019), et s’est faite en marge d’une revue de littérature extensive menée sur le concept des services climatiques. Complémentaire à la revue des tendances que nous venons d’opérer, cette analyse vise pour sa part à rendre compte des processus de cadrages opérés sur les services climatiques par les acteurs qui s’en revendiquent, et à interroger la manière dont ces cadres peuvent influencer les développements subséquents de services climatiques. Il s’agit ainsi, au sein de cette communauté épistémique par ailleurs fonctionnelle, d’identifier également les logiques potentiellement divergentes, les agendas de recherche et les valeurs transportées.

Dans cette section, nous présentons d’abord la méthodologie employée pour l’analyse de cadrages et la revue de littérature que nous avons effectuées. Ensuite, nous reprenons et expliquons les cinq cadres dominant la littérature sur les services climatiques, tels que nous les avons construits, et les relions à leurs lieux d’émergence. Nous commentons également les évolutions conceptuelles et générationnelles

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qui sont reflétées par l’existence de ces différents cadres, en montrant comment leur émergence s’explique par l’apparition de certaines critiques dans la littérature sur les services climatiques d’une part, le positionnement d’organisations internationales et l’arrivée de chercheurs de nouvelles disciplines d’autre part. Les espaces de rencontres et dissensions entre ces différents cadres sont finalement exposés et discutés, afin de mettre en exergue à la fois les tensions possibles entre certains cadres et leurs influences réciproques.

2.2.1 Eléments de méthodologie

Analyse de cadrages

En nous appuyant sur la théorie des cadrages (voir ‘la notion de cadrage’ développée dans l’introduction), nous avons réalisé une analyse des cadrages autour des services climatiques en nous

centrant sur leur niveau conceptuel, c’est-à-dire la théorisation des processus et résultats issus des

services climatiques, ainsi que les procédures de définition de concepts scientifiques abstraits (McEvoy et al., 2013). Ce niveau conceptuel, auquel nous nous attachons90, est caractérisé par l’influence des

disciplines scientifiques dans la formation des cadres et des communautés épistémiques dans la création et le renforcement de cadres communs autour d’un sujet de recherche donné (Ibid.). Les

antécédents individuels - tels que les disciplines - peuvent en effet conduire à des hypothèses fortes et à des malentendus entre communautés de pratique, avec des implications pour la définition et la théorisation des concepts. Les cadres sont ainsi révélés par l’existence d’un ensemble d’hypothèses clés, de méthodologies, de valeurs ou de présomptions largement partagées sous la forme d’un langage spécifique d’expert (Fischer, 2003).

Notre choix de nous concentrer sur le niveau conceptuel s’explique par le fait qu’aujourd’hui, les

services climatiques sont un concept prédominant chez les experts plutôt que dans la vie

quotidienne. Par conséquent, le niveau conceptuel est le plus important pour leur étude à ce jour. De plus, les services climatiques étant liés à de nombreux défis sociétaux et à des domaines scientifiques divergents (risques, planification urbaine, adaptation au changement climatique, etc.), différentes communautés convergent au sein de celle des services climatiques et ouvrent nécessairement la voie à la formation de cadres spécifiques. La coexistence de plusieurs cadres peut conduire à des influences réciproques, mais également à des chevauchements potentiels et à une concurrence entre communautés de pratique (McEvoy et al., 2013). Des cadres en concurrence peuvent avoir pour conséquence de s'annihiler réciproquement, de renforcer les valeurs existantes, de pousser les individus dans des directions opposées ou au contraire d’accroître la motivation pour opérer une évaluation plus minutieuse des alternatives existantes (Chong et Druckman, 2007). Par ailleurs, et surtout, ils ont une influence

90 D’après McEvoy et al. (2013), outre le niveau conceptuel, les processus de cadrage se forment également à deux autres niveaux : un niveau ‘méta’ à travers la formation de discours publics ; et un niveau opérationnel, où des décisions pratiques sont prises.

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fondamentale sur la manière dont les pratiques et politiques seront conséquemment conçues. D’après Nightingale et al. (2019), les façons dont nous cadrons le changement climatique expliquent ainsi notre incapacité à systématiquement agir face aux appels pour un changement transformationnel. A cet égard, ce qui compte n’est finalement pas en quoi les cadrages répondent ou non à des exigences scientifiques, mais plutôt quelles interprétations sont mises en avant à travers eux, au nom de quelles idéologies ; et dans quelle mesure un cadre plutôt qu’un autre renforce finalement des formes de connaissances, des ressources – et en définitive du pouvoir sur l’interprétation des événements (Verma et al., 2010). A la lumière de tout ceci, notre analyse s’intéresse aux implicites et aux contextes d’appartenance

des acteurs investis dans le champ des services climatiques, en tant que facteurs d'influence sur leur définition. Cela couvre en partie le processus de production des cadres, un aspect qui est

généralement négligé dans les analyses de cadrage (Borah, 2011). Au final, nous cherchons à clarifier l'existence de cadres autour des services climatiques, leur concurrence potentielle et / ou leur complémentarité, ainsi que leurs implications pour les services climatiques.

Méthodologie

Pour réaliser notre analyse, nous nous sommes concentrée sur des documents publiés, afin d’opérer

une revue de la littérature sur les services climatiques et de constituer une base de données extensive sur le concept91. Hertog et McLeod (2001) insistent sur l'importance de s'appuyer sur des sources et des types de textes divergents sur le plan idéologique. Dans cet esprit, nous avons examiné les documents émanant d’un éventail large d’acteurs et relevant de différents formats de publications. Au final, nous cumulons des publications émanant du monde de la recherche (universitaires et think

tank), d’organisations internationales, d’ONGs et de consultants.

Les documents ont été sélectionnés en recherchant toutes les publications en anglais92 reprenant dans leurs titres les mots « climate services », « climate information services » et « climate adaptation

services » au niveau de deux outils de recherche distincts : cible + (l’outil de recherche de l’ULB) et google scholar, choisis pour leurs droits d'accès et leur complémentarité. Ceci a été réalisé à deux

moments différents : une première fois en décembre 2016 sans restriction de dates pour la recherche, une seconde fois en janvier 2019 pour toutes les publications entre janvier 2016 et janvier 2019. Ces deux recherches combinées ont généré un total de 1141 résultats. Nous avons chaque fois procédé à un processus de sélection / élimination des résultats, en nous appuyant sur le format des publications et certains critères de pertinence : nous avons d'abord supprimé tous les doublons, les bases de données et les ‘faux résultats’93 ; ensuite, nous avons supprimé tous les documents trop courts ou inappropriés pour une analyse de cadrages, qui nécessite un minimum de contenu. Nous avons ainsi éliminé les actes de

91 L’annexe de Lugen, Article n°2, 2019, dédié à l’analyse des cadrages, reprend la liste complète des articles inclus dans cette base de données.

92Le français avait également été inclus à l’origine, mais a finalement été écarté en raison du nombre quasi nul de publications en français sur ce thème, comme l’a révélé notre recherche.

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conférence (sauf s’ils faisaient plus de deux pages), les notes d’information, la plupart des rapports d’ateliers issus d’organisations et des rapports d’activité. Nous avons systématiquement conservé tous les articles évalués par les pairs, les chapitres d'ouvrages, les rapports d'institutions et d'ONGs ainsi que les documents de travail. Notre base de données finale comprend 161 publications, réparties comme suit : 101 articles évalués par des pairs, 21 rapports, 16 documents de travail, 14 documents de conférence, 6 chapitres de livre, 3 livres blancs. Quasi toutes les publications (159/161) sont postérieures à 2002 et une majorité (115/161) est publiée à partir de 2014.

Chaque document sélectionné a ensuite été intégré à notre analyse de cadrages, en vertu d’un procédé de lecture intégrale. Les points d’attention pour identifier les cadrages ont été le langage

utilisé, le raisonnement, les objectifs implicites et explicites, la justification et la légitimation de l’article, les ressources disponibles et les connaissances que le discours tend à inclure ou à exclure. De plus, nous avons systématiquement examiné une série de thèmes pertinents pour les services climatiques et leur analyse, afin de voir comment ceux-ci étaient abordés dans la littérature et pour identifier les tendances dominantes. Les thèmes inclus étaient, notamment, l’ancrage disciplinaire des publications (à la fois des auteurs et de la publication elle-même) ; l’analyse du type d’acteurs impliqués dans les services climatiques décrits (producteurs – utilisateurs – intermédiaires etc.) ; le modèle de production et de diffusion des connaissances promu ; la portée géographique des publications ( à la fois des auteurs et des études de cas) ; ou encore l’attention portée sur les aspects financiers des services climatiques94.

Sur cette base, nous avons finalement construit cinq cadres principaux portant sur les services

climatiques et avons classé chaque publication en fonction du cadre dominant auquel elle se rapportait. Un grand nombre d’articles a également été classé comme s'appuyant sur plus d'un cadre,

parfois jusqu’à trois. Pour opérer cette identification, nous avons procédé de la manière suivante. Le cadre principal a été déterminé en vertu de l’objectif principal poursuivi par l’article, les argumentaires principaux exprimés par les auteurs (en particulier dans des endroits clés comme le résumé, l’introduction et la conclusion), la présence de certains mots (par exemple, l’article parle-t-il principalement des producteurs ou des utilisateurs de l’information ?) et la prééminence de ces mots. Pour le comptage des cadres secondaires ou tertiaires, il ne suffisait pas qu’une phrase ou une mention unique relevant d’un autre cadre soit présente. Ils n’ont été considérés que si un argumentaire consistant et répété relevant d’un autre cadre était présent dans la publication – mais de manière moins forte que le cadre dominant. En agrégant les publications par cadre, nous avons finalement examiné le type

et l'origine des acteurs impliqués dans chacun d’eux afin de déterminer leurs logiques, leurs valeurs

et leur intérêt pour les services climatiques. Nous avons également prêté attention à la nature

94 Les enseignements tirés de l’analyse de ces tendances sont l’objet de Lugen, Article n°1, 2019. Nous ne reprenons quasi aucun élément de cet article dans la thèse, qui peut donc être consulté de manière tout à fait complémentaire.

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chronologique et évolutive de ces cadres et avons examiné la manière dont ils s’interpellent et se répondent.

La méthodologie utilisée présente trois grandes limites. Premièrement, tous les documents sont traités de manière égale, alors que leur qualité et leur influence sont divergentes. Deuxièmement, seuls les documents faisant spécifiquement référence aux services climatiques et ce, dans le titre, font partie de notre sélection. Enfin, la méthodologie employée n’est pas entièrement reproductible et la construction des cadrages relève de notre interprétation personnelle.

Néanmoins, nous estimons que ces limites ne nuisent pas à l’intérêt de la recherche. Les documents ont été traités de manière égale parce que notre objectif est de montrer par qui, comment et à quelle fin les services climatiques sont cadrés, et non de proposer un état de l'art des connaissances empiriques sur les services climatiques. On peut soutenir que certains auteurs ou publications ont plus d'influence que d'autres dans la formation des discours mondiaux, par exemple les organisations internationales (Phillips et al., 2004). À notre avis, ceci se reflète en partie dans notre analyse par l’intérêt que nous avons porté aux acteurs derrière les publications et par la probabilité que les principaux auteurs soient représentés plus d’une fois dans nos résultats. De plus, même si nous perdons inévitablement des publications qui portent sur les services climatiques sans les mentionner explicitement, ce terme étant relativement nouveau et décrivant un éventail large de réalités, le nombre de publications que nous avons obtenu et analysé est élevé. Nous estimons ainsi que notre base de données a de bonnes chances d’être représentative. Enfin, ce type d’analyse, à la fois discursive et documentaire, est extrêmement populaire en recherche qualitative et s’est avéré utile dans de nombreuses études sur l’environnement et le changement climatique (e.g. Hajer et Versteeg, 2005 ; O'Brien et al., 2007 ; Harjanne, 2017). Dans tous les cas, notre étude se veut davantage explicative qu’exhaustive ou systématique95.

2.2.2 Cadrages autour des services climatiques

L’analyse conduite nous a permis d’élaborer cinq cadres dominant la littérature sur les services

climatiques. Ceux-ci sont présentés comme (1) une innovation technologique, (2) un marché, (3) une interface entre utilisateurs et producteurs, (4) un outil de gestion du risque, (5) dans une perspective éthique. Cette sous-section présente, sous forme de tableau (voir Tableau 5, pages 104 et

suivantes), chacun de ces cadres, les discours dominants qui les sous-tendent, les acteurs qui en sont à l’origine, de même que les logiques et valeurs inhérentes à chacun.

95 Les revues de littérature systématiques constituent une méthode particulière et rigoureuse de recherche, incluant entre autres un système de graduation des sources explorées pour ne conserver que les « meilleures ». Cette méthode ne nous a toutefois pas apparu la plus adéquate pour réaliser une analyse de cadrages. Si elle présente l’avantage d’opérer un filtre qualitatif sur les sources analysées, l’objectif que nous poursuivons est plutôt de rendre compte des discours portant sur les services climatiques en vertu d’une approche globale. En d’autres termes, nous nous intéressons moins à la qualité des écrits qu’à leurs contenus ainsi que leur influence sur la manière dont les services climatiques sont construits, pensés et ensuite mis en œuvre.

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De manière schématique, nous résumons (1) le cadre technologique comme la volonté de renforcer et développer la climatologie en tant que discipline et dans ses dimensions de recherche appliquée ; (2) le

cadre du marché comme le souhait de développer un marché des services climatiques, dans une

perspective économique ; (3) le cadre de l’interface comme l’ensemble des recherches soucieuses de réconcilier producteurs et utilisateurs d’informations ; (4) le cadre du risque comme résultant d’une lecture de la société courant « des risques » dans le contexte du changement climatique, qu’il s’agit de gérer et prévenir ; et (5) le cadre éthique, enfin, comme visant à appréhender les dérives et impacts négatifs potentiels des services climatiques, et proposer des garde-fous ou approches pour les éviter.

Le Tableau 5 étant particulièrement détaillé, nous invitons les lecteurs à le consulter attentivement sans le commenter davantage.

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Tableau 5 : Cadrages autour des services climatiques dans la littérature

Cadres dominants (1) Innovation technologique (2) Marché (3) Interface entre utilisateurs et producteurs (4) Outil de gestion du

risque (5) Perspective éthique Caractéristiques

des cadres

I. Discours