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Le brouillon d’écrivain : un objet d’étude de la génétique textuelle

Chapitre 1 : le brouillon, de possibles traces pour comprendre des processus d’écriture

1) Le brouillon d’écrivain : un objet d’étude de la génétique textuelle

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le statut de l’écrivain français évolue vers davantage de reconnaissance sociale, juridique et économique. Les manuscrits, traces du travail de création, sont conservés. Et en 1881, Victor Hugo, en léguant son œuvre à la Bibliothèque Nationale ouvre la voie des dons à des organismes de conservation et d’archivage publics.

Au début du XXe siècle, la genèse des œuvres littéraires fait toujours l’objet d’une attention particulière mais on s’intéresse surtout à ce qui, à côté de l’écriture, peut en éclairer certains aspects. Biographies et correspondances viennent corroborer un style, une approche. Peu à peu l’intérêt se porte sur l’écriture en tant que telle, son style, sa genèse. Une autre analyse du texte littéraire émerge, celle de l’écriture comme traces successives d’une recherche du bon mot, de la bonne phrase … à la recherche du style, celui de l’auteur ; à la recherche des comportements, ceux des scripteurs-écrivains. Des manières de corriger ses écrits s’observent, se comparent. Albalat (1903, rééd. 1991) parle ainsi de Victor Hugo :

ses plus beaux vers, ses meilleurs développements ne proviennent pas du premier jet, mais des corrections […].

Le procédé de Victor Hugo est toujours le même : c’est par refonte et par retouche qu’il trouve le mot, le verbe, l’épithète, la phrase qu’il cherche. Il les essaie, les superpose, les renforce, jusqu’à ce qu’ils atteignent le pittoresque, la couleur et l’effet. (1991 : 205)

Victor Hugo ne cesse de raturer ses manuscrits, Balzac ne retouche pas, il écrit sans hésitations. L’un se désintéresse des premières épreuves soumises pour correction par l’imprimerie ; l’autre ne corrige qu’à ce moment-là, pas avant. Les corrections de Balzac suscitent l’effroi des imprimeurs.

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M. de Balzac envoie aussitôt deux cents feuillets crayonnés en cinq nuits de fièvre. On connaît sa manière. C’était une ébauche, un chaos, une apocalypse, un poème hindou. L’imprimerie pâlit. Le délai est bref, l’écriture inouïe. On transforme le monstre, on le traduit à peu près en signes connus. Les plus habiles n’y comprennent rien de plus. On le porte à l’auteur. L’auteur renvoie les deux premières épreuves collées sur d’énormes feuilles, des affiches, des paravents ! (Ourliac cité par Albalat, 1991 : 214)

À partir des années 1970, les manuscrits d’écrivains intéressent un groupe de chercheurs du CNRS autour de Louis Hay47.

les manuscrits littéraires en tant qu'ils portent la trace d'une dynamique, celle du texte en devenir. Sa méthode : la mise à nu du corps et du cours de l'écriture, assortie de la construction d'une série d'hypothèses sur les opérations scripturales. Sa visée : la littérature comme un faire, comme activité, comme mouvement. (Grésillon, 1994 : 7)

Par la génétique textuelle ou critique génétique, l’intérêt se porte non plus sur le produit fini, l’œuvre telle qu’elle est publiée mais sur son amont, sur l’ « avant-texte », sur « les brouillons, les manuscrits, les épreuves, les « variantes » » (Bellemin-Noël, 1972 : 15, cité par Grésillon, 1994 : 15) ; tout ce qui montre le travail souterrain de l’élaboration textuelle littéraire48 finalisé en un texte le plus souvent publié.

Deux niveaux d’analyse sont distingués :

- une analyse du processus d’écriture à savoir l’ordre par lequel les opérations sur la langue voire sur le langage se font. Elle établit la « chronologie de la scription » en comparant les différentes ébauches qui aboutissent à l’élaboration textuelle ;

- une analyse des opérations d’écriture observables par les ajouts, les suppressions, les remplacements et les déplacements.

La génétique textuelle distingue trois phases de la genèse interne : une phase pré-rédactionnelle (recherche de documentation, élaboration de plans…), une phase pré-rédactionnelle ou phase de textualisation et une phase de mise au point (Grésillon, 1994 : 10).

De là, émerge la distinction entre les brouillons ou « manuscrits de travail » et le manuscrit.

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Ce groupe de chercheurs du CNRS, constitué de Louis Hay, Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave fondera l’équipe Manuscrit et linguistique de l’ITEM (Institut des Textes Et Manuscrits) co-adossée au CNRS et à l’École normale Supérieure.

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À distinguer de la recherche psychanalytique qui à l’époque recherche les manifestations inconscientes, « L’auteur travaillé par la création » comme le propose Didier Anzieu notamment dans Le corps de l’œuvre (1981).

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Les brouillons ou manuscrits de travail se comprennent comme dossier génétique « ensemble constitué par les documents écrits que l’on peut attribuer après-coup à un projet d’écriture déterminé dont il importe peu qu’il ait abouti ou non au texte publié » (Ibid. : 109) ou « ensemble des documents susceptibles d’éclairer la genèse d’une œuvre » (Ibid. : 74). Les brouillons ou manuscrits de travail représentent la « phase rédactionnelle qui succède aux travaux préparatoires que sont les notes de lecture, plans, scénarios, ébauches et esquisses. » (Grésillon, 1994 : 74). « Généralement couverts de ratures et de réécritures » (Ibid. : 241), ils montrent « les traces de l’élaboration textuelle » (Ibid. : 244), du texte en train de se constituer. Les brouillons ou manuscrits de travail visualisent les manipulations opérées sur la langue.

À travers les ébauches, les variantes du même reformulé, repris, différé, supprimé cherchent à saisir les manipulations de la langue des scripteurs-écrivains. Elle « traque à la fois l'écriture débordante du désir et la scription réglée du calcul. » (Grésillon, 1994 : 12). Elle traque cette tension entre une volonté de dire jaillissante, de l’ordre du pulsionnel, du neuronal (Ibid., p. 17) et les contraintes de la langue.

Un travail de lecture voire de déchiffrement s’engage alors pour le linguiste généticien : lecture du « figural », des documents « tabulaires-conceptuels » (« schémas, plans, listes ou tableaux »), lecture visuelle, globale et lecture du « scriptural », « du déchiffrement linéaire » des documents « linéaires-textuels » (Ibid. : 114). Les documents sont lus à la lettre, sont déchiffrés.

Mais déchiffrer, c’est aussi lire « les mots sous les mots », deviner sous le trait de la biffure le signifiant supprimé, savoir chercher son substitut dans l’espace alentour : à côté, au-dessus, en dessous, dans la marge ; suivre les becquets d’insertion ou autres signes de renvoi (Ibid. : 116).

Une véritable enquête est menée. Le linguiste généticien a face à lui des signes de la langue qui signifient mais aussi des signes méta-scripturaux (des flèches, des renvois …) qui signifient certes mais pas pour lui de manière sûre. Il transcrit c’est-à-dire lit, déchiffre parfois et reproduit diplomatiquement mais pour se faire parfois interprète. Et « Lire et interpréter, cela implique des prises de position théoriques. » (Ibid. : 146). Le parti pris de cette approche est « la langue en acte » :

Tout manuscrit est une terre d'élection pour les amoureux de la langue en acte. Non celle des systèmes et langages formels, mais celle qui vit, se construit, se trompe, se réajuste ; celle dont l'énonciateur ne se paie pas de mots, connaît le prix

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d'une phrase bien faite, est à l'écoute du jeu des règles et de leurs transgressions, et sait que le sens ne s'établit que progressivement, au cours même d'une activité de langage où production, reconnaissance et reformulation ne cessent d'être en interrogation. […] Le manuscrit apparaît alors comme une sorte de laboratoire vivant pour éprouver, illustrer et affiner une telle conception du langage. (Ibid. : 147)

L’objectif d’une telle entreprise n’est pas d’établir une « vérité » sur un auteur mais une possible explicitation de sa manière d’être écrivain en son lieu et en son temps.

Si le sujet-écrivant-écrivain dans ce qu’il a de singulier est au centre de cette analyse, le linguiste généticien ne peut que formuler des hypothèses quant au procès d’écriture. Ce que l’on suit à travers ce cheminement d’un dire qui se cherche, qui se trouve ou qui s’abandonne, est l’énonciation comme « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste, 1974 : 80) ; cette énonciation qui « suppose la conversion individuelle de la langue en discours » (Ibid. : 81) c’est-à-dire sa sémantisation. Le chercheur formule des hypothèses, élabore « une simulation, un acte de construction scientifique » (Grésillon, 1994 : 149) qui s’appuie sur l’analyse des manipulations sur la langue.

L’énonciation telle que Benveniste l’a formalisée place la subjectivité au centre de tout acte de langage :

Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. […] C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. (Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, tome 1 : 259)

Et c’est bien ce dont il s’agit en critique génétique. Le sujet écrivain-écrivant est au centre et par lui la linguistique énonciative sert l’analyse littéraire. La critique génétique s’inscrit donc dans le cadre de la co-énonciation par lequel le scripteur est aussi son premier lecteur :

Les manuscrits montrent que l’auteur joue au moins deux rôles différents, et produit deux types de variantes. D’une part, il produit son texte, au fil de la plume, et ce mouvement engendre des variantes dont la succession se confond avec le processus d’écriture lui-même. D’autre part, l’auteur est à lui-même son premier lecteur, dans deux étapes génétiques différentes : il est probable qu’il y a un certain nombre de relectures partielles de fragments textuels courts dès leur achèvement et avant que ne s’amorce la suite de la production textuelle. Et il est sûr qu’une fois la totalité du texte achevée, l’auteur procède à une relecture d’ensemble. Il effectue des corrections au cours de ces deux étapes. D’un point de vue génétique, l’auteur est donc successivement scripteur, lecteur-scripteur, et lecteur. (Grésillon et Lebrave, 1984 : 99 cités par Doquet, 2011 : 29)

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La lecture-interprétation fait l’objet d’une transcription, transcription du syntagmatique, du flux de l’écriture et du paradigmatique des réécritures qui, pour tant qu’elle soit fidèle, ne peut remplacer l’original.

car toute transcription dactylographiée perd irrémédiablement ce que l’écriture manuscrite véhicule comme charge affective (hâte, blocage, angoisse, jubilation) et comme indice sur les mouvements scripturaux (changement de l’épaisseur du trait, alternances encre/crayon, noir/couleur, changement du ductus, etc.). Rien ne saurait donc remplacer la consultation de l’original (Grésillon, 1994 : 129).

De ces singularités observées émergent néanmoins des tendances. Si Zola suit un programme prédéfini par des plans de lieux (les corons, les galeries des mines du Nord de la France etc.), des listes descriptives de matériels professionnels (un lavoir, une blanchisserie etc.) réalisés lors de ses enquêtes sur le terrain, Proust semble écrire au fil de la plume. L’un a une écriture à programme, l’autre à processus. L’un a besoin de « prolégomènes », l’autre a une écriture qui « se déploie comme par auto-génération, sans plan préalable » (Doquet, 2011 : 33). Ces observations de manuscrits réalisés rendent compte de possibles scripturaux et des trajets pris, écrire est perçu sous l’angle de la singularité de l’écrivain-scripteur.

Nous reprenons le concept de sujet écrivant du modèle peu à peu formalisé par Dominique Bucheton et l’équipe Escol à partir de 1997. En 1995, lorsqu’elle analyse les écrits de collégiens engagés dans une écriture longue, elle constate un développement des compétences grâce au temps qui permet une maturation. De même des comportements similaires à ceux d’experts et d’écrivains et un « épaississement » des textes s’observent. Les élèves

réorganisent, déplacent, complexifient, enchâssent, expansent ou réduisent certains thèmes. Leur texte, par la réécriture ou les corrections « s’épaissit » lentement, véhicule une densité beaucoup plus importante de significations dénotées et connotées. » (Bucheton, 1995 : 279).

L’élève écrivant peu à peu est perçu comme devant résoudre des problèmes qui oscillent entre savoirs enseignés plus ou moins assimilés et ce qui le caractérise en tant que sujet, être de chair et de sang, de sentiments et d’émotions inscrit dans une histoire familiale, sociale avec un passé, un à venir. Et par cette écriture, l’économie même de ces dimensions est transformée.

Les dimensions identitaire, cognitive, langagière, psycho et psycho-affective sont indissociables dans le développement de l’enfant. Écrire fait se déplacer le sujet sur l’ensemble de ces plans. (Bucheton, 2014 : 175)

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À ce vocable nous lui préférons celui de sujet-scripteur pour le cadre scolaire. Le même postulat d’« une relation étroite entre le développement des compétences d’écriture, le développement de la personne et le sens que les élèves attribuent à l’écrit » (Bucheton, 1997 : 17) est partagé. Cependant le concept de sujet-scripteur met l’accent sur le sujet qui apprend à écrire dans des situations toujours renouvelées même si certains invariants s’observent (Reuter, 2000). De surcroit, la scription se comprend aussi comme acte traçant et ne traçant pas forcément des signes linguistiques mais parfois des signes iconiques. Les deux termes « écrivain » et « élève » quant à eux renvoient à des statuts sociaux.

2) Le brouillon écrit à l’école : un objet d’étude