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Chapitre 2 : la théorie du cercle de Bakhtine, un autre regard

6) Tout énoncé est subjectif par son dessein discursif et son expressivité

La subjectivité du locuteur comme nous l’avons vu s’observe notamment par le choix du genre qu’il fait dans telle ou telle situation. Évidemment, ce choix est relatif. Il est bien des situations où nous ne choisissons pas comment communiquer, dans ces cas-là c’est bien le contexte qui détermine la « bonne forme » à utiliser. Cependant, nous avons tous nos préférences, sommes plus ou moins à l’aise dans telle ou telle sphère d’échange. Cette maîtrise d’un genre est inhérente à l’expérience que nous avons de la sphère d’échange, expérience qui détermine le degré de maitrise du « répertoire » du genre (1984 : 287).

C’est en fonction de notre maîtrise des genres que nous en usons avec aisance, que nous y découvrons plus vite et mieux notre individualité (là où cela nous est possible et utile), que nous reflétons, avec une souplesse plus grande, la situation non reproductible de l’échange, que nous réalisons, avec un maximum de perfection, le dessein discursif que nous avons librement conçu. (Ibid. : 287)

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Le choix du genre réalise le dessein discursif, le vouloir-dire ; lui-même « fonction de la spécificité d’une sphère donnée de l’échange verbal, des besoins d’une thématique (de l’objet de sens), de l’ensemble constitué de ses partenaires ». (Ibid. : 286).

Par ailleurs,

Dans tout énoncé – depuis la réplique courante monolexematique jusqu’aux grandes œuvres complexes dans les sciences ou dans la littérature – nous saisissons, nous comprenons, nous sentons le dessein discursif ou le vouloir-dire du locuteur, qui détermine le tout de l’énoncé – son ampleur, ses frontières. (Ibid. : 283)

Autre aspect fondamental de l’énoncé : son achèvement. Le dessein discursif présuppose que le locuteur détermine ce qu’il a à dire dans un tout qui une fois réalisé et entendu autorise une réponse. L’achèvement est le

critère principal de l'énoncé, compris comme unité effective de l'échange verbal, c'est-à-dire la notion d'aptitude à conditionner une attitude responsive active chez les autres partenaires de l'échange. (Ibid. : 289)

À cet achèvement qui autorise la réponse s’adjoint l’intonation expressive comprise comme l'un des moyens d'exprimer le rapport émotif-valoriel du locuteur à l'objet de son discours » (1984 : 292). À la composition et au style de l’énoncé, correspond le

besoin d'expressivité du locuteur face à l'objet de son énoncé. L'importance et l'intensité de cette phase expressive varient en fonction des sphères de l'échange verbal, mais elle existe partout : un énoncé absolument neutre est impossible. Le rapport de valeur à l'objet d'un discours (quel que puisse être cet objet) détermine, aussi le choix des moyens lexicaux, grammaticaux, compositionnels. Le style individuel de l'énoncé se définit avant tout par ses aspects expressifs. (Ibid. : 291)

Le même mot, la même expression, la même idée, le même phénomène peuvent ainsi traverser des énoncés différents, mais l’accent et le ton pris témoignent de rapports « émotifs-valoriels » distincts en fonction de l’intention du locuteur. Un exemple en est donné dans le dialogue entre Ivan et le diable (Les Frères Karamazov) : la dissonance est créée non par le contenu mais par « le ton et l’accent seulement » qui change la signification (La poétique de Dostoïevski, 1970 : 288). L’intention signifiante détermine le choix des mots et expressions et la manière de les dire.

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Conclusion partielle

L’intérêt de la théorie bakhtinienne pour notre propos réside en grande partie dans cette distinction que le théoricien russe opère entre ce qui est hérité, donné et ce qui est créé par le locuteur (Esthétique de la création verbale, 1984 : 329).

Ce dernier, quoi qu’il dise ou écrive, inscrit son énoncé dans les mots des autres :

Le mot du langage est un mot semi-étranger. Il ne le sera plus quand le locuteur y logera son intention, son accent, en prendra possession, l'initiera à son aspiration sémantique et expressive. Jusqu'au moment où il est approprié, le discours n'est pas un langage neutre et impersonnel (car le locuteur ne le prend pas dans un dictionnaire !) ; il est sur des lèvres étrangères, dans des contextes étrangers, au service d'intentions étrangères, et c'est là qu'il faut le prendre et le faire « sien ». Tous les discours ne se prêtent pas avec la même facilité à cette usurpation, cette appropriation. […] C'est comme si, hors de la volonté du locuteur, ils se mettaient « entre guillemets ». Le langage n'est pas un milieu neutre. Il ne devient pas aisément, librement, la propriété du locuteur. Il est peuplé et surpeuplé d'intentions étrangères. Les dominer, les soumettre à ses intentions et accents, c'est un processus ardu et complexe ! (Esthétique et théorie du roman, 1978 : 114 et 115)

Communiquer revient à faire interagir le « mot neutre de la langue et qui n’appartient à personne », le « mot d’autrui appartenant aux autres et que remplit l’écho des énoncés d’autrui » et le « mot à-soi […] dans une situation donnée, avec une intention discursive » (1984 : 295). Pour Bakhtine, l’autre est présent dans tout énoncé ; dans l’absolu, il n’existe pas de pensée personnelle mais des pensées qui deviennent des idées au contact des idées d’autrui. Ces idées, au croisement de voix aux accents divergents, sont mues par un vouloir-dire supposé singulier et prennent une forme spécifique, un genre spécifique. Mais si le genre est structurant et structuré, il n’est pas pour autant un carcan. Il se comprend comme un intervalle possible de formes dans lequel l’individu puise.

Ce qui s’énonce au présent ne peut se percevoir que dans les rapports dialogiques entretenus avec les énoncés passés, présents et à venir. Dès l’analyse littéraire de l’œuvre de Dostoïevski, Bakhtine pose le principe du dialogisme. La spécificité du romancier est posée : « dans les œuvres de Dostoïevski, il n’y a pas de mot final, achevant, déterminant une fois pour toutes » (1970 : 323). Les rapports dialogiques ne sont pas un simple point de vue pour appréhender l’homme de l’extérieur :

dans le dialogue, l'homme ne se manifeste pas seulement à l'extérieur, mais devient, pour la première fois ce qu'il est vraiment et non pas uniquement aux yeux des autres, répétons-le aux siens propres également. Être, c'est communiquer

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dialogiquement. Lorsque le dialogue s'arrête, tout s'arrête. En fait, le dialogue ne peut et ne doit jamais cesser. (1970 : 325)

Le principe dialogique est « quasi universel et traverse tout le discours humain, tous les rapports et toutes les manifestations de la vie humaine, d'une façon générale, tout ce qui a un sens et une valeur. » (Ibid. : 77). Il n’est pas hors individu mais en lui et le façonne.

Un seul homme, resté avec lui-même ne peut approcher les extrêmes, fût-ce dans les sphères les plus profondes et les plus intimes de sa vie spirituelle, on ne peut se passer de la conscience d'autrui. L'homme ne trouvera jamais toute sa plénitude à l'intérieur de soi. (Ibid. : 236)

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Chapitre 3 : Saussure, Benveniste et Bakhtine, des