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Chapitre 2 : la théorie du cercle de Bakhtine, un autre regard

3) Tout énoncé est adressé à un autrui

L’adresse à un destinataire est la base de l’énoncé, elle en est la quintessence quel qu’il soit. Avoir un destinataire, s'adresser à quelqu'un, est une particularité constitutive de l'énoncé, sans laquelle, il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'énoncé. » (Esthétique de la création verbale, 1984 : 307)

Cette caractéristique fondatrice de l’énoncé concerne autant le dialogue entre un locuteur et un interlocuteur en présence, que l’énoncé émis en un autre temps et en un autre lieu.

L'indice substantiel (constitutif) de l'énoncé, c'est le fait qu'il s'adresse à quelqu'un, qu'il est tourné vers l'allocutaire. Ce destinataire peut être le partenaire-interlocutaire immédiat du dialogue dans la vie courante, il peut être l'ensemble différencié des spécialistes dans quelque domaine spécialisé de l'échange culturel, il peut être l'auditoire différencié des contemporains, des condisciples, des adversaires, et ennemis, des subalternes, des directeurs, des inférieurs, des supérieurs, des proches, des étrangers etc. -, il peut même être, de façon absolument indéterminée, l'autre non concrétisé (Ibid. : 303)

Le destinataire chez Bakhtine est divers et cette notion est fondamentale en ce qu’elle fonde la nature dialogique de tout énoncé.

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Dans son analyse littéraire du monologue de Raskolnikov, dans La Poétique de Dostoïevski, Bakhtine distingue deux voix : celle du personnage et celle de Dounia. Si « Au début Raskolnikov recrée les paroles de Dounia, avec les intonations d'appréciation et de persuasion qu'elle leur confère, [auxquelles] il superpose les siennes, pleine d'ironie, d'indignation, de mise en garde, peu à peu les mots en eux-mêmes deviennent dissonants, porteurs des deux voix, engendrant par-là un micro-dialogue » (1970 : 116). Deux formes de dialogue s’enchevêtrent dans ce « monologue intérieur dialogisé de Raskolnikov » : la création d’un échange tel qu’il pourrait se réaliser si les deux personnages étaient in praesentia et un échange de vue autour du mot lui-même, par les positions interprétatives des deux personnages autour de ce même mot. Ce micro-dialogue engendré par la dissonance interprétative se fait dans un discours intérieur, sorte de « pièce de théâtre philosophique où les acteurs incarnent des vues sur le monde et sur la vie » (1970 : 308 et 309). Raskolnikov dans cette mise en scène qu’il opère de lui-même et de Dounia a deux destinataires. Le même processus d’interférence de voix est envisagé entre Ivan et Smerdiakov (1970 : 336 et 337), des Frères Karamazov sauf qu’elles sont incarnées par les deux personnages. Smerdiakov entend l’injonction de son frère quant au meurtre de leur père, cependant qu’Ivan adopte un ton assuré pour se convaincre lui-même de la nécessité de ce meurtre dans une sorte de dialogue intérieur (dont le destinataire est lui-même) mais qui prend une forme extériorisée en présence de son frère. Quelle que soit la forme prise, celle du dit « monologue » de Raskolnikov ou celle du dialogue d’Ivan avec Smerdiakov, c’est la voix d’autrui

qui chuchote au héros ses propres paroles avec un déplacement d’accent et l’alliage particulier, inimitable de voix, et de mots divergents à l’intérieur d’un seul mot, d’un seul discours (Ibid. : 288)

De fait, dans ces dialogues « se heurtent et discutent non pas deux voix entières et monologiques, mais deux voix déchirées (en tous cas, l’une d’entre elles). Les répliques ouvertes de l’une répondent aux répliques cachées de l’autre ». (Ibid. : 330). Mais ces dissonances créées par et dans l’échange ne s’arrêtent pas aux seuls mots, elles peuvent se traduire par « des silences », « des changements de ton », « un rire déplacé » comme c’est le cas du dialogue entre Ivan et Smerdiakov (Ibid. : 335).

Bakhtine en vient à considérer le principe structural du dialogue chez Dostoïevski : Partout c'est l’interférence consonante ou dissonante des répliques du dialogue apparent avec des répliques du dialogue intérieur des personnages. Partout, un ensemble déterminé d'idées, de réflexions, de mots est distribué entre plusieurs voix distinctes avec une tonalité différente dans chacune d'elles. L’auteur a pour

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objet non pas la totalité idéelle considérée comme neutre et égale à elle-même, mais la discussion d'un problème par plusieurs voix différentes, son plurivocalisme, son hétérovocalisme fondamental est inéluctable. (1970 : 342)

Nous voyons bien comment les mots personnels sont ceux d’autrui, assimilés, retravaillés, infléchis (1984 : 296).

Voilà pourquoi l’expérience verbale individuelle de l’homme prend forme et évolue sous l’effet de l’interaction continue et permanente des énoncés individuels d’autrui. C’est une expérience qu’on peut, dans une certaine mesure, définir comme un processus d’assimilation, plus ou moins créatif, des mots d’autrui (et non des mots de la langue). Notre parole, c’est-à-dire nos énoncés (qui incluent les œuvres de création), est remplie des mots d’autrui, caractérisés, à des degrés variables, par l’altérité et ou l’assimilation, caractérisés, à des degrés variables également, par un emploi conscient et démarqué. (Esthétique de la création verbale, 1984 : 296)

Nous ne cessons de nous mouvoir dans cet océan des mots d’autrui pour leur imprimer notre expressivité, notre interprétation et notre évaluation du monde dans lequel nous évoluons. Cependant à ce microdialogue autour d’un même mot, d’une même idée, microdialogue qui organise le plurivocalisme ou hétérovocalisme, s’ajoute ce que Bakhtine appelle le « grand dialogue ». Ainsi, « Toutes les façons de voir le monde s’entrecroisent » avec celle de Raskolnikov.

Tout cela fait naître le dialogue, répond à ses questions, lui en pose de nouvelles, le provoque, le désapprouve ou le confirme dans ses idées. L'auteur ne garde par-devers soi aucun excédent interprétatif essentiel et entre dans le grand dialogue du roman sur un pied d'égalité avec Raskolnikov. (Ibid. : 116 et 117).

Le « grand dialogue » a un sur-destinataire, qui peut être « l’auditeur, le témoin, le juge » comme pour le personnage du Sous-sol (La poétique de Dostoïevski, 1970 : 306) ou « Dieu, la vérité absolue, le jugement de la conscience humaine impartiale, le peuple, le jugement de l’histoire, la science, etc. » (Esthétique de la création verbale, 1984 : 337). Ce sur-destinataire peut se situer « dans un lointain métaphysique » ou « dans un temps historique éloigné » (Ibid. : 336). Mais il représente le troisième, réel, virtuel ou idéalisé des rapports dialogiques et fait partie intégrante du processus de construction de l’énoncé.

Un auteur ne peut jamais s’en remettre tout entier, et livrer toute sa production verbale à la seule volonté absolue et définitive de destinataires actuels ou proches […] et toujours il présuppose (avec une conscience plus ou moins grande) quelque instance de compréhension responsive qui peut être différée dans des directions variées. Tout dialogue se déroule, dirait-on en présence du troisième, invisible, doté d’une compréhension responsive, et qui se situe au-dessus de tous les participants du dialogue (les partenaires). (Ibid. : 337)

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Ainsi tout énoncé est adressé et porte les marques de cette adressivité qui le façonne :

Tout discours est dirigé sur une réponse, et ne peut échapper à l'influence profonde du discours-réplique prévu.

Dans le langage parlé ordinaire, le discours vivant est directement et brutalement tourné vers le discours-réponse futur : il provoque cette réponse, la pressent et va à sa rencontre. Se constituant dans l'atmosphère du « déjà dit », le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue. Il en est ainsi de tout dialogue vivant. (Esthétique et théorie du roman, 1978 : 103)

Mais cette compréhension responsive active ne concerne pas que le dialogue avec interlocuteurs en présence, « toute parole, quelle qu’elle soit est orientée vers une réponse compréhensive » (Ibid. : 103) et « celui qui fait acte de compréhension (et c’est le cas, aussi, du chercheur) devient lui-même participant du dialogue » (1984 : 336).

4) Tout énoncé anticipe une compréhension