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concepts qui le sous-tendent et de repérer les aménagements terminologiques qu’impliquent l’étude du bilinguisme sourd dans le champ des recherches sur le bilinguisme et sur la multimodalité.

1 Bilinguisme sourd : de quoi parle-t-on ?

L’appellationbilinguisme sourd est très largement utilisée dans les recherches sur la surdité, sans finalement être précisément définie sous sa forme générique. On trouve ainsi des définitions plurielles du bilinguisme sourd dans lesquelles les locuteurs eux-mêmes ont du mal à se situer comme possible-ment porteur d’une identité bilingue encore mal définie [Milletet al., 2008; Millet, 2008]. La difficulté des sourds à penser leurs propres compétences comme bilingues est largement le fait des conceptions normatives de la surdité, des sourds, de leur compétence et plus largement de leur situation linguistique, qui se sont ancrées, au cours des siècles, dans des représentations figées et parcellaires évoluant dans une norme monolingue. En cela, les phénomènes d’insécurité langagière et identitaire qui se manifestent chez les sourds sont très similaires à ceux observés chez d’autres locuteurs en situation de bilinguisme face à des conceptions normatives du bilinguisme qui sont, comme le formule très bien Grosjean, entre autres, entretenues par la recherche :

« Le fait qu’on ait trop longtemps ignoré que les bilingues utilisent leurs langues avec différentes personnes et dans des situations différentes a rendu difficile une représentation claire des bilingues. En effet, les compétences linguistiques des bilingues ont toujours été évaluées en fonction de normes monolingues, et les études sur le bilinguisme ont principalement porté sur les langues du bilingue prises séparément. Une des conséquences pour de nombreux bilingues, qui ont presque toujours été décrits et évalués en fonction de leur maîtrise et de leur équilibre dans chacune des deux langues, est qu’ils jugent leurs compétences linguistiques inadéquates. » [Grosjean, 1993b, 71].

Les frontières descriptives de référence apposées sur les compétences des locuteurs sourds transcendent toutefois celles imposées par les langues. En effet, de manière tout à fait spécifique dans la définition de la situation linguistique des sourds, se sont greffés des filtres linguistiques communautaires nés de l’opposition sourd/entendant : en confrontation à une norme entendante qui focalisait le mal-être (mal-entendant), s’est défini progressivement « l’être Sourd »3, imposant une norme identitaire et langagière spécifique (un locuteur visuel-gestuel idéal). « L’être sourd » tel que retranscrit par Delaporte [2002, 34-35] nous semble bien illustrer la redéfinition d’une autre « manière d’être dans la normalité », mais qui n’en est pas moins normative : « Etre sourd, c’est percevoir le monde par les yeux, intégrer les

3. Le terme Sourd écrit avec une majuscule est né de la nécessité de distinguer la désignation physiologique de la déficience auditive (sourd) d’une désignation davantage identitaire et langagière (Sourd) [Woodward, 1982; Delaporte, 2002; Mottez, 2006]

informations reçues dans son cerveau qui les diffuse dans tout le corps puis les restitue avec les mains sous forme de signes. ». Nous verrons comment ces normes ont fait émerger un dédoublement conceptuel du bilinguisme en contexte de surdité, distinguant deux façons d’être dans le bilinguisme LS/LV, chez le sourd et chez l’entendant, sous les concepts debilinguisme sourdet debilinguisme bimodal.

Les descriptions et les définitions de la situation linguistique des locuteurs sourds se trouvent ainsi confinées sous le coup d’une double norme, monolingue et monomodale, qu’il nous semble nécessaire de dépasser pour accueillir les réalités langagières effectives des sourds dans leur hétérogénéité.

1.1 D’un monolinguisme à l’autre : persistance d’une vision parcellaire

Historiquement, les locuteurs sourds ont longtemps été conçus comme un groupe monolingue n’ayant pas accès à la modalité de communication première de la langue dominante : la modalité vocale. Le congrès de Milan (1880) symbolise par sa tenue-même et les décisions qui s’en sont suivies – appli-cation d’une méthode orale pure et interdiction des LS pendant près d’un siècle en Europe – l’accord international autour de cette conception des sourds [voir pour une analyse Delaporte & Pelletier, 2006; Cuxac, 1983]. Cette visionmédicalea ainsi longtemps façonné la conception de la surdité : une patholo-gie de la communication verbale qui se soigne par la démutisation ; et celle des sourds : des locuteurs en mal de langue.

Cette première acception de la surdité est également à mettre en lien avec les théories linguistiques de l’époque. La linguistique classique, de par des universaux ancestralement établis, opposant le verbe et le geste, ne pouvait se permettre de considérer une langue qui ne serait pas vocale, alors que ce critère était celui-là même qui différenciait fondamentalement le langage humain du langage animal – [cf. à ce propos, les universaux de Hockett, 1963], et les travaux de Benveniste [1952]]. La gestualité ne pouvant être langue, les LG ont, de fait, trop longtemps été considérées comme des langues en mal de mots. A la fin du siècle dernier, les regards portés sur la gestualité comme composante du discours chez le locuteur entendant ont toutefois amené les gestualistes à s’intéresser au statut verbal de la gestualité [Cosnier, 1982; Kendon, 1988; McNeill, 1992, entre autres] et à remettre en cause les universaux linguistiques faisant des LG des non-langues – cf. les travaux pionniers de Stokoe [1960] à ce sujet, Vonen [1996] pour une discussion autour de l’application des universaux de Hockett aux LS, Sandler & Lillo-Martin [2006] pour une revue de question des avancées récentes à ce propos.

La reconnaissance des langues gestuelles comme langues à part entière permet alors une réinterpréta-tion de la situaréinterpréta-tion linguistique qu’engendre la surdité, en proposant de concevoir l’expression gestuelle des sourds non plus comme le fait d’un handicap linguistique, mais comme étant le symbole même d’une

1. Bilinguisme sourd : de quoi parle-t-on ? appréhension différente du monde. La perspective proposée est alorsanthropologique[Mottez, 2006] : les langues gestuelles trouvent ainsi leur place légitime comme des réponses linguistiques naturelles à la déficience auditive. L’inscription des LS dans le panel des langues humaines marque donc, dans la recherche, la reconnaissance des sourds comme un groupe de locuteurs singuliers – si les travaux de Sto-koe [1960] pour l’ASL sont pionniers dans la description des LS, nombre de descriptions ont été faites, à l’échelle internationale, en ce sens : pour la LSF Cuxac [2000]; Millet [2006a,b, 2002b]; Risler [2002], pour la LSQ Dubuisson [1993]; Dubuissonet al.[1996]; Parisot [2003]; Rinfret [2009] pour ne citer que ceux-là.

Un tournant considérable s’opère alors dans la définition de la situation linguistique des sourds : de locuteur « monolingue déficient », ils deviennent minorité linguistique parmi les entendants [Mottez, 1981, 2006; Bertin, 2010, entre autres]. Ce changement de perspective entre la vision médicale et la vision anthropologique de la surdité s’accompagne d’une transformation linguistique du terme "sourd" : face au termesourd, focalisant sur la déficience auditive, naît la désignation Sourd, l’adjonction de la majuscule répondant au besoin de distinguer formellement la reconnaissance des sourds en tant que membres d’une réalité sociologique, anthropologique et linguistique singulière, échappant à la définition médicale [(1996) Mottez, 2006, 134]4.

Les Sourds sont donc définis comme une communauté linguistique minoritaire, singulière cepen-dant : un groupe bilingue qui n’a, singulièrement, pas accès pleinement à la modalité de communication première de l’une de leurs deux langues (la modalité vocale) [Vonen, 1996]5. La situation linguistique des sourds a, de ce fait, souvent été rapprochée des situations dites de diglossie au sens classique déve-loppé par Ferguson et repris par Lüdi & Py [2003, 15] :

« Situation d’un groupe social (famille, ethnie, ville, région, etc) qui utilise deux ou plusieurs variétés (langues, idiomes, dialectes, etc.) à des fins de communication, fonctionnellement diffé-renciées, pour quelque raison que ce soit. »

Le bilinguisme des sourds a tout particulièrement été assimilé aux communautés à tradition orale [Mot-tez, 1981; Vonen, 1996; Grosjean, 1993b, entre autres] dans lesquelles le découpage oral/écrit répond de deux langues différentes : la langue de la communautévsla langue officielle du pays. Dans les premières descriptions, le bilinguisme sourd trouve ainsi sa raison d’être comme un bilinguisme fonctionnel : une langue servant les besoins de l’oralité (ici, la LSF), l’autre langue, la langue majoritaire, servant les besoins des échanges écrits (ici, le français).

4. Nous avons renoncé à cette distinction pour des raisons explicitées à la fin du paragraphe 1.2 page 20.

5. « [...] the bilingualism of the deaf community is different from that of hearing communities in that deaf people, as opposed hearing people, lack full direct access to the primary modality of one of their two languages » . [Vonen, 1996, 47]

Nombre de chercheurs – et notamment dans le contexte francophone [Cuxac, 1999; Perini & Righini-Leroy, 2008; Garcia & Perini, 2010, entre autres] – argumentent cette définition fonctionnelle du bilin-guisme sourd par le caractère indispensable de l’oral gestuel et par le caractère tout aussi indispensable de l’écrit de la langue vocale. Les sourds n’ayant pas directement accès à la modalité vocale, sans une rééducation orthophonique longue et fastidieuse, la LS est la seule langue qui leur est pleinement acces-sible. La LSF, comme toute langue gestuelle, ne possédant cependant pas de version écrite, l’écrit est nécessairement celui de la langue vocale. La maîtrise de la langue majoritaire dans sa dimension écrite est nécessaire à l’intégration des locuteurs sourds dans la société. Cette définition, ayant pour but, au commencement des recherches sur le bilinguisme sourd, d’inscrire la reconnaissance de ce bilinguisme singulier parmi la diversité des situations bilingues, et plus particulièrement comme le bilinguisme d’une minorité linguistique, limite aujourd’hui le plus souvent sa conception à l’expression d’un bilinguisme LS/LV écrite.

Ainsi, le bilinguisme des sourds n’est que très peu considéré comme une compétence communicative bilingue orale (français/LSF), ou tout au plus cette conception reste proposée très timidement, comme dans cette définition que donne Grosjean, où « quelques fois » marginalise la place (qui peut être) accor-dée au français dans sa forme orale :

« Le bilinguisme que l’on peut observer dans la communauté des sourds est un bilinguisme de minorité où les membres de la communauté acquièrent et utilisent, à la fois la langue minoritaire (la langue des signes) et la langue majoritaire dans sa forme écrite (le français), etquelques fois

dans sa forme orale [...]. » [Grosjean, 1993b, 74]

L’appellationbilinguisme sourd semble ainsi se restreindre souvent à une définition communautaire et identitaire du bilinguisme autour de la langue porteuse de l’identité sourde : la langue gestuelle. Et par cette restriction même, les recherches confinent, de fait, les sourds dans un monolinguisme oral d’un autre genre : un monolinguisme gestuel.

Ainsi, à travers ces deux visions de la situation linguistique des sourds, ce sont toujours, au final, deux définitions monolingues de l’oralité sourde qui s’opposent : les sourds peuvent être soit parlants, soit signants. Mais le sourd qui oserait être les deux à la fois ferait figure d’étrangeté puisqu’il deviendrait alors impensable, outrepassant ainsi les frontières de deux communautés qui ne peuvent l’inclure ou l’exclure qu’au motif d’un monolinguisme reconnu comme identique ou différent du leur.

1.2 Bilinguisme sourd, bilinguisme bimodal : pertinence des distinctions ?

L’acception du bilinguisme sourd entretient ainsi aujourd’hui encore la conception d’un locuteur évoluant dans une communauté monolingue et monomodale, alors même que les travaux de description

1. Bilinguisme sourd : de quoi parle-t-on ? des LS confrontent les chercheurs à des faits de contact de langues et de modalités.

En effet, les études descriptives sur les LS mettent en évidence des phénomènes de contact de langues [voir, entre autres, Séro-Guillaume, 2008], qui dépassent largement la répartition fonctionnelle (oral/écrit) exclusive accordée aux langues dans la communauté sourde. S’il ne fait aucun doute que dans les LS certains phénomènes d’emprunt portent les traces de la langue vocale écrite – la dactylologie, al-phabet manuel reprenant les lettres de la langue vocale écrite, et par extension les signes initialisés6 –, les labialisations – réalisations labiales des mots de la langue vocale7– témoignent, quant à elles, de la réalité des contacts entre modalité vocale et gestuelle et de leur importance dans l’expression des sourds. Pourtant, en dehors des analyses linguistiques qui visent à questionner le statut de ces résultantes du contact de langues dans les LS, les manifestations individuelles du contact de langues dans l’oralité des locuteurs sourds n’ont été que très peu étudiées comme l’expression d’une compétence bilingue bi-modale. Peu d’études se proposent, en effet, de rendre compte des façons effectives dont les locuteurs sourds usent des langues dans leurs interactions quotidiennes : nous citerons celles de [Lucas & Valli, 1992; Lonckeet al., 1996; Van den Bogaerde, 2000; Van den Bogaerde & Baker, 2001; Baker & Van den Bogaerde, 2008; Estève, 2006, 2007; Millet & Estève, 2008, à paraître b; Milletet al., 2008; Millet & Es-tève, à paraître a] – avant d’y revenir dans le chapitre suivant (cf. Partie 1 Chap.2 section 2.1).

A l’image de ce regard restrictif porté par Garcia & Perini [2010] sur les frontières du contact de langues dans le bilinguisme sourd, la réalité bimodale des pratiques des locuteurs sourds est le plus souvent ignorée voire occultée :

« Le bilinguisme sourd fait donc cohabiter de manière très contrainte et très spécifique deux langues [...] qui, de plus, se distribuent fonctionnellement, de manière quasi-exclusive pour cha-cune, en langue de l’oralité (la LSF) et langue de l’écrit (le français écrit). De fait, c’est bien surtout par sa forme écrite que la LV influe sur la LS. » [Garcia & Perini, 2010, 77]

La note de bas de page inscrite à la fin de cette remarque évoque par ailleurs bien la place très restreinte qui pourrait être accordée, selon ces auteurs, à la question des phénomènes de contact entre LV dans sa forme orale et LS. Cette question, si elle est signalée comme substantielle par les auteurs, n’est en effet interprétée que comme une influence résultant de l’éducation oraliste et des séances d’orthophonie et n’est en aucun cas envisagée comme une manifestation individuelle possible du bilinguisme sourd :

« Le présent article n’aborde pas la question, également substantielle, des modalités d’influence de

6. Le procédé d’initialisation en LS consiste à intégrer dans la configuration manuelle du signe la première lettre du mot correspondant de la langue vocale écrite. Par exemple, en LSF, le signeRÊVERest réalisé avec la configuration R (index et majeur croisés), reprenant, sous forme manuelle, la première lettre du mot "rêver" en français écrit.

7. Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur le statut des labialisations (voir Partie 1 Chap. 2 section 1.2.3 page 96), mais illustrons dès à présent le phénomène par un exemple. En LSF, pour désambiguïser l’homonymie du signeEPOUX, qui dans sa réalisation n’exprime que le lien – "passer la bague au doigt" – sans préciser s’il s’agit du mari ou de la femme, le mot français ’mari’ ou ’femme’ peut être, selon les contextes, labialisé simultanément à la production du signe.

la LV dans sa forme orale, influence notamment ancrée dans la longue et continue prééminence de l’éducation oraliste et, pour chaque sourd, les innombrables séances d’orthophonie qui ont ponctué sa scolarité » [Garcia & Perini, 2010, 77, note de bas de page 6].

Les études se sont, en revanche, davantage intéressées aux manifestations du bilinguisme LS/LV dans un autre groupe bilingue singulier, présentant davantage de similarités avec les situations bilingues dé-crites jusqu’alors : celles des locuteurs entendants de parents sourds, désignés sous l’appellationCODAS

(Children of Deaf adults) [Petittoet al., 2001; Emmoreyet al., 2005, 2008; Bishopet al., 2006; Do-nati & Branchini, 2009; Lillo-Martinet al., à paraître, entre autres] ouEEPS(Enfants entendants de pa-rents sourds), acronyme francisé nouvellement apparu dans la littérature francophone [Blondel & Fiore, 2010]. Tout se passe comme si deux approches différentes étaient réservées au bilinguisme en contexte de surdité : d’une part, un bilinguisme sourd défini par une conception monolingue de l’oralité et référant au bilinguisme de la communauté sourde, le « bilinguisme des Sourds », comme nous venons de le voir, et, d’autre part, une conception bilingue de l’oralité qui semble être réservée à un « bilinguisme d’entendants issus de la communauté sourde » et qui, parce qu’il se construit aux frontières de la communauté sourde et de la communauté entendante, semble retrouver le sens d’une oralité construite au contact de deux langues de modalités différentes sous le termebilinguisme bimodal. Ces définitions communautaires du bilinguisme en contexte de surdité agissent, à notre sens, comme un filtre langagier (identitaire ?) sup-plémentaire au regard des compétences potentielles des sourds, en déplaçant la norme entendante sur le terrain du bilinguisme, sous la figure d’« un locuteur bilingue bimodal idéal ».

Les arguments principalement invoqués dans les recherches pour justifier l’intérêt porté aux pra-tiques bilingues bimodales des EEPS traduisent bien les représentations sociales qui les sous-tendent. On notera, entre autres exemples, que Emmoreyet al.[2005, 2008] évoquent, à ce propos, la préférence communicative des sourds pour la forme écrite de la LV, que l’on peut reconnaître comme la valorisa-tion d’une réalité langagière spécifiquement Sourde, mais mettent également en avant l’aspect naturel du bilinguisme des entendants par opposition à l’aspect construit du bilinguisme des sourds, dévalorisant ainsi la légitimité bilingue des sourds par comparaison aux entendants.

Dans les faits, si les pratiques déclarées font état de leur préférence pour la version écrite de la langue vocale, les adultes sourds mobilisent souvent les deux langues orales dans certaines de leurs interactions quotidiennes8[Estève, 2007; Milletet al., 2008; Millet & Estève, 2008]. Ces représentations

8. Les discours des jeunes adultes sourds recueillis par Milletet al.[2008] témoignent par ailleurs de l’ambivalence de leur rapport à l’écrit. Si ces jeunes adultes sourds se revendiquent, en effet, bilingues dans une conception idéalisée du bilinguisme sourd (LS/écrit), la dépréciation de leurs compétences écrites indique un bilinguisme idéalisé mais difficile à atteindre. Cette ambivalence nous donne ainsi à mesurer le poids des assignations langagières dans la construction identitaire et langagière du locuteur sourd.

1. Bilinguisme sourd : de quoi parle-t-on ? ne font toutefois que confirmer l’écart entre pratiques effectives et pratiques déclarées, et si d’un point de vue sociolinguistique les représentations que se font les locuteurs sourds de leur propre bilinguisme nécessitent d’être prises en compte, elles ne doivent pas pour autant freiner l’accueil et la description des compétences effectives que les locuteurs sourds ont développé dans chacune des langues.

Par ailleurs, l’argument de l’aspect "naturel" du bilinguisme des entendants issus de parents sourds

vsl’aspect construit du bilinguisme des sourds – l’apprentissage de la langue vocale ne s’acquérant pas par imprégnation, mais nécessitant une rééducation orthophonique et donc un enseignement particulier – est tout aussi discutable. En faisant abstraction de la discussion qu’amènent les termes mis en opposition par les chercheurs entre "naturel" et "construit", et en admettant le fait que le bilinguisme des enfants sourds, amorcé en grande partie à l’école, confère à ce bilinguisme les contours d’un apprentissage plus explicite, la présence de deux langues dans le parcours socio-langagier de l’enfant sourd n’en est pas moins légitime.

Ainsi dans ces arguments invoqués pour distinguerbilinguisme sourdetbilinguisme bimodal trans-paraissent finalement, selon nous, la persistance de certains mythes entourant le bilinguisme en général : la définition d’un bilinguisme sociétal, communautaire, basé sur une communauté linguistiquement ho-mogène – imprégnée de la théorie chomskienne du locuteur-auditeur idéal – ; le mythe d’un bilinguisme idéal, d’une maîtrise totale et parfaite des deux langues – conditionnant ce que doit être/ce qui peut être défini comme un bilinguisme : la possession d’une compétence de locuteur natif dans deux langues [Bloomfield, 1933]– ; mais également le mythe d’un bilinguisme "naturel" qui est fortement lié au pré-cédent : le mythe d’un locuteur nativement bilingue.

Ainsi, dans la (non) prise en compte du bilinguisme sourd effectif, on retrouve la référence à une norme, qui se matérialise ici doublement : en référence aux descriptions existant pour le locuteur enten-dant en situation de monolinguisme d’une part, et pour le locuteur entenenten-dant en situation de bilinguisme d’autre part. Ainsi, de la même façon que les situations de monolinguisme ont longtemps freiné la