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Le besoin de coopération et de collaboration : le réseau, entre marché et hiérarchie

Chapitre 1 : La théorie des réseaux

1.1. Le besoin de coopération et de collaboration : le réseau, entre marché et hiérarchie

Nous proposerons également une classification des différentes catégories de réseaux selon leurs propriétés intrinsèques, leur mode de gouvernance, leurs avantages, leurs inconvénients et leurs contextes typiques de développement. A cette occasion, les relations entre les différentes notions d'entités réticulaires, notamment en ce qui concerne les aspects par lesquels certaines de ces notions peuvent constituer une forme d'élargissement ou de restriction de certaines autres, seront détaillées.

Enfin, nous montrerons l'intérêt de porter l'attention de notre recherche sur l'un de ces concepts de forme d'entités réticulaires : la méta-organisation, qui sera abordée en détail dans le chapitre 2.

1.1. Le besoin de coopération et de collaboration : le réseau, entre marché et hiérarchie

Un large courant des sciences économiques et sociales s'est fortement attaché à mettre en évidence le caractère régulateur central du marché. Par exemple, de nombreux auteurs classiques et néoclassiques (Smith, 1776, Walras, 1874, 1938, Pigou, 1912) considèrent ce dernier comme le facteur régulateur le plus structurant de l'économie. En effet, pour des auteurs tels que Walras, des marchés, combinés à une situation légale et informationnelle de concurrence pure et parfaite constitueraient un outil de régulation optimal permettant d'atteindre l'équilibre général au sein d'un groupe grâce à une autorégulation du marché par le mécanisme des prix. L'équilibre entre l'offre et la demande serait ainsi contrôlé, pourvu que le marché soit transparent avec des conditions de concurrence non faussée, que les moyens de production soient mobiles, que les produits soient plutôt homogènes, que le marché ait suffisamment d'atomicité (un nombre suffisant de producteurs et acheteurs pour éviter les abus de position dominante), que les acteurs soient libres de quitter un marché et que les personnes agissant sur le marché agissent de manière rationnelle (Pareto, 1917).

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Ce paradigme est fortement basé sur l’application du principe de l’individualisme méthodologique, qui postule que seuls les individus ont des objectifs et intérêts, que l’organisation de la société est une conséquence de leurs actions et que tout phénomène économique ou social peut être ramené en dernier niveau d’analyse aux individus (Boudon & Filleule, 2012). Dans son modèle, Walras réduit le rôle de la monnaie à une simple unité de mesure et suppose l'existence de fonctions de production, d'équilibre des prix et d'équilibre offre-demande. Dans ce modèle basé sur le marché, l'équilibre obtenu au sein d'un groupe serait celui d'un groupe homogène, sans conflit de classes, dans lequel aucun individu ne verrait de raison à améliorer ses gains. Ce type d'optimum, recherché par les modèles basés sur les marchés, exclut la croissance. L’école néoclassique s’est fortement attachée à mathématiser le modèle du marché régulateur.

Le paradigme du marché régulateur en situation de parfaite concurrence est encore aujourd'hui la source de nombreuses doctrines politiques libérales visant à mettre en concurrence les entreprises, les travailleurs ou encore les territoires. Ce paradigme du marché vu comme régulateur optimal a également engendré de nombreuses politiques de privatisation ou d'ouverture des marchés à la concurrence visant à faire passer certains secteurs économiques tels que l'adduction d'eau, l'électricité ou les chemins de fer d'une situation de monopole public étatique ou régional à une situation de marché en libre concurrence.

Toutefois, il convient d'observer que ce paradigme du marché vu comme élément régulateur du fonctionnement des groupes et des populations a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment depuis le milieu du XXème siècle. En effet, de nombreux auteurs tels que Coase, Marx, Simon ou Olson critiquent vivement cette omnipotence du marché structurant et la capacité du marché à permettre l'obtention d'un équilibre optimal. Plus particulièrement, les contradicteurs de ce paradigme constatent qu'il est pratiquement impossible de réaliser l'ensemble des hypothèses qu'il pose dans le monde réel. De plus, certains auteurs tels que Coase observent, même dans les économies fortement libéralisées (où le marché devrait assurer sa fonction de régulateur central), l'existence de structures qui, si l'on suit le paradigme du marché structurant, ne devraient pas exister, notamment la firme et, plus globalement, l'organisation. L'intervention de l'Etat dans l'économie ne serait pas non plus nécessaire, or, quel Etat n'est jamais intervenu dans son économie?

A l'origine de la théorie des coûts de transaction, Coase (1937), par exemple, s'interroge sur l'existence de la firme, qui est une forme de structure contraignante, imposant son pouvoir à un certain nombre d'individus, contraire au paradigme du marché auto-régulant. D'après Coase, le marché ne serait pas transparent et l'information des individus serait imparfaite et acquérir l'information nécessaire à une transaction aurait un coût que la firme ou l'organisation permettrait de

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limiter. March et Simon (1958) et Williamson développent la notion de rationnalité limitée : contrairement aux hypothèses des théories de régulation par le marché, la rationalité des acteurs ne serait pas complète, ce qui empêcherait la régulation par le marché de concurrence parfaite.

Karl Marx conteste également la structuration de l'économie par les marchés en abordant l'existence de différentes classes au sein de la société et les relations que ces classes ont entre elles, ce qui est contraire au paradigme de la structuration par le marché, dont l'optimum social serait une société uniforme. Plus spécifiquement, Marx souligne l'exploitation de certaines classes par d'autres, et notamment celle du prolétariat par la bourgeoisie, qui possède les moyens de production. Cela montre également la non-réalisation de la libre circulation des moyens de production et la tendance qu'une économie libéralisée peut avoir à accroître les différences de richesse entre classes. Les travaux de Marx tels que le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1900) ou Le Capital (1867) ont conduit au développement de nombreuses doctrines ayant animé les gouvernements des pays du bloc soviétique, avec des politiques caractérisées par une très forte implication de l'Etat dans l'économie via la nationalisation des entreprises, engendrant la disparition de la classe bourgeoise (dont la propriété fut transférée à l'Etat), ne laissant apparaître qu'une classe majeure : le prolétariat. L'économie planifiée de ces pays était régie par la hiérarchie bureaucratique de l'Etat, considérée comme la plus apte à organiser l'économie en structurant cette dernière par la voie de l'autorité formelle. Nous arrivons ici à l'inverse de la structuration par le marché, ce dernier étant ici complètement contraint par la hiérarchie.

La structuration par la hiérarchie est fortement recommandée par le courant institutionnaliste au sein duquel nous pouvons évoquer Max Weber, qui défend un idéal type de la bureaucratie, qui constitue, selon lui, le meilleur outil pour structurer un groupe (en particulier, il s'intéresse aux groupes que sont la firme et l'Etat). Il classe les groupements en différents types (Verbandstypen) selon le type d'ordre qui y règne. L'idéal type bureaucratique est basé sur des règles et des procédures impersonnelles appliquées sans interprétation personnelle ni discussion par les membres du groupe. Les rôles y sont clairement définis au sein de relations hiérarchisées d'emploi ou équivalentes à des relations d'emploi (Mayntz, 2010, Treiber, 2010, Guinchard, 2006). Les membres du groupe sont soumis à un contrôle strict et n'ont pas d'intérêt de propriété dans l'outil de production. Ce type de structuration devait permettre l'atteinte d'objectifs collectifs clairement définis plus efficacement que par le simple marché (Crozier, 1961, 1997). Ce seraient les institutions (lois, règles, coutumes) plutôt que les prix qui animeraient l'économie et les groupes. Toutefois, le modèle de la structuration des groupes par la bureaucratie a suscité de nombreuses critiques portant à la fois sur une incomplétude du modèle bureaucratique et sur les risques de dérive d'une bureaucratie trop poussée.

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Mayntz (2010) retrace plusieurs sources d'incomplétude du modèle bureaucratique wéberien: la prise en compte de l'informel était insuffisante, la manière dont les objectifs étaient élaborés était peu abordée et il était pratiquement fait abstraction de l'environnement du groupe bureaucratique et de la relation du groupe à ce dernier, qui est pourtant dans de nombreux cas un pan majeur de la formation des objectifs collectifs d'un groupe. Sur ce plan, les néo- institutionnalistes admettent que les institutions opèrent dans un environnement où se trouvent d'autres institutions (North, 1990) : l'optimisation progressive des institutions entraînerait même un isomorphisme institutionnel amenant les organisations à se ressembler de plus en plus. Une institution efficace est ici perçue comme aidant à réduire les coûts de transaction. Citant Friedrich, Mayntz (2010) souligne également le rôle de la mentalité et des habitudes : l'administration wébérienne ne fonctionne que dans le cas d'un exercice effectué dans un contexte de centralisme avec un niveau de développement économique important.

En outre, les détracteurs des théories de structuration des groupes par l'autorité hiérarchique mettent en évidence les dysfonctionnements des groupes excessivement structurés par la hiérarchie administrative de masse. Certains auteurs soulignent l'existence de conflits potentiels entre les intérêts collectifs des groupes et les intérêts et stratégies des membres. C'est le cas de Michel Crozier (1964, 1971) ou Elinor Ostrom (2010). La dérive perçue par Crozier sur le système bureaucratique français porte sur le cloisonnement excessif, qui empêcherait ou freinerait l'innovation et l'adaptation du fonctionnement de l'Etat et des entreprises françaises aux évolutions de leur environnement. Il s'intéresse également aux rôles des jeux de pouvoirs informels au sein des organisations, qui peuvent amener à créer des blocages. Ostrom, quant à elle, décrit l'impact négatif considérable qu'une bureaucratie peut avoir sur la gestion des biens communs au sein des groupes. Ostrom illustre cet impact négatif en se référant au phénomène de tragédie des biens communs mis en évidence par Hardin (1968), c'est-à-dire de la surexploitation de ressources communes potentiellement accessibles à tous (eau, prairies, forêts...). En particulier, Ostrom cite des exemples de systèmes de distribution des eaux d'irrigation gérés en autonomie par les agriculteurs et dont la gestion est passée aux mains de la bureaucratie étatique lors de la mise en place d'un pouvoir communiste, avec de mauvais résultats caractérisés par des comportements opportunistes souvent illégaux de certains agriculteurs et un manque d'entretien d'une partie majeure du système d'irrigation. Les fonctionnaires en charge de la gestion du système n'avaient aucune légitimité aux yeux des agriculteurs et avaient un pouvoir limité. Les difficultés de fonctionnement du système ont été résolues en instaurant un nouveau système d'autogestion de l'irrigation dans lequel les représentants de l'Etat jouaient un rôle d'initiateurs et de facilitateurs. La limite de la bureaucratie est clairement montrée ici avec une meilleure efficacité de structures institutionnelles légères et souples faisant appel aux individus concernés eux-mêmes. Ces travaux vont dans le prolongement

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des travaux d'Olson (1965), qui a mis en évidence le fait que les divergences possibles entre l'intérêt général d'un groupe et les intérêts personnels des individus qui le composent engendrent des comportements opportunistes. En effet, Olson a souligné la possibilité d’apparition au sein d’un groupe du comportement de « passager clandestin » : certains membres peuvent adopter un comportement consistant à obtenir le maximum de bénéfice collectif généré par l’action d’un groupe tout en contribuant le moins possible à l’élaboration et l’entretien celle-ci.

A la lumière de ces exemples illustratifs, nous ne pouvons que constater que le ni le marché ni la hiérarchie bureaucratique ne constituent des outils dépourvus de failles pour structurer des groupes. Aucun de ces deux modes d'organisation ne fonctionne seul pour permettre à un groupe de personnes physiques ou morales de fonctionner et d'atteindre son objectif intérêt général. Se pose alors la possibilité de développer des structures hybrides, combinant des propriétés du marché et de la hiérarchie, minimisant les inconvénients de ces deux formes traditionnelles de structuration et adaptées à la réalisation de certains objectifs d'intérêt général spécifiques des membres d'un groupe défini. C'est dans cette optique qu'ont émergé des formes de structuration en réseaux, définies comme des formes hybrides entre marché et hiérarchie par Powell (1987) ou comme des formes intermédiaires de transition entre les deux formes par Williamson (1975).

Si utilisé qu'il soit à l'heure actuelle, le terme de réseau a fait l'objet de nombreuses définitions au fil du temps. Toutefois, d'après les travaux de Chabault (2009) et Desplebin (2015), ce sont Thorelli (1986) et Powell (2003) qui ont défini les structures de réseau inter-organisationnel comme des formes d'organisation à part entière, distinctes du marché et de la hiérarchie, caractérisées par une autonomie de gouvernance. Thorelli (1986) définit un réseau comme "deux ou plusieurs organisations impliquées dans des relations de long terme". Powell complète cette définition de la manière suivante : "When the entangling of obligation and reputation reaches a point that the actions of the parties are interdependent, but there is no common ownership or legal framework [...] such an arrangement is neither a market transaction nor a hierarchical governance structure, but a separate, different mode of exchange, one with its own logic, a network.". Cette définition ajoute la notion d'interdépendance des parties prenantes dans leurs tâches comme caractéristiques essentielles de la notion de réseau. Cette vision de l'interdépendance des membres comme caractéristique centrale d'un réseau est d'ailleurs soulignée par Ostrom (2010), qui, à l'aide de nombreux cas, montre le rôle joué par les structures de réseaux constituées entre des acteurs dépendant des comportements de chacun de leurs congénères pour l'exploitation durable de ressources communes telles que des forêts en Suisse ou des systèmes d'irrigation aux Philippines. Ces réseaux ont réussi à perdurer pendant plusieurs siècles. La gestion des interdépendances entre

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membres d'un groupe et leurs ressources apparaît donc comme l'élément majeur de l'activité d'un réseau.

Au cœur de la gestion des interdépendances caractérisant un réseau se trouvent des actions de coopération et de collaboration (Koenig, 1996). Souvent confondues et mélangées, ces deux notions présentent néanmoins des distinctions. Pour Hoyt (1978), la collaboration implique que les parties prenantes partagent responsabilités et autorité dans la prise de décision d'une politique donnée, tandis que la coopération implique que deux parties prenantes ayant des programmes séparés et autonomes s'accordent à travailler ensemble afin d'améliorer le succès des programmes en question. Rochelle et Teasley (1995, p. 70) synthétisent clairement la distinction en insistant sur le fait que la collaboration représente plus que le rassemblement des contributions de chaque partie prenante : la collaboration, c'est une "activité coordonnée et synchronisée qui est le résultat d'une tentative continue de construire et maintenir une conception partagée d'un problème", tandis que la coopération est une simple mise en commun de travail et de ressources. Coopération et collaboration existent et coexistent au sein des réseaux, permettant la gestion des interdépendances des acteurs.

Nous avons pu constater dans cette section que les réseaux constituent une forme organisationnelle à part entière. Leur objectif est de faire coopérer et collaborer des organisations en s'affranchissant de certains défauts inhérents aux structures de marchés et de hiérarchies tout en essayant soit d'en combiner les avantages, soit de développer des avantages spécifiques (Joly et Mangematin, 1995, De Vany & Walls, 1995, Josserand, 2007, Porter, 2011). Cette forme de structuration des groupes s'est beaucoup développée depuis les années 1980 au point que cette forme organisationnelle est parfois considérée comme un idéal (Gulati, 1998, Fulconis, 2003) Dans la partie suivante, nous effectuerons une comparaison des différentes catégories de réseaux inter- organisationnels afin de déterminer leurs caractéristiques, leurs avantages et leurs inconvénients, d'identifier les axes de recherche les moins explorés et de développer une focalisation sur une forme particulière d'entité réticulaire.