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Chapitre II. De l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel

AUTEURS DEFINITIONS

II. B.2. Deux processus complémentaires

La finalité de cette seconde section, après avoir intégré l’apprentissage individuel comme source de l’apprentissage organisationnel, est d’exposer la complémentarité existante entre ces deux niveaux d’apprentissage. L’intérêt est d’appréhender la place de l’individu et de l’interaction dans les mécanismes de passage de l’individuel au collectif. Au-delà d’une simple proposition, il s’agit de démontrer cette complémentarité et de situer l’individu dans les travaux sur l’apprentissage organisationnel.

L’apprentissage organisationnel est successivement décrit dans la littérature comme une adaptation (Cyert et March 1963, Cangolesi et Dill 1965, March et Olsen, 1976, Levitt et March 1988), une modification des théories d’action (Argyris et Schön 1974, 1996, Mitroff et Emshoff 1979) ou encore un développement de la base de connaissances, également appelé conversion sociale des connaissances (Duncan et Weiss 1978, Nonaka et Takeuchi 1995).

L’analyse de ces principales théories met en lumière deux vecteurs de l’apprentissage organisationnel, la routine et l’interaction, et leur fondement commun : la socialisation. Nous nous attachons à montrer dans quelle mesure ces deux piliers du processus d’apprentissage organisationnel sont fondés sur l’individu, ses actions et comportements, et ce quelque soit la perspective envisagée. L’intérêt de cette synthèse en deux approches complémentaires, basées sur les routines ou sur l’interaction est double : soutenir notre proposition de complémentarité et appréhender le processus sous-jacent, l’interaction sociale.

II.B.2.a. L’individu acteur des routines

La routine est une notion caractéristique de l’étude de l’organisation, de son fonctionnement, des processus de prise de décision ou encore de l’apprentissage. De nombreux travaux font appel à ce concept : Veblen 1899, March et Simon 1958, Cyert et March 1963, Argyris et Schön 1974, Nelson et Winter 1982 ou encore Levitt et March 1988. La routine est notamment mobilisée dans les travaux sur l’apprentissage par adaptation, dans une perspective holiste (Levitt et March) et sous la forme spécifique de routines défensives dans la théorie d’Argyris et Schön, dans une perspective individualiste. Notre propos est de présenter la routine comme l’un des fondements de l’apprentissage organisationnel et d’expliciter le rôle primordial de l’individu dans la création et l’adaptation de ces routines, et de l’interaction dans leur diffusion.

La routine revêt des définitions et des approches très différentes selon les auteurs. Veblen (1899) est un des premiers théoriciens à s’intéresser cette notion, qu’il rapproche de l’habitude (habit), produit de l’histoire et des institutions. Ces habitudes sont intériorisées par l’individu, qui les exprime quotidiennement et automatiquement : il ne les remet pas en cause et a certaines difficultés à s’en extraire42 (Lazaric 2000). Dans cette logique, Simon conçoit la routine comme opposée à la rationalité : l’habitude s’exprime sans même que l’individu ait eu le temps de considérer les choix possibles. Dans ce cadre, la routine n’est plus le fruit de l’histoire et du passé, mais une règle formelle, qu’il tente de modéliser dans les sciences artificielles43.

42 Lazaric (2000: 163): « They are [habits and routines] traditions of behaviour rarely questioned by the

individuals because they are anchored in cognitive and social automatisms »

Chapitre II. De l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel II.B. Interaction, apprentissage individuel et apprentissage organisationnel Mobilisant conjointement les mécanismes cognitifs et les connaissances tacites (et non plus seulement explicites), Nelson et Winter (1982) développent une perspective évolutionniste considérant l’entreprise comme « un portefeuille de routines », un répertoire de connaissances intégré dans la mémoire organisationnelle et activé au quotidien par les membres de l’organisation. Reprenant ces travaux, Levitt et March (1988 : 320) offrent une définition complète : « Le terme générique « routine » englobe les formes, règles, procédures, conventions, stratégies et technologies à partir desquelles se bâtissent et opèrent les organisations. Ce terme englobe également la structure des croyances, paradigmes, codes, cultures et connaissances qui soutiennent, élaborent et contredisent les routines formelles ». Le comportement de l’organisation est ainsi déterminé par les routines

existantes44 et par le passé45. Conçu au niveau individuel comme un mécanisme systématique de répétitions et de conditionnements, l’apprentissage béhavioriste est interprété au niveau organisationnel comme une adaptation, une modification des procédures et routines de l’organisation. L’apprentissage organisationnel basé sur les routines est un apprentissage par adaptation de l’organisation à l’environnement (adaptive learning, Shrivastava 1983)46. L’adaptation fait directement référence aux travaux de Cyert et March (1963). Ces derniers considèrent que l’entreprise réajuste ses buts en fonction de ses expériences, et ce selon trois phases : l’adaptation des objectifs, l’adaptation des règles « d’attention » (attention rules) qui assurent la prise en considération de certaines parties de l’environnement, l’adaptation des règles de « recherche » (search rules), basées sur l’expérience et les essais précédents. Dans ce cadre, l’approche est plutôt holiste et l’individu peu présent. Toutefois, les travaux de Cangelosi et Dill (1965 : 177), reprenant ceux de Cyert et March (1963) n’excluent pas l’individu « organizational learning occurs through individual and sub-group adaptation to

conflicting patterns of behaviour caused by these stresses ».

L’apprentissage s’effectue au gré de l’ajustement des routines et revêt un caractère incrémental. Le comportement de l’entreprise est basé sur un ensemble de procédures, de règles existantes, qui ne cessent d’évoluer, de se modifier au contact de l’environnement et des expériences passées. Deux mécanismes d’apprentissage sont envisagés (Levitt et March, 1988). Tout d’abord, le principe d’essai/erreur consiste en un changement lorsque l’utilisation de la routine mène à l’erreur. Ensuite, la recherche organisationnelle se fonde sur la prospection des routines adéquates à une situation précise et sur l’adoption de celle qui sera jugée meilleure, au détriment des autres.

44 Levitt et March (1988: 333): « organisational learning as an evolution of the routine processes in the

organisation over time »;

45 « Routines are based on interpretations of the past more than anticipations of the future » (p. 320).

46 « organizations adapt to changes in the environment by readjusting their goals, attention rules and search

Le principal obstacle de l’apprentissage par adaptation est la difficulté pour une entreprise de modifier les routines, de les faire évoluer même à un rythme très lent. Les expériences précédentes prévalent et les solutions adéquates par le passé ont tendance à être réutilisées dans des situations différentes. Cet obstacle à l’apprentissage peut être limité par l’existence de capacité d’absorption (absorptive capacity47 Cohen et Levinthal 1990). L’apprentissage par adaptation des routines semble considérer l’organisation comme sujet d’apprentissage. S’il est vrai que les membres de l’organisation n’ont pas un rôle explicite dans cette approche, l’individu n’en est pas complètement exclu. La routine demeure le fruit de l’expérience de l’individu et par conséquent émane des actions et décisions de l’individu. Non seulement la routine est créée par l’individu mais en plus elle est exécutée par ces derniers. Pour autant elle peut devenir indépendante des acteurs et donc se perpétuer indépendamment des changements de personnel. Les recherches plus récentes (Cohen et Bacdayan 199448, Edmondson et Moingeon 199849) proposent une conception individualiste et interprétative de la routine. Le comportement dépend de l’interprétation que fait un individu de son environnement. Les membres de l’organisation n’ayant pas conscience de la subjectivité de leur interprétation, leurs croyances partagées se renforcent mutuellement (Edmondson et Moingeon 1998). Cette dynamique d’auto-renforcement est présentée dans leur modèle (figure II.7) :

Figure II.7. Le renforcement des routines (Edmondson et Moingeon 1998).

47 Les capacités d’absorption consistent en: « the ability to exploit external knowledge is thus a critical

component of innovative capabilities. We argue that the ability to evaluate and utiliez outside knowledge is largely a function of the level of prior related knowledge. [Its] includes basic skills or even a shared language but may also include knowledge of the most recent scientifist or technological developments in a given field. Thus, prior related knowledge confers an ability yo recognize the value of new information, assimilate it, and apply it to commercial ends.” (Cohen et Levinthal 1990: 128).

48 Cohen et Bacdayan (1994: 555): « The properties of organizational routines arise from the way individuals

store and enact their parts in those routines ».

49 Edmondson et Moingeon (1998 : 13) « les routines sont créées et soutenues par les décisions et actions des

Développement des modèles mentaux

individuels

Processus d’interprétation dans

Chapitre II. De l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel II.B. Interaction, apprentissage individuel et apprentissage organisationnel Le concept de routine est fondateur de l’apprentissage par adaptation, comme une procédure standard créée, maintenue, et intégrée par les individus. Nous avons montré le rôle essentiel de l’individu et perçu le passage au niveau organisationnel par l’indépendance de la routine par rapport à un individu donné. Nous allons développer plus avant cette notion en exposant les travaux d’Argyris et Schön, qui s’intéressent à une catégorie particulière de routine : les routines défensives.

Argyris et Schön (1974) recourent également à la notion de routine, définie comme un répertoire de connaissances organisationnelles ou encore comme une procédure standardisée face à une situation donnée. Leurs travaux se concentrent plus particulièrement sur la notion de routines défensives, qui désignent « toute politique ou action qui évite aux individus, aux

groupes, aux intergroupes et aux organisations de connaître l’embarras ou la menace et qui les empêche en même temps d’en identifier et d’en atténuer les causes » (Argyris 1993 : 29).

Il convient de les distinguer des routines évoquées dans l’apprentissage par adaptation: inscrites dans une perspective individualiste, les routines défensives sont « actées » par les membres de l’organisation et sont envisagées dans le partage et l’échange.

Les individus créent des routines défensives, automatismes assurant leur « protection » et évitant les conflits, lorsqu’ils se trouvent dans une relation de pouvoir, de coalition ou de prises de décisions perçue comme gênante ou difficile. Ces procédures poussent les relations interindividuelles au statu quo, à la dissimulation des erreurs et bloquent l’apprentissage : « Les routines défensives font obstacle à l’apprentissage et sont

surprotectrices » (Argyris 1993 : 29). Elles confèrent à l’individu une capacité d’action.

Celui-ci est « un être de dessein », qui « crée, enregistre dans sa mémoire et en extrait les plans

qui lui indiquent comment opérer s’il veut parvenir à ses fins et agir en accord avec ses valeurs directrices » (Argyris 1993 : 30). L’apprentissage a lieu dans et par l’action. L’homme

est maître de son action, guidé par ses stratégies ou encore théories d’action, fondées sur un ensemble de valeurs et de schémas de pensée. L’individu dispose de deux théories d’action : d’une part la théorie professée (espoused theory action) qui regroupe les normes, valeurs de référence, croyances et attitudes affichées par l’individu et qu’il évoque pour expliquer ses actes ; d’autre part, la théorie d’usage (theory in use), intériorisée et tacite, est constituée des stratégies d’action intégrées dans les routines et sous-jacentes aux actions. Il existe souvent une dissonance entre les deux théories d’action, une divergence entre « ce que l’on dit » et « ce que l’on fait » (Argyris et Schön 1996, Antonacopoulou 2001).

L’apprentissage organisationnel devient possible lorsque les membres d’une organisation, confrontés à un problème, entament une investigation au nom de l’organisation.

Le déclencheur de l’apprentissage est le résultat de cette investigation : les individus constatent un écart entre les résultats espérés et obtenus et y répondent à en changeant la théorie organisationnelle d’usage. Lorsque des routines défensives sont mises en œuvre, l’apprentissage est en simple boucle. Les individus réagissent à l’écart de résultat par une simple modification des stratégies d’action mais pas des valeurs et paradigmes qui sous-tendent les théories d’action. Les théories d’usage et les défenses organisationnelles sont dans un mécanisme auto-entretenu et auto-renforcé (figure II.8).

Figure II.8. L’apprentissage en simple boucle (Argyris et Schön 1974)

Les routines défensives génèrent un apprentissage restreint, en simple boucle et constituent un frein à l’apprentissage productif. Le contexte organisationnel propice à l’apprentissage doit dès lors considérer les aspects culturels et expérientiels, issus des routines, du passé et de l’attitude défensive des individus. Ces éléments sont intégrés dans le contexte organisationnel, qui peut constituer conjointement un frein et un catalyseur à l’apprentissage organisationnel. Elles constituent un frein par le renforcement des habitudes (Levitt et March) et les comportements défensifs et réticents des individus (Argyris et Schön), et un catalyseur par la fédération autour d’objectifs communs, porteurs de sens (Senge 1990, Schein 1996).

La routine revêt ainsi un rôle d’intermédiaire, de support entre l’individu et l’organisation, révélant la complémentarité entre les apprentissages individuel et organisationnel. Elle est le résultat de l’expérience, des comportements et valeurs de

Théories d’action

Valeurs