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1. Mise en contexte historique

1.2 Artisans et ateliers de production

En Égypte pharaonique, un seul terme semble être utilisé pour désigner à la fois l’artiste et l’artisan. Cette distinction est donc le fruit de catégorisations purement occidentales et contemporaines. Même si on note une certaine hiérarchie parmi les types d’artisans, ou les productions artisanales, il ne semble pas y avoir, en Égypte pharaonique, une distinction, du moins évidente, de statut entre les artisans qui « créent » – que l’on pourrait nommer artistes, et ceux qui exécutent ou reproduisent.1 Les sources textuelles et les représentations

1 Pour plus d’information sur les artisans et leurs fonctions voir : Robins dans Wilkinson, 2010, p. 355-365 ; Eaton-Krauss, 2005 ; Robins, 2008a ; 2005 ; Shaw, 2004 ; Trigger, 2003 ; Vercoutter, 1993 ; Eyre, 1987 et Baines, 1994

suggèrent que les artisans des temples et de la cour royale – produisant des objets de luxe ou de nature sacrée, jouissent d’un statut plus élevé que celui d’artisans produisant des biens davantage utilitaires (meubles, vêtements, poterie à usage quotidien, etc.).1 Le titre de contremaître est, bien évidemment, le titre le plus élevé, parmi les artisans promus au rang d’administrateurs, et ce, toutes productions confondues.2

Les artisans représentés sculptant et peignant des statues sont, à quelques exceptions près, les seuls personnages d’ateliers identifiés par une « fiche » spécifiant leur nom et leur fonction. Cette personnalisation révèle leur statut supérieur à celui des forgerons, joailliers et charpentiers. Il semble que le prestige soit en relation directe avec l’importance symbolique du bien produit. Dans le cas des statues, par exemple, celles-ci, étant le pré- requis sine qua non à la perpétuation de la vie du commanditaire dans l'au-delà – puisqu’elle est produite à son effigie (voir chapitre 2), les sculpteurs qui les produisent semblent jouir d’un statut plus élevé.3 Dans un même ordre d’idée, le mot égyptien pour « peintre » est le même que pour « scribe », une profession qui possède sa part de prestige en Égypte ancienne – même si l’on note une certaine hiérachie au sein des scribes, puisque, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, l’écriture, comme la représentation, permet de donner vie, symboliquement à l’élément nommé ou représenté.

Même si les techniques et l’outillage sont, dans l’ensemble, assez simples, la production artistique ou artisanale est régie, et balisée, par un canon de représentation et des principes complexes et précis de décorum à maîtriser et respecter.4 Cependant, les sources

1 Un grand nombre d’artisans possédant un statut supérieur occupent simultanément un poste dans la prêtrise. Leurs portraits, sur leurs propres monuments, les représentent, tout comme les autres individus de haut rang, recevant des offrandes ou adorant des divinités, plutôt qu’exerçant leur profession d’artisan (Trigger, 2003 ; Shaw, 2004 et Eaton-Krauss, 2005)

2 Deux types de sources permettent de mieux saisir le statut des artisans. D’un côté, les passages écrits accompagnant les scènes d’ateliers provenant des tombes non royales de l'Ancien Empire; et de l’autre, les inscriptions des différentes périodes sur des stèles et statues dans les tombes appartenant aux artisans eux- mêmes (Shaw, 2004 ; Trigger 2003 ; Baines 1994 et Eaton-Krauss, 2005)

3 James et Davies, 1983

4 L’intervention du « patron » dans le processus créatif de l’oeuvre est équivoque. Une phrase parmi les titres et épithètes du sculpteur Bak, ayant travaillé pour Akhénaton, décrit son « art » comme « une discipline dans laquelle Sa Majesté elle-même l’aurait instruite ». Cette phrase peut être interprétée comme signifiant

écrites sont silencieuses quant aux critères de nature esthétique de la production artisanale. Des descriptions écrites peuvent préciser que les objets produits sont « beaux » – également un synonyme pour « parfait », « coûteux » – produit à partir d’un matériau précieux, et « large » (impressionnant). Cependant, ces adjectifs semblent avoir pour intention de refléter davantage le prestige de celui qui commissionne l’objet – ou son propriétaire (roi, membre de l’élite ou membre du clergé d’une divinité), que de qualifier l’habileté de celui qui le produit. Il n’était donc pas coutume chez les artisans de l’Égypte ancienne de réclamer le crédit de leur production. Les textes nous offrent très peu d’indices quant à l’attitude de l’artisan face à son propre talent ou habileté.1 Une chose semble certaine cependant, les innovations ont pour origine, et se disséminent, à travers les principaux ateliers royaux et des temples, soit par les artisans eux-mêmes, soit par l’intermédiaire de leur production, qui s’intègre toujours dans le cadre du canon de représentation – aux règles de stylistique et de symbolique bien précises).

Les artisans (autres que pour le tissage) semblent être systématiquement des hommes,2 généralement embauchés par une institution étatique (la royauté ou les temples).3 Des communautés spécifiques, abritant des travailleurs employés sur des projets de constructions royales, sont connues dès l’Ancien Empire et présentes dans les périodes successives. Le plus connu de ces villages est celui de Deir el-Medineh sur la rive ouest de

qu’Akhénaton aurait été personnellement responsable de la création de cet art au style radicalement différent. Toutefois, la phrase n’est non seulement pas unique au cas de Bak, mais également pas unique à la période amarnienne, et semble plutôt être reliée au rang ou titre de « contremaître des travaux », que Bak détient plutôt qu’à son rôle de sculpteur (Krauss, 1986 etEaton-Krauss, 2005)

1 Très peu de « signatures artistiques » sont attestées, contrairement à l’art occidental (depuis la Renaissance jusqu’à nos jours) ont été tentés d’associer des innovations stylistiques et iconographiques à des individus connus, comme cela a été fait pour certaines productions céramiques de la Grèce classique. Toutefois, les preuves fiables de ce phénomène sont quasi inexistantes (Warmenbol et Angenot, 2010 ; Tefnin, 1997 et Eaton-Krauss, 2005)

2 Comme c’est le cas pour d’autres professions, le fils tend à suivre les traces de son père, et se doit de passer par une période d’apprentissage (Trigger, 2003 et Eaton-Krauss, 2005)

3 On sait qu’au Nouvel Empire, le centre de culte du dieu Amon à Karnak (Thèbes) est la seule institution religieuse ayant possédé un très grand nombre d’ateliers. À cette période sont connus, de nom, un grand nombre d’artistes-artisans forgerons, charpentiers, sculpteurs et dessinateurs liés au temple (Robins dans Wilkinson, 2010, p. 355-365 ; Eaton-Krauss, 2005 ; Robins, 2008a ; 2005 ; Trigger, 2003 ; Vercoutter, 1993 ; Eyre, 1987 et Baines, 1994)

Thèbes (XXe dynastie) – site duquel provient une pièce de notre corpus.1 On a pu noter, cependant, des indices d’un travail de type « free-lance », peu commun, mais retrouvé à toute période. Sculpteurs et peintres peuvent être commissionnés pour un site ou un autre, sous ordre du souverain, avec une mission spécifique, telle la construction ou la décoration d’une tombe d’un membre de haut rang de l’élite.2

De plus, comme nous avons pu le voir plus haut, les fouilles d’Amarna ont permis de dévoiler la présence d’ateliers au sein des quartiers de la cité, produisant des biens utilitaires (poterie, vêtements, outils, etc.), mais également des biens de plus grande valeur symbolique tels des amulettes, des bijoux et des pièces de faïence. Il est possible que cette réalité soit applicable uniquement au cas d’Akhetaton.3 Cependant, il n’est pas à exclure que d’autres sites (Thèbes et sites régionaux) des périodes antérieures et postérieures hébergent également de tels ateliers, fonctionnant en parallèle avec la production standardisée officielle (royale et celle des temples). Le fait que des ateliers locaux existent

1 Le plus gros de l’information obtenue sur la vie des villageois nous provient de la période qui suit le rétablissement de la communauté après la période amarnienne. Le statut exceptionnel et privilégié des artisans travaillant à Deir el-Medineh dérive de leur association au souverain, puisqu’ils étaient responsables de l’excavation et de la décoration des tombes de la cour et de l’élite situées sur les falaises de Thèbes Ouest. Les débris du site ont fourni une grande quantité de documentation écrite concernant la vie quotidienne et les croyances religieuses de la communauté. Avant le Nouvel Empire, l’information que nous possédons sur la rémunération des artistes-artisans est limitée. L’étude des inscriptions et des représentations qui parfois les accompagnent, suggèrent que le paiement standard en biens (nourriture) est parfois supplémenté par un « salaire » payé en tissus de lin (une commodité d’importance à toute période). Le village de Deir el-Medineh, à la période ramesside, fournit une grande quantité d’informations sur les coûts des biens et le montant, en biens, des salaires. L’artisan régulier au service de l’état reçoit des rations mensuelles de grain, proportionnelles à sa profession et son rang. Tout surplus demeurant après la cuisson et le brassage de la bière dans chaque foyer peut être échangé à l’intérieur même de la communauté pour l’obtention d’autres biens. Les artisans peuvent travailler non seulement les uns pour les autres afin de produire des biens à échanger, ou alors, décorer la tombe de leurs collègues. Ils accumulent parfois du stock de production, comme on peut le voir, pas exemple dans la production de shawabtis (figurines de serviteurs symboliques accompagnant le défunt pour effectuer les tâches à sa place dans l’au-delà) dont il ne manque que le nom à ajouter lorsque la figurine est vendue/échangée (Eaton-Krauss, 2005 et Janssen, 1976, p. 17-19)

2 Le rôle des artisans, réunis à la capitale de Memphis, à l’Ancien Empire, semble avoir une grande importance dans le développement de la stylistique et du canon de représentation. En effet, les écrits confirment que certains artistes des ateliers royaux memphites sont envoyés par le roi afin de décorer, dans d’autres régions du pays, la tombe de certains notables, ou de produire, pour les dieux et leurs centres de cultes, de la statuaire, des reliefs et divers objets (Robins dans Wilkinson, 2010, p. 355-365 ; Eaton-Krauss, 2005 ; Robins, 2008a ; 2005 ; Vercoutter, 1993 ; Eyre, 1987 et Baines, 1994 ; Cooney 2006)

3 Sur les ateliers de productions amarniens voir : Laboury, 2010 ; Shaw, 1995b, p. 223-238 et Kemp, 2006 ; 1977, p. 123-139

en parallèle avec la production étatique, est soutenu, entre autres, par la prolifération de variations stylistiques émergeant avec la chute de l’autorité centrale à la 1e Période Intermédiaire. L’analyse détaillée des découvertes de certains sites dans le nord de la Haute-Égypte permet d’identifier des particularités iconographiques et paléographiques ayant évolué dans un isolement relatif durant les périodes subséquentes. Quand, au Moyen Empire, il y a recentralisation du pouvoir étatique, le contact est rétabli avec « l’art classique » de l’Ancien Empire, tel que représenté dans la nécropole de la région memphite. En quelques dizaines d’années, un style relativement uniforme se propage à nouveau à travers toute l’Égypte.

La statuaire, les reliefs et la peinture sont le fruit d’un travail d’équipe. Les esquisses de la décoration murale, par exemple, sont effectuées par des hommes appelés « artisans des contours » pour être ensuite gravées et taillées par des « sculpteurs de relief », puis peints. L’analyse de projets inachevés a révélé la présence de spécialistes. En effet, le talent d’un très bon sculpteur le qualifie à sculpter la tête et le visage du roi et des dieux. Il en est de même pour les peintres excellant dans la finesse du détail. Les artisans moins habiles ou moins expérimentés semblent tracer et peindre des sections plus larges de couleur unie en arrière-plan. Dans un temple, plusieurs équipes d’artistes et d’artisans pouvaient travailler conjointement, sous la supervision d’un ou plusieurs « maîtres », puisque les méthodes de production ne varient pas de façon importante. Les matériaux de base sont à la disposition de l’employeur, puisque l’exploitation des carrières et des mines, ainsi que l’importation de divers matériaux, sont sous le contrôle de l’État et redistribués, par la suite, aux temples et aux ateliers.1

Le terme iqdou est utilisé pour désigner les artisans responsables du travail de l’argile – maçons et potiers confondus. Les premiers sont nommés « maçons des murs » et

1 Les outils n’appartiennent généralement pas aux artisans qui les utilisent, mais sont la propriété de l’État ou du temple, fabriqués selon la nécessité (Robins dans Wilkinson, 2010, p. 355-365 ; Eaton-Krauss, 2005 ; Robins, 2008a ; 2005 ; Warmenbol et Angenot, 2010 ; Vercoutter, 1993 ; Eyre, 1987 et Baines, 1994)

les seconds « maçons en petit ».1 La céramique semble être produite à la fois dans le contexte domestique et dans le contexte d’ateliers de tailles variées. Les temples et les palais possèdent leurs propres ateliers de poterie à proximité d’ateliers produisant d’autres factures artisanales, telles la faïence.2