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Chapitre 1- Le développement et l’habitat

3. Une approche conceptuelle pour l’habiter

Le terme « habiter » appliqué à l'espace a longtemps été opposé, plus ou moins explicitement, à « produire ». D'un côté, Martin Heidegger et Eric Dardel ont apporté l'idée d'une projection de l'homme dans l'espace et d’une appropriation de l'espace par l'homme, ces deux mouvements portant des significations multiples à la fois cognitives et affectives, critiques et esthétiques. De l'autre, du côté de l'analyse structurale et Manuel Castells, l'espace a été produit par les grandes forces historiques dans lesquelles les individus et leurs habitats étaient pris et déterminés. (Ibid., Lévy & Lussault, p. 441) Du point de vue de la philosophie phénoménologique de Martin Heidegger, habiter est défini comme « la manière dont les mortels sont sur la Terre » (Heidegger 2004a, p. 142)143, comme un « trait fondamental de l’être-là humain». (Heidegger 2004b, p. 183)144

« L’habiter » chez Heidegger est alors l’irréductible condition des êtres humains en tant qu’habitants de la Terre, ou habitant la Terre. Cette orientation cosmologique est développée par Otto Bollnow (1963) dans son ouvrage Mensch und Raum, où l’espace habité est celui qui est investi émotionnellement. « La question est in fine celle de l’humanisation des milieux physiques par la sphère du symbolique (Berque 2000) et la manière dont les hommes confèrent du sens à la Terre et à la Nature. Ce questionnement ouvre notamment sur le rapport à l’environnement, différent selon les cultures et différent au cours du temps. » (Stock 2004, p. 2)145

Une autre filiation peut être retracée. Celle de la question de l’espace vécu et du rapport aux lieux et du sens des lieux (Frémont 1976 ; Frémont et al. 1984 ; Lévy & Lussault

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Martin Heidegger, Bauen, Wohnen, Denken, in Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Stuttgart, Klett-Cotta [1952], 2004, p. 139-156.

144

Martin Heidegger, « …Dichterisch wohnet der Mensch… », in Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Stuttgart, Klett-Cotta [1954], 2004, p. 181-198.

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Mathis Stock, 2004, L’habiter comme pratique des lieux géographiques, EspacesTemps.net, Textuel, [en ligne] disponible sur : http://espacestemps.net/document1138.html

2000). Elle a abouti à un traitement par les représentations spatiales et les valeurs assignées aux lieux, plus rarement par l’imaginaire géographique (Berdoulay, 1995 ; Debarbieux 1995 ; Debarbieux 1997). (Ibid., Stock, p. 2)

« La Terre reste [selon cette démarche] hors champ, ce sont les lieux géographiques — différents selon leur qualité et/ou leur identité — qui constituent le focus de l’investigation, mais non pas en tant que milieu, mais en tant que contexte des pratiques… ». (Ibid., Stock, pp. 2-3)

C'est au niveau des rapports au lieu que les avis divergent le plus chez les géographes. Pour les uns, les lieux habités font l'objet de pratiques intentionnelles, pour les autres les lieux habités sont ceux dans lesquels l'individu projettera son être en retour de quoi le lieu participera à la constitution de son être. (Ibid., Lussault & al. p. 165)

On peut cependant échapper aujourd'hui à cet antagonisme quelque peu improductif. En effet, le grand mérite de Heidegger est d'avoir conçu l'homme non plus en tant que sujet indépendant mais comme Dasein [l’être-là et l’être-au-monde]. Il s'ensuit que toute personne possède un mode d'être qui décide et conditionne a priori les caractères de son monde. (Schulz 1997, p.49). Cette structure Heidegger la nomme Raumlichkeit, et il précise que l'espace qui s'y rapporte est non pas une continuité abstraite mais une relation qualitative entre des lieux. (Heidegger 1960)146

Norberg-Schulz traduit Raumlichkeit par « présence », puisque l'on est in loco (dans le lieu) par le truchement de la mémoire, de l'orientation et de l'identification. Cette structure, valable en toute occasion et à n’importe quel moment, nous permet donc d'expérimenter aussi les lieux du passé dans leurs caractéristiques premières. C'est pourquoi la rencontre avec un lieu nouveau est une reconnaissance, et c'est ainsi que s'explique le sentiment de « déjà-vu » que suscitent les lieux doués d'une forte identité. (Ibid., Schulz, p. 48-49)

« Mémoire, orientation, identification, ces trois aspects concernent aussi bien les lieux naturels, donnés a priori, que les lieux artificiels [ou bâtis]147. L'accord, et donc

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Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tubingen, 1960; trad. fr. Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986.

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L’orientation se référant à l'espace, l'identification aux formes concrètes, la mémoire aux images emblématiques (Ibid., p. 49) ou aux paysages selon Sack : « Nombre de sociétés pré-modernes et sans écriture sont attachées à la terre; […] Cet attachement est encouragé par l’utilisation du paysage en tant qu’élément de la mémoire, dans une société orale qui doit tout se rappeler à son sujet et au sujet de ses

l'interaction, entre milieu naturel et milieu façonné par la main de l'homme [milieu bâti], constitue précisément le fondement de la compréhension.» (Ibid., p.49)

Un retour vers le sujet s’impose donc, dans la mesure même où le tissage de significations entre l’habitant et son habitat est issu de l’orientation, de l’identification et de la mémoire, de l’inscription d’un mode d’être. Si l’on considère le triptyque pratiques- perceptions-représentations, qui induit le fait que les pratiques engendrent des perceptions et des représentations et que ces dernières influencent les pratiques (Herourd 2007, p. 166)148, le concept de l’habiter a le mérite de combiner l’espace, pour la pratique concrète et quotidienne, le lieu, pour la perception dans le sens où il y a une signification, et le paysage, comme objet de représentation (figure 1-8).

Figure (1-8) : une représentation tripolaire de l’habiter.

pratiques. Par nécessité, le lieu doit être intimement lié à sa culture, ce qui est accentué par la tendance à estomper les distinctions entre la nature et la culture, entre les vivants et les morts. » (Sack 1997, p. 136). Robert David Sack, 1997, Homo Geographicus: A Framework For Action, Awareness, and Moral Concern, Baltimore, Johns Hopkins. Traduction in Brian S. Osborne, 2001, Paysages, mémoire, monuments et

commémoration : L’identité à sa place, Département de géographie, Université Queen’s, Kingston

(Ontario).

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Florent Herouard, 2007, Habiter et espace vécu : une approche transversale pour une géographie de

l’habiter, in : Thierry Paquot, Michel, Lussault, Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain, villes

territoires et philosophie, éditions La Découverte, Paris.

Environnement Bâti Lieu Espace Environnement Naturel Environnement Social Paysage HABITER Economie soutenable Economie soutenable Economie soutenable

Ce cadre conceptuel représente la base sur laquelle nous reviendrons pour une évaluation du projet de « développement » de nouveaux villages aux marais mésopotamiens. En effet, c’est à l’horizon de cette représentation que se dévoile l’essence de l’habiter comme aménagement tripolaire de la manifestation de l’art par l’assemblement de trois espaces : naturel, bâti et social. Par conséquent, « l'architecture, loin d'être une résultante des

actions de l'homme, concrétise au contraire le monde qui permet ces actions. Et parce

que les éléments constitutifs de ce monde sont qualitativement différents, ils ne peuvent être compris logiquement et sont exprimés poétiquement. » (Ibid., Schulz, p. 49)

Cette coexistence entre architecture et vie, telle que Schulz vient de le préciser, apparaîtra peut-être pour une autre version de la devise « Form follows fonction ». Pourtant, ce que Schulz entend par usage diffère radicalement du concept fonctionnaliste. De fait, il ne s'agit pas ici de fonctions particulières plus ou moins coordonnées, mais de moments qui acquièrent leur signification à partir de cette structure existentielle globale que représente l'acte d'habiter. D'une manière analogue, les formes architecturales ne sont pas autonomes mais conditionnées par un lieu pré-ordonné auquel participe la nature. (Ibid.)

Bilan

• De Stockholm à Rio jusqu’à Johannesbourg, la représentation du développement cherche toujours largement son existence. Une critique de la littérature souligne que la contradiction est une réalité essentielle des dimensions du développement.

• L’origine du mot « développement » correspond au processus de défaire. Celui est habituellement nécessaire ou consécutif au développement mais il n'en est qu'un aspect contradictoire. Et cet aspect contradictoire est, fondamentalement, une sorte de racine « autoritaire » du mot développement.

Le mot développement désigne l'action de (par exemple : productive, transformative, évolutive… etc.) ou le résultat de cette action (qualitative ou quantitative).

• Le développement dit « économique », paradoxalement, provoque des

transformations structurelles non qualitatives. Ainsi, le développement semble devenir impuissant et génère du désordre apparent.

• Le développement durable est partout invoqué, en partie défini, mais rarement analysé, dans les processus d’action et dans la réelle prise en compte des trois grandes composantes du concept et leurs contradictions.

• En appuyant sur le fait systémique la durabilité, nous le définissons comme un système ouvert qui adresse les besoins humains actuels, telle qu’une action contrôlée, pour répondre aux besoins futurs prédéfinis, prise par les acteurs économiques et sociaux dans un processus autoréférentiel qui permet à ce système de survie et d’évoluer dans son environnement.

• Après réflexion, pour mieux orienter le projet de « développement », du fait d’une compréhension différente selon les pays, les disciplines, et pour répondre à l’ambiguïté comme aux contradictions du développement durable, nous proposons un

déplacement épistémologique du concept de « développement » vers celui

d’« évolution » qui est plus sensible aux potentialités des cultures, au processus graduel d’avancement et à la « durabilité ».

• L’architecture de l’habitat selon cette compréhension représente la structure existentielle globale qui prend en compte l'acte d'habiter dans l’espace comme

pratique quotidienne, le lieu comme signification et le paysage comme

représentation, pour respecter l’identité de tel ou tel société ou territoire.

Enfin, dans un projet d’établissement humain durable, la prise en compte de l’espace, du

lieu et du paysage, suggère une maîtrise au triple plan physique (bâti), naturel et social. Pour ce faire, il indispensable de considérer à la fois la localisation des installations humaines, en rapport avec une connaissance profonde des ressources du territoire, mais aussi l’organisation du système socioéconomique, facteur essentiel d’implantation, cela étant une question fondamentale. Les deux parties (appropriation et réappropriation du territoire avant et après la crise d’assèchement des marais), qui suivent le chapitre (repères historiques et géographiques), reposent sur l’analyse de ces aspects pour déterminer les facteurs importants, pour qualifier les relations, et enfin pour constater les effets du projet proposé par le gouvernement.