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Apports des documents judiciaires à nos connaissances sur la literacy :

PREMIÈRE PARTIE Sources L’écriture de la justice A INTRODUCTION AUX SOURCES DU HAUT MOYEN ÂGE HISPANIQUE

B. REMARQUES SUR LA PRATIQUE DE L’ÉCRIT AU NORD-OUEST DE LA PENINSULE IBÉRIQUE

3. Apports des documents judiciaires à nos connaissances sur la literacy :

L’étude des pratiques judiciaires apporte des informations précieuses sur les pratiques de l’écrit, qui pour cette période a été presque exclusivement envisagé par l’historiographie en tant que preuve judiciaire de la propriété d’un bien.

La résolution des conflits produit un grand nombre de documents écrits. Selon le moment du litige et celui de sa résolution, on rédige des types d’actes différents. Certains sont directement liés à d’autres formes scripturales : ainsi des paiements judiciaires rédigés sous forme de donation, d’échange, d’achat ou de vente. Mais certains autres ont un caractère spécifique, propre au seul contexte judiciaire. Pour certains, ce sont des documents qui cherchent à garantir la continuité du processus de résolution : ce sont les placita (accords), qui vont donner à l’écriture un rôle majeur dans l’exercice de la justice.

On trouve parfois dans ces documents une prédominance d’éléments de formulaire qui sont récurrents au fil des siècles : c’est souvent le cas dans les « serments », ou les « confessions », qui montrent une grande continuité dans la manière d’appréhender, de résoudre et d’exprimer les conflits dans la société hispanique. D’autres documents, comme les « plaids », ou de nombreuses « transactions », tout en maintenant certaines formules, ont une dimension narrative forte, qui laisse un vaste espace ouvert à la liberté du scribe, que nous pouvons alors considérer comme auteur et non plus comme simple copiste de formules préexistantes.

Cette diversité est non seulement le signe d’une grande richesse typologique, mais elle révèle aussi les différentes façons de situer et de structurer un document dans la société de l’époque. Les « plaids » peuvent provenir de scriptoria plus développés, dotés de plus grands moyens : il s’agit en effet de documents plus volumineux, qui exigent une construction plus réfléchie à laquelle participait certainement plus d’une personne. Sans compter que ce document en résume d’autres, ce qui laisse penser que lors de la rédaction, son auteur avait sous les yeux d’autres textes issus de la résolution. Autrement dit, ce sont des documents rédigés bien après les faits, ce sont des récits, qui exigent une expression active de la part du rédacteur ; il ne s’agit plus dans ce cas de se borner à recopier des formules.

D’autres documents contiennent des informations judiciaires, mais n’ont pas eu besoin d’être établis par un scribe ou un scriptorium particulier. Ils ne véhiculent pas beaucoup de renseignements, ou alors, seulement indirects et lointains : c’est le cas des « transactions », « directement » et « indirectement judiciaires » qui rendent compte des modalités d’une donation, d’un échange, achat ou vente. En tête du document, l’exposé des motifs comporte des références judiciaires qui peuvent tenir en deux mots, ou en plusieurs lignes parfois. Entre

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ces deux extrêmes, les documents rédigés au moment du processus de résolution du conflit, « confessions », « placita » ou « serments » relient directement la dimension orale à la dimension écrite dans les formes de résolution d’un conflit.

Les documents judiciaires ne répondent à aucune directive instituée par quelque

scriptorium que ce soit ; ils procèdent des pratiques de l’écriture, d’une tradition commune. Il

n’y a pas de modèle standard, pas de contrôle ni de hiérarchie composée d’officiers et d’agents chargés de viser les produits écrits dans la sphère judiciaire. Nous ne connaissons pas non plus, dans le nord-ouest de la Péninsule de système particulier de validation ou d’authentification des documents, qui pourrait indiquer un haut niveau de spécialisation de l’écriture. Pourtant, les diverses pratiques judiciaires ne produisent pas seulement des documents probatoires de la propriété d’un bien.

Un litige ne donne pas lieu à un ou deux documents simples, assortis d’un acte dispositif ; bien d’autres peuvent apparaître, qui finissent par être compactés en résumés où se multiplient définitions, références et contre-références, signe d’un processus complexe dans la mise par écrit, qui ne se contente pas de garantir le résultat de la partie gagnante.

Un grand nombre de ces documents a pour bénéficiaires des institutions ecclésiastiques ; mais ils reflètent aussi une intense activité dans le monde laïque, qui a lui aussi sa propre production scripturale et prouve ainsi une dimension que nous avons trop souvent refusée aux laïcs, qu’ils soient de haute ou de basse extraction. Leurs documents nous ont permis de découvrir bien des anonymes, ceux des parties perdantes qui ont, malgré tout laissé de nombreuses traces de leur activité et aussi et surtout, de leur relation au texte écrit.

Nombreux sont aussi ceux qui accèdent au texte sans intermédiaire et nous voyons comment le texte écrit entre peu à peu dans le quotidien de la société. En effet, il ne s’agit pas d’étudier un document selon l’angle exclusif de la capacité à écrire, mais de tout élément susceptible de faire voir la personne derrière l’écrit. On découvre ainsi directement un premier fait : la capacité à lire, dont les juges pourraient constituer le meilleur exemple, puisqu’il s’agit là de personnes qui ne sont pas spécifiquement représentatives d’une institution ou d’une société en particulier, mais qui devaient avoir couramment recours à la lecture et pas seulement pour déchiffrer les documents présentés devant le tribunal252. Il ne semble pas que

252 Nous n’avons guère d’exemples permettant de déterminer un tant soit peu l’aptitude des juges à lire et à

écrire. Un de ceux-ci est néanmoins exceptionnel, celui du frater Munnio iudex qui rédige une donation, Liii 541 (990) pour le roi Vermudo. Cela étant, nous avons ici affaire à quelqu’un qui évolue dans l’entourage du roi, sans compter que l’on s’adresse quand même à lui avec le titre de frater, qui paraît indiquer un état ecclésiastique. Mais la majorité des juges étaient des laïcs. Quant à leur capacité à lire les pièces d’un procès, on ne nous en dit pas grand-chose, puisque, lors de la présentation des preuves, on ne trouve pas de verbe indiquant

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cette aptitude ait été obligatoire chez les juges, mais il y a tout lieu de penser que nombre d’entre eux savaient lire, sans être nécessairement issus de la sphère ecclésiastique. Le sayon, par devant qui signent les engagements de présentation des parties en litige devant le juge, d’obéissance au verdict ou aux demandes de paiement, est au plus près du document au moment de sa rédaction ; les témoins déclarants ou signataires d’un document se trouvent également au contact direct des textes; il y a aussi diverses catégories de scribes, tous partie prenante à la rédaction des divers documents issus d’un procès, depuis le simple accord jusqu’au « plaid », qui exigeait probablement une personne de plus grande compétence, souvent assistée d’autres copistes et secrétaires ; les clercs, présents aux serments et aux ordalies ; enfin, bien sûr, toutes les personnes impliquées dans la résolution d’un conflit, qui est une procédure publique. La notion de literacy implique donc de nombreuses personnes. N’oublions pas non plus que le document, avant d’être souscrit par les intéressés, était lu en public. Ainsi et par-delà la masse de documents qui servaient de titres de propriété (aux mains des petits monastères, comme des petits propriétaires), tout porte à croire que le texte écrit était très présent dans la vie quotidienne de la société du haut Moyen Âge dans le nord-ouest de la peninsule Ibérique.

la présence des juges en train de lire les documents présentés – quelques exceptions mises à part comme dans le document Gui 183 [998-999] : Et dum legerunt ipsi iudices et intellexerunt omnia… ou dans Lu2 3 (922) où l’on voit deux juges lisant les documents et déterminant leur véracité et leur légitimité : … et perexquiserunt eos

iudices qui lex gotica docent Elcino Quendulfiz, Ioacinus Cartemiriz et invenerunt eos legitimos et idóneos et adhuc desuper auctorgarunt eos… En revanche, nous pouvons nous valoir de leur apprentissage pour les

considérer comme proches des textes écrits – les juges, en effet, devaient avoir reçu une formation, ou développé quelques compétences, même si les situations varient beaucoup : DAVIES, Windows on Justice, 149. Roger Collins est du même avis, au vu du grand nombre de documents judiciaires qui attestent de la continuité des procédures juridiques des Wisigoths. Il en conclut que l’enseignement et l’éducation, peut-être moins poussés qu’aux siècles précédents, avaient tout de même atteint le monde judiciaire et à plus forte raison, les juges. COLLINS, « Literacy and the laity », 129.

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