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2 δ’antithèse retenue par le biais du recours au normativisme et la nouvelle définition du problème relatif au principe de l’État social

49. δ’appréciationΝ doctrinaleΝ deΝ laΝ « faiblesse normative »Ν duΝ principeΝ deΝ l’‐tatΝ social est fondée sur des arguments critiquables dont il convient à présent de souligner les défaillances. Il importe dès lors de suivre la méthodologie normativiste afin de démontrer que le principe de l’‐tatΝsocialΝn’estΝpasΝunΝprincipe de force programmatique mais qu’ilΝs’agit d’un principe

obligatoire.

50. La reconsidérationΝduΝprincipeΝdeΝl’‐tatΝsocialΝ à travers le prisme du « normativisme » permet de dépasser définitivement tant la distinction entre règles et principes (i), que la considération d’une inefficacité duΝ principeΝ deΝ l’‐tatΝ socialΝ ΧiiΨέΝ χinsi,Ν ilΝ estΝ possibleΝ deΝ recentrer le problème traité dans la présente étude qui porte sur la recherche des « limites » de l’habilitationΝduΝlégislateurΝissueΝduΝprincipeΝdeΝl’‐tatΝsocialΝΧiiiΨέΝ

i - Le dépassement de la distinction entre règles et principes

51. Définir le « normativisme » permet de mettre en évidence comment la distinction entre règles et « principes » lui est étrangère. IlΝs’agiraΝdeΝla première étape d’une critiqueΝàΝl’encontreΝ de la thèse classique de la « faiblesse normative » des normes sociales. χvantΝd’opérerΝune déconstruction de la « fausse distinction » entre règles et principes, il convient de rappeler certaines positions au fondement de la méthodologie normativiste.

52. Inscrire la présente étude dans le cadre de la conception « normativiste » relève d’unΝchoixΝ méthodologique,ΝsoitΝd’unΝchoixΝlié à la question scientifique de savoir « comment » on acquiert

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connaissance des « normes juridiques »67. Le « normativisme », est un courant spécial du

« positivisme juridique » quiΝs’inscritΝdansΝla volonté de construire une science du droit sur le modèle des sciences de la nature68. Dans la continuité du mouvement lancé par Auguste Comte,

l’objectifΝduΝpositivisme juridique était de libérer le discours sur le droit de la métaphysique. La méthodologie positiviste se limite par conséquent à décrire le droit positif comme un objet cognitif à travers des méthodes formalistes impliquant une neutralité axiologique69. Elle se

distingue ainsi du « jusnaturalisme » qui vise à rechercher le « juste » à travers le prisme de la morale,ΝdeΝl’idéologieΝetΝduΝ« droit naturel ».

53. Le « normativisme » fait en particulier référence à la « théorie pure du droit » établie par Hans Kelsen. Par le biais de celle-ci, le juriste autrichien a défendu une approche méthodologique du droit qui, se fondant exclusivement sur la science juridique, se débarrasse de tout élément issu de la morale70 ; mais aussi de la science politique, de la sociologie, de la

psychologieΝ etΝ deΝ l’histoire71. En se fixant un tel objectif, la théorie pure se distingue

notamment de deux autres écoles positivistes établies par des juristes allemands au XIXe siècle :

l’écoleΝ deΝ laΝ pensée historique menée par Savigny et l’écoleΝ psychologique fondée par Bierling72. Le normativisme renvoie à la conception la plus stricte du positivisme qui écarte

tout aspect extra-juridiqueΝdeΝl’analyseΝduΝdroit,ΝallantΝenΝcelaΝ àΝl’encontreΝd’uneΝtendanceΝ majoritaire parmi les juristes73.

67 Constantin STAMATIS, Argumenter en droit, Publisud, 1995, p. 9. Panagiotis PAPANIKOLAOU,

Méthodologie du droit civil et interprétation des contrats, Ant. N. Sakkoulas, 2000, p. 1, p. 29 (en grec). Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2016, p. 3. Jean-Louis BERGEL, « Méthodologie juridique », in Denis ALLAND, Stéphane RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 1020.

68 Eric MAULIN, « Positivisme » in Denis ALLAND, Stéphane RIALS, Dictionnaire de la culture juridique,

op.cit., p. 1171.

69 Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op.cit., p. 3, p. 25. 70 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, traduction par Charles EISENMANN, L.G.D.J., 1999, p. 78 : « La

science du droitΝneΝsaisitΝlaΝscienceΝduΝdroitΝqu’enΝtantΝqu’elleΝestΝmatièreΝdeΝnormesΝjuridiques,Νc’est-à-dire en tant qu’elleΝestΝrégléeΝparΝdeΝtellesΝnormes ; par cette raison, elle représente une interprétation normative des faits en question », p. 115 : « ω’est précisément par cette tendance anti – idéologique qui est la sienne que la théorie pure duΝdroitΝs’affirmeΝuneΝvéritableΝscienceΝduΝdroitέΝωarΝilΝyΝdansΝlaΝscience,ΝenΝtantΝqueΝconnaissance,ΝlaΝtendanceΝ immanente à dévoiler la réalité de son objet νΝl’idéologie au contraire dissimule la réalité, soit en la transfigurant dansΝl’intentionΝdeΝlaΝconserver,ΝdeΝlaΝdéfendre,ΝsoitΝenΝlaΝdéfigurant,ΝdansΝl’intentionΝdeΝl’attaquer,ΝdeΝlaΝdétruireΝ etΝd’yΝsubstituerΝuneΝautreέΝSemblableΝidéologieΝaΝsesΝracinesΝdansΝla volonté et non dans la connaissance ».

71 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, op.cit., p. 9 : « Pourquoi se dénomme-t-elle elle-mêmeΝuneΝthéorieΝ‘pure’Ν

duΝdroitΝςΝω’estΝpourΝmarquerΝqu’elleΝsouhaiteraitΝsimplementΝassurerΝuneΝconnaissanceΝduΝdroit,ΝduΝseul droit, en excluantΝdeΝcetteΝconnaissanceΝtoutΝceΝquiΝneΝseΝrattacheΝpasΝàΝl’exacteΝnotionΝdeΝcetΝobjetέΝ‐nΝd’autresΝtermes,ΝelleΝ voudrait débarrasser la science du droit de tous les éléments qui lui sont étrangers. Tel est son principe méthodologie fondamental ».

72 Panagiotis PAPANIKOLAOU, Méthodologie du droit civil et interprétation des contrats, op. cit., p. 10. 73 Charalabos ANTHOPOULOS, Xenofon KONTIADIS, Georges KATROUGALOS, Giannis TASOPOULOS,

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54. δaΝprésenteΝanalyseΝn’estΝpasΝuneΝétudeΝsurΝleΝnormativisme et ne prétend pas, dès lors, argumenter pour prouver qu’ilΝ s’agitΝ deΝ l’écoleΝ méthodologiqueΝ laΝ plusΝ fiableέΝ PlusieursΝ auteurs74 ont déjà traité la même question de manière très convaincante. Ils démontrent que le

normativisme permet de déconstruire les « faux dilemmes » et de se focaliser sur des questions pertinentesΝenΝseΝdébarrassantΝd’élémentsΝétrangersΝauΝdroitέΝ σotreΝanalyseΝs’appuieΝsurΝlesΝ

postulats du normativisme, ce qui nous semble être le moyen le plus adéquat de dépasser les nombreux problèmes auxquels la doctrine a été confrontée en étudiant la question sociale. 55. Les principales positions normativistes prises en compte dans le cadre de notre étude sont relatives àΝl’« interprétation »ΝdesΝnormes,ΝsoitΝl’acteΝparΝlequelΝleΝdestinataireΝdeΝlaΝnormeΝ

connaît sa signification75. ToutΝd’abord,ΝleΝnormativisme abordeΝd’uneΝmanièreΝspécifiqueΝleΝ

rôle du juge enΝ tantΝ qu’organeΝ deΝ contrôleΝ deΝ laΝ conformité des normes. En respectant strictement la non-dérivabilité du normatif à partir du factuel, il défend une théorie de la nature

deΝl’objetΝ(ontologie)Νstipulative selon laquelle il est possible de connaître les phénomènes qui

nous donnent accès aux significations normatives76έΝPourΝlaΝthéorieΝnormativiste,ΝlaΝnormeΝn’estΝ

pas produite par la volonté, maisΝestΝseulementΝlaΝsignificationΝd’unΝacteΝdeΝvolontéΝprescritΝparΝ le droit77έΝ‐nΝmatièreΝd’interprétation des normes, le normativisme s’oppose ainsi à l’écoleΝ

« réaliste » selon laquelle l’interprétationΝn’estΝqu’unΝacte de volonté78.

56. Le normativisme comme le réalisme qualifientΝl’analyseΝsémantiqueΝdesΝnormesΝopéréeΝparΝ le juge, organe habilité à effectuer leΝ contrôleΝ d’« interprétation authentique ». Celle-ci se distingueΝdeΝl’interprétationΝréaliséeΝparΝdesΝindividusΝnonΝhabilitésΝpourΝcetteΝtâcheΝ- la doctrine - en ceΝqu’elleΝproduitΝuneΝnorme79έΝParΝoppositionΝàΝl’interprétationΝdeΝlaΝdoctrineΝquiΝpeutΝêtreΝ vraie ou fausse,Νl’interprétationΝauthentiqueΝneΝpeutΝêtreΝcritiquéeΝdeΝlaΝmêmeΝmanièreΝdansΝlaΝ

mesure où elle est la « concrétisation »Νd’uneΝnorme ; soit la productionΝd’uneΝnormeΝspécialeΝ surΝ leΝ fondementΝ d’uneΝ normeΝ générale80. Dans le cadre de notre étude, la concrétisation

réalisée par le juge désigne l’interprétationΝauthentique81.

74 Précisément sur ce sujet, voir : Otto PFERSMANN, « Arguments ontologiques et argumentation juridique », in

Otto PFERSMANN, Gérard TIMSIT, Raisonnement juridique et interprétation, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 10, p. 14. Xavier MAGNON, « En quoi le positivisme - normativisme - est-il diabolique ? », RTD civ., n° 2, 2009, p. 269.

75 Panagiotis PAPANIKOLAOU, Méthodologie du droit civil et interprétation des contrats, op. cit., p. 33. 76 Otto PFERSMANN, « Arguments ontologiques et argumentation juridique », op.cit., p. 14.

77 Xavier MAGNON, Théorie(s) du droit, op. cit., p. 35.

78 Olivier JOUANJAN, « La théorie des contraintes juridiques de l'argumentation et ses contraintes », Droits, vol.

54, n° 2, 2011, p. 27.

79 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., p. 340, p. 341.

80 Otto PFERSMANN, in Louis FAVOREU et alii, Droit constitutionnel, op. cit., p. 101. 81 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, op.cit., p. 340.

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57. La différence principale entre le normativisme et le réalisme tient au fait que pour le premier courant,Νl’interprèteΝauthentiqueΝne crée pas le droit mais choisit une solution parmi plusieurs

solutions possibles que la norme générale implique82έΝω’estΝjustementΝparceΝqueΝl’interprétationΝ

est un acte de connaissance et non de volontéΝdeΝl’organeΝd’applicationΝqu’ilΝneΝs’agitΝpasΝd’uneΝ création libre de droit par le juge.

58. Dans le cadre du normativisme, la concrétisation àΝlaquelleΝprocèdeΝl’interprèteΝauthentiqueΝ est envisagéeΝdansΝlaΝperspectiveΝd’unΝsystème hiérarchique et dynamique de normes. Pour la théorieΝnormativiste,ΝuneΝnormeΝsupérieureΝdétermineΝtoujoursΝlesΝconditionsΝd’apparitionΝd’uneΝ norme inférieure. ω’estΝseulementΝlaΝ« validité » de la norme qui compte pour qu’elleΝait des conséquences,Νc’est-à-direΝleΝfaitΝd’êtreΝproduite sur un fondement valide. ω’estΝd’ailleursΝpourΝ cetteΝraisonΝqueΝceΝcourantΝadmetΝqu’une norme concrétisée puisse comporter un défaut sans pour autant perdre sa validité83έΝTelΝestΝleΝcasΝlorsqu’uneΝnormeΝirrégulièreΝn’estΝpasΝannuléeΝ

par le juge. Elle est alors annulable mais pas nulle. La validité du système repose en dernier lieu sur une Norme fondamentale. En France et en Grèce, on appelle « Constitution » l’ensemble de normes suprêmes queΝl’onΝsupposeΝdéjàΝdonnéΝdansΝleΝsystème84.

59. Partant de cette brève exposition des principaux postulats du normativisme quant à l’interprétationΝdesΝnormes,ΝilΝconvientΝdeΝdémontrerΝqueΝces dernières sont inconciliables avec la distinction entre règles et « principes » que nous avons présentée antérieurement85. La raison

en est que d’aprèsΝlaΝthéorieΝnormativiste,ΝilΝn’existeΝpas de normes non obligatoires : toutes étant entendues comme des « énoncés déontiquement modalisés », la validité ne peut pas être distinguée de la normativité86. δaΝnormativitéΝn’estΝpasΝuneΝdonnée variable parmi les normes

d’unΝsystèmeέΝ

60. Dans la perspective du normativisme, les « principes » ne peuvent être conçus ni comme des normes générales qui orientent la jurisprudence, ni comme des normes non écrites. Le fait que les juristes appréhendent les « principes » comme des normes distinctes des règles ne

82 Otto PFERSMANN, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation », Revue française de

droit constitutionnel, 2002, n° 50, p. 279, p. 294, p. 300-302.

83 Otto PFERSMANN, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation », op.cit., p. 308. 84 δaΝ σormeΝ fondamentaleΝ neΝ s’identifieΝ pasΝ àΝ laΝ ωonstitution,Ν carΝ cetteΝ dernièreΝ enΝ tireΝ saΝ validitéέΝ VoirΝ

notamment : Otto PFERSMANN, « Hiérarchie des normes », in Denis ALLAND, Stéphane RIALS, Dictionnaire

de la culture juridique, op.cit., p. 779, p. 780.

85 Voir supra, p. 21.

86 Otto PFERSMANN, « Pour une typologie modale de classes de validité normative » ; Jean-Luc PETIT, « La

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signifieΝ pasΝ queΝ cetteΝ distinctionΝ soitΝ vraieέΝ ω’estΝ leΝ choixΝ d’uneΝ ontologieΝ quiΝ conditionneΝ l’argumentation νΝnonΝl’inverse87. Il convient, enΝl’espèce, d’envisagerΝlesΝ« principes » dans le

cadreΝd’uneΝontologieΝhiérarchiqueΝenΝargumentantΝàΝl’encontreΝd’uneΝtelleΝdistinctionέΝ

61. S’agissantΝdesΝ« principes directeurs » deΝlaΝjurisprudence,ΝonΝretrouveΝl’idéeΝdeΝϊworkinΝ selon laquelle les principes permettent aux juges de résoudre les questions qui se posent à eux par la conciliation, alors que les règles entraînentΝlaΝmiseΝàΝl’écartΝd’autresΝrèglesέΝϊansΝleΝcadreΝ de la théorie normativiste, les principes ne peuvent impliquer des solutions différentes des règles pour la simple raison qu’ilsΝneΝpeuventΝêtreΝvéritablementΝdifférenciésΝd’ellesέΝOn le sait, l’ontologieΝhiérarchiqueΝdétermineΝlaΝvalidité de tous les énoncés de la même manière en la conditionnant à une production normative fondée sur une norme supérieure. Tant que les

principes relèvent du même fondement que les règles, aucune distinction entre les deux n’estΝ

admissible.

62. ϊeΝmanièreΝidentiqueΝqu’àΝl’égardΝdesΝrègles,ΝleΝjugeΝn’aΝpas, dans le cas des principes, plus deΝlibertéΝdansΝlaΝrechercheΝd’uneΝsolutionΝappropriéeέ Cela résulte du fait que dans les deux situations,ΝsaΝvolontéΝestΝlimitéeΝauΝchoixΝd’uneΝsolutionΝparmiΝplusieurs solutions admissibles de concrétisation de la norme supérieure. δ’ontologieΝhiérarchiqueΝpermetΝdeΝcomprendreΝlaΝ

pondération faite par le jugeΝcommeΝl’attributionΝd’uneΝcertaineΝlibertéΝdeΝchoixΝassortie,ΝenΝ général,Ν d’uneΝ obligationΝ deΝ justification88 ; sans toutefois que cette libertéΝ s’assimileΝ àΝ laΝ création de droit. δeΝnormativismeΝadmetΝqu’ilΝexiste toujours une marge discrétionnaire du juge quant au choix de la solution finale, mais jamais une solution « inventée » par le juge. En revanche, la théorie proposée par Dworkin attribue un « pouvoir créateur »ΝàΝl’interprète89.

63. La seule justification d’uneΝdifférenciationΝentreΝprincipes et règles réside dans le constat que les principes sont dans la plupart de cas des normes générales et indéterminées. Or, ilΝs’agitΝ d’uneΝpropriété qui relèveΝdeΝleurΝcontenuΝetΝn’aΝaucuneΝconséquenceΝsurΝleurΝvalidité. Le critère du degré de précision des énoncés devrait être retenu non pour identifier telle ou telle catégorie de normes, mais pour apprécier les différentes conséquences que leur consécration emporte90.

87 Otto PFERSMANN, « Arguments ontologiques et argumentation juridique », op.cit., p. 14.

88 Otto PFERSMANN, « Arguments ontologiques et argumentation juridique », op.cit., p. 32, 33 : « Une

pondérationΝn’estΝautreΝchoseΝqueΝl’obligationΝd’introduireΝuneΝhiérarchisationΝentreΝplusieursΝconditionsΝouΝentreΝ plusieurs conséquences. Elle peut être plus ou moins contraignanteΝc’est-à-dire attribuer au décideur un plus ou moinsΝgrandΝdegréΝdeΝlibertéΝdeΝchoixέΝδaΝthèseΝdeΝϊworkinΝn’introduitΝaucuneΝpondérationΝmaisΝunΝencadrementΝ rigide pour tout cas possible puisque tout problème possède une solution et une seule ».

89 Michel TROPER, « Les juges pris au sérieux ou la théorie du droit selon Dworkin », Droit et société, n° 2, 1986,

p. 41.

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La seule conséquence porte sur le fait que plus la formulation de la norme est vague et indéterminée,ΝplusΝleΝnombreΝdeΝsolutionsΝpossiblesΝs’accroîtΝpourΝl’interprèteΝauthentiqueέΝ 64. ω’estΝdansΝlaΝmêmeΝperspectiveΝqu’ilΝconvientΝde traiter un second cas, celui des « principes non écrits » qui comblent les lacunes du droit91. Les lacunes du droit trouvent leur justification

si on considère que les normes indéterminées sont équivalentes aux normes incomplètes. Or, la positionΝselonΝlaquelleΝleΝdroitΝpeutΝcomporterΝdesΝlacunesΝheurteΝl’idéeΝdeΝcomplétude du droit qui régit la théorie normativiste92. L’idéeΝ mêmeΝ deΝ lacunesΝ duΝ droitΝ présupposeΝ queΝ

l’interprétationΝdeΝlaΝnormeΝsoitΝunΝacteΝdeΝvolontéΝdeΝl’organeΝd’application93έΝPourΝl’écoleΝ

réalisteΝdeΝl’interprétation,Νla dernière position est admissible puisqueΝl’interprétationΝfaitΝleΝ droitέΝ ‐nΝ revanche,Ν pourΝ laΝ théorieΝ normativiste,Ν c’estΝ leΝ droitΝ quiΝ faitΝ l’interprétationΝ etΝ l’indéterminationΝaugmenteΝsimplementΝlesΝsolutionsΝpossiblesΝdeΝconcrétisation94.

65. ϊèsΝ lors,Ν l’ontologieΝ hiérarchiqueΝ nousΝ permetΝ d’écarterΝ laΝ distinctionΝ entreΝ règlesΝ etΝ « principes » et la conception selon laquelle les derniers seraient des normes plus « faibles » que les règles. Puisque leur validité estΝaffirméeΝàΝl’appuiΝdesΝmêmesΝcritèresΝde production que ceux des règles, les principes sont également obligatoires pourΝlesΝorganesΝdeΝl’‐tatέΝIlΝconvientΝ à présent de préciser dans quelle mesure la même affirmation est pertinente au regard, en particulier, du principeΝdeΝl’EtatΝsocial.

ii - Le dépassement de l’inefficacité du principe de l’État social

66. IlΝ n’estΝ pasΝ possible d’appréhenderΝ leΝ principeΝ deΝ l’‐tatΝ socialΝ enΝ tantΝ queΝ principe

obligatoire sans dépasser la conception selon laquelle il s’agitΝd’unΝprincipe inefficace. Une telle conception se fonde non seulement sur une assimilation des droits sociaux aux droits qui fondent des obligations positives non contrôlables, maisΝaussiΝsurΝl’absenceΝdeΝsensΝspécifique deΝl’« Etat social » qui ne signifie alors rienΝd’autreΝqu’unΝordreΝjuridiqueΝcontenantΝdesΝdroits

91 Philippos SPIROPOULOS, δ’interprétationΝdeΝlaΝωonstitution, op. cit., p. 1.

92 Hans KELSEN, Théorie pure de droit, op. citέ,Ν pέΝ βζη,Ν βζθέ«Ν τnΝ saisitΝ ainsiΝ l’idéeΝ essentielleΝ deΝ cetteΝ

argumentation μΝelleΝestΝqueΝl’applicationΝduΝdroitΝenΝvigueurΝconsistantΝàΝconclureΝduΝgénéralΝauΝparticulierΝneΝ serait logiquement pas possible dans des cas où la première nécessaire, la norme générale, ferait défaut. Cette idée estΝfausseΝcarΝelleΝreposeΝsurΝlaΝméconnaissanceΝduΝfaitΝqueΝlorsqueΝl’ordreΝjuridiqueΝn’établitΝpasΝl’obligationΝd’unΝ individuΝd’adopterΝuneΝcertaineΝconduite,ΝilΝpermet la conduite contraire ». Lire également, Otto PFERSMANN, « Lacunes et complétude » in Denis ALLAND, Stéphane RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, op.cit., p. 911, p. 912 : « Un système forme par exemple est sémantiquement complet si chaque énoncé vrai (ou valide) est généralement dérivable dans ce système ».

93 Benoît PLESSIX, Droit administratif général, op. cit., p. 51.

94 Otto PFERSMANN, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation », Revue française de

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sociaux95έΝω’estΝenΝcontestantΝchacuneΝde ces deux positions séparémentΝqu’ilΝdevientΝpossibleΝ

deΝdéconstruireΝleΝlienΝentreΝleΝprincipeΝdeΝl’‐tatΝsocialΝetΝsa prétendue inefficacité dans la lignée de la théorie normativiste.

67. Le premier aspect de ce lienΝreposeΝsurΝl’idéeΝqueΝlesΝdroitsΝsociauxΝfondentΝdesΝobligations

positives quiΝneΝpeuventΝfaireΝl’objetΝd’unΝcontrôleΝàΝdéfautΝd’habilitationΝduΝjugeΝàΝcontrôler

une carence législative. ϊ’aprèsΝlaΝvisionΝclassique,Νl’inefficacité des droits sociaux est due à l’absenceΝd’applicabilité directe ; soit la permissionΝaccordéeΝàΝl’individuΝdeΝsaisirΝleΝjugeΝsur le fondement de la norme supra -législative, mêmeΝ àΝ défautΝ d’uneΝ interventionΝ législativeΝ préalable. Si les droits sociaux étaient directement applicables, le juge serait habilité à contrôler l’omissionΝlégislativeΝetΝempièteraitΝainsiΝsystématiquementΝsurΝlaΝcompétenceΝduΝlégislateurΝ de créer des prestations. Conformément à la distinction suggéréeΝparΝJellinek,Νl’applicabilité

directe ne pose pas le même problème pour les droits-libertés, car ils fondent notamment des obligations négatives pour le législateur. Celui-ci étant obligé de ne pas intervenir dans la sphère deΝl’individu, le contrôle ne pose alors aucun problème.

68. Afin de déconstruire la position deΝ l’inefficacité des normes sociales, il convient tout d’abordΝde relativiser leur absence d’applicabilité directe. Il est question, en particulier, de différencier les ordres juridiques ici examinés deΝl’ordreΝjuridiqueΝallemandέΝχdmettreΝqueΝleΝ législateurΝn’aΝpasΝd’obligations positives non seulement en matière de droits sociaux, mais plus

généralement deΝdroitsΝconstitutionnels,ΝestΝuneΝnécessitéΝaussiΝbienΝenΝ‑ranceΝqu’enΝύrèce.

ωontrairementΝ àΝ l’χllemagne,Ν cesΝ deuxΝ ‐tatsΝ n’ontΝ pasΝ consacréΝ deΝ recours direct

d’inconstitutionnalité96. IlΝ s’ensuitΝ qu’enΝ ‑ranceΝ etΝ enΝ ύrèce, l’ensembleΝ desΝ droitsΝ

constitutionnels, indépendamment de leur sens exact, habilitent le législateur à agir afin de

concrétiser leursΝénoncésέΝIlΝn’estΝpasΝappropriéΝd’examinerΝlesΝobligationsΝduΝlégislateurΝavant qu’ilΝagisse (« réserve de la loi »).

69. IlΝs’ensuitΝqueΝlaΝcarence desΝlégislateursΝfrançaisΝetΝgrecΝneΝpeutΝêtreΝcontrôléeΝs’agissantΝ deΝl’ensemble des droits constitutionnels et non seulement des droits sociaux. En France et en Grèce, la concrétisation des droits constitutionnels peut être contrôlée sur le fondement des droitsΝconstitutionnels,ΝmaisΝseulementΝd’uneΝmanière négative. De ce point de vue, les droits constitutionnels sont des normes qui disent ce que le législateur « ne peut faire »Νlorsqu’ilΝfaitΝ

95 Voir supra, p. 28 et s.

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usage de son habilitation, soit des normes consacrant des obligations négatives. Par conséquent, leΝdébatΝautourΝdeΝl’applicabilité directe desΝdroitsΝconstitutionnelsΝs’appuie, pour ces deux Etats, sur une question inopérante97.

70. La question qui se pose, ensuite, est celle de savoir dans quelle mesure cette assertion entraîne le constat de l’inefficacité des droits sociaux. En réalité, l’absence d’applicabilité

directe des droits sociaux ne signifie pas forcément que ces derniers sont inefficaces. La présente analyse admet, àΝl’instarΝdeΝlaΝdoctrineΝdominante, que le législateur est seulement

habilité et nullement obligé à produire des normes sur le fondement des droits sociaux.