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Analyse de la diffusion mondiale de la surveillance: entre phénomène social et phénomène juridique

Introduction générale

Paragraphe 1: Analyse de la diffusion mondiale de la surveillance: entre phénomène social et phénomène juridique

67. La diffusion de la surveillance dans nos sociétés doit être comprise pour ce qu’elle est vraiment. Elle est en premier lieu un phénomène social et sociologique (A). Par l’émergence des lois relatives à la protection de l’informatique et des libertés, elle est devenue progressivement un phénomène juridique (B).

A. La diffusion de la surveillance dans les sociétés contemporaines

68. La diffusion de la surveillance est d'abord un fait social. Elle ne suit pas un plan linéaire, et ne va pas du simple au complexe mais à l’inverse: du complexe - par l'éclosion de la surveillance de manière éparse - , au simple: le phénomène de surveillance diffuse. Ainsi que le rappelle Gabriel Tarde, dans son livre intitulé les lois de l'imitation, il faut toujours considérer dans l'analyse d'un fait social, que l'hétérogène est antérieur à l'homogène151. L’étude du phénomène de surveillance diffuse passe alors dans un premier temps par l’évocation de quelques repères historiques agrémentés de la littérature du Parlement européen (1). Ce bref point historique permettra la mise en lumière, dans un second temps, de la filiation de la surveillance au phénomène technique, entendu comme étant tout ce que nos sociétés industrielles ont englobé sous la notion de progrès technologique et de ce qu'il engendre (2).

Notamment: Jacques Ellul, Martin Heidegger, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Hannah Arendt, Kant, Max Weber,

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ou encore plus récemment : Lucien Sfez, Jean-Claude Guillebaud, Dominique Bourg, Serge Latouche, Patrick Chastenet, L'Encyclopédie des Nuisances, Peter Sloterdijk, Jean-Luc Porquet.

« La loi de différenciation intervient donc ici. Mais il n'est pas inutile de faire remarquer que l'homogène sur lequel

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elle s'exerce, sous trois formes superposées, est un homogène superficiel, quoique réel, et que notre point de vue sociologique nous conduirait, par le prolongement de l'analogie, à admettre dans le protoplasme des éléments aux physionomies très individuelles sous leur masque uniforme, et dans l'éther lui-même, des atomes aussi caractérisés individuellement que peuvent l'être les enfants de l'école la mieux disciplinée. L'hétérogène et non l'homogène est au cœur des choses. Quoi de plus invraisemblable, ou de plus absurde, que la coexistence d'éléments innombrables nés co-éternellement similaires ? On ne naît pas, on devient semblables. Et d'ailleurs la diversité innée des éléments, n'est-ce pas la seule justification possible de leur altérité ? ». in, TARDE Gabriel, Les lois de l'imitation – Étude sociologique,

1. De quelques repères historiques nécessaires: la surveillance ou l’informatisation progressive de l’activité de renseignements

69. L’idée d’une surveillance technicisée, informatisée, s’est lentement instillée dans nos sociétés. Fortement liée à l’activité de renseignements des Etats, la surveillance permet d’obtenir des informations à l’encontre d’une catégorie de population, présentée comme à risque, mais également de combattre un ennemi en temps de guerre, ou de profiter d’un avantage concurrentiel dans le domaine économique. Ainsi que l’écrit Thomas Bausardo, « le renseignement a toujours été une donnée fondamentale de l’art de gouverner. Depuis l’institutionnalisation et la bureaucratisation de véritables administrations du et de renseignement au sein des Etats tout au long du XIXe siècle, il est une des caractéristiques fondamentales de la modernité politique152 ».

70. L’informatisation de l’activité de renseignement trouve son origine dans la coopération entre la US Navy des Etats-Unis et le Government and Cypher School de l’Angleterre pendant la Seconde Guerre Mondiale153. Le 17 mai 1943, les Etats-Unis et l’Angleterre encadrent cette activité en signant un accord de coopération : le British-U.S. Communications Intelligence Agreement154

(BRUSA). Avec la guerre froide, les préoccupations concernant le renseignement en temps de guerre glissent vers une course à l’obtention et à l’accès aux informations économiques, à l’intelligence économique155. C’est dans ce cadre que le traité UKUSA156 (United Kingdom –

BAUSARDO Thomas, « Quel passé pour Prism et Snowden ? », Vacarme 2014/1 (n°66), p. 142 - 157, p. 145, En

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ligne: https://www.cairn.info/revue-vacarme-2014-1-page-142.htm (dernière consultation: 5 mars 2018)

De cette collaboration, on retiendra particulièrement le déchiffrement par Alan Turing du code employé dans le cadre

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des messages allemands transmis via ENIGMA, une machine électromagnétique portable servant au chiffrement et déchiffrement d’informations.

The British-U.S. Communications Intelligence Agreement (BRUSA), 17 Mai 1943, En ligne: http://

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discovery.nationalarchives.gov.uk/details/r/C11536914 (dernière consultation: 5 mars 2018). Ce traité permettait l’obtention et l’accès à des informations et des renseignements dont les sources étaient des signaux électromagnétiques.

La notion anglaise de « communications intelligence » contenu dans les intitulés des accords BRUSA et UKUSA va

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plus loin que la seule intelligence économique. En effet, l’Agence de Sécurité Nationale Américaine (NSA) vient définir cette notion comme étant « une activité industrielle permettant la recherche et l’interception globale de toutes

communications (électroniques) étrangères ». Cette définition est contenue dans un document top secret déclassifié en

2015 et intitulé : National Security Council Intelligence – Directive n°6 – Signals Intelligence, et datant du 17 février 1972, p. 1-2, En ligne: https://fas.org/irp/offdocs/nscid-6.pdf (dernière consultation: 5 mars 2018). Pour autant, il a bien été démontré que suite à la guerre froide, l’intérêt majeur des États-Unis à poursuivre sa recherche électronique de communications était d’obtenir un avantage concurrentiel important, voire une position quasi dominante sur le marché économique. Pour une étude plus poussée de cette affirmation, voir : CAMPBELL Duncan, Development of

surveillance technologye and risk of abuse of economic information – Part. 2/5 : The state of the art in communications Intelligence (COMINT) of automated processing for Intelligence purposes of intercepted broadband multi-language leased or common carrier systems, and its applicability to COMINT targetting and selection, including speech recognition, Working Document for the STOA Panel, Luxembourg, Octobre 1999, et spécialement p. 17 – 18.

The United Kingdom – United States Communications Intelligence Agreement (UKUSA), 5 Mars 1946, En ligne:

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United States Communications Intelligence Agreement) voit le jour en 1951. Ce nouvel accord permet d’étendre la liste des pays signataires157 et d’envisager une surveillance technicisée. Cet accord envisage en effet le passage de l’obtention de renseignements d’origine électromagnétique à la possibilité d’obtenir des informations et des renseignements dont les sources proviennent de toutes formes de communications. En réalité, ces deux accords ont permis de jeter les premières bases du réseau Echelon, le système global d’interceptions des communications privées et publiques révélé par Duncan Campbell en 1988158. Avec l’élargissement progressif des acteurs du réseau d’interception Échelon, l’intérêt pour le renseignement, et plus particulièrement pour la surveillance technicisée ne cesse de s’accroître. Les dépenses en recherche et développement des différents pays membres du UKUSA159, puis plus globalement de l’ensemble des pays occidentaux et des entreprises augmentent de manière exponentielle en matière de technologies, d’innovations et de progrès techniques. Interception et recherches automatisées de communications électroniques, amélioration des communications (course à l’espace et lancement des premiers satellites de communications), création de l’ARPANET qui évoluera quelques années plus tard en phénomène Internet, intelligence économique sont autant de nouvelles utilisations et de nouveaux usages technologiques permis par la production d’équipements toujours plus sophistiqués.

71. La technicisation de l’activité de renseignement, puis de la police et de la surveillance a été relevée très tôt par le Parlement européen. Le 6 janvier 1998, son bureau d'évaluation des options techniques - Scientifical and Technological Options Assessment (STOA)160 - a publié un rapport

L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada sont considérés comme des pays partenaires au Pacte UKUSA Cet

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accord a d’ailleurs été rendu public en 2010 et est disponible dans les archives nationales anglaises, En ligne: http:// www.nationalarchives.gov.uk/ukusa/ (dernière consultation: 5 mars 2018).

CAMPBELL Duncan, Somebody's listening – They've got it taped, The New Statesman, 12 août 1988, p. 10 – 12,

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E n l i g n e : h t t p : / / w w w. d u n c a n c a m p b e l l . o rg / m e n u / j o u r n a l i s m / n e w s t a t e s m a n / n e w s t a t e s m a n - 1 9 8 8 / They%27ve%20got%20it%20taped.pdf (dernière consultation: 5 mars 2018)

Une étude écrite par Duncan Campbell en 1999 pour le S.T.O.A. démontre que depuis les prémices de l’interception

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de communications électroniques, les moyens d’intercepter les communications ont considérablement évolué, allant jusqu’à employer pour la première fois le concept de surveillance de masse. Cette amélioration des systèmes d’interceptions de communication est due aux dépenses en recherche et développement : 15 à 20 milliards d’euros dépensés par les pays anglo-saxon du traité UKUSA chaque année. CAMPBELL Duncan, Development of surveillance

technology and risk of abuse of economic information – Part. 2/5 : The state of the art in communications Intelligence (COMINT) of automated processing for Intelligence purposes of intercepted broadband multi-language leased or common carrier systems, and its applicability to COMINT targetting and selection, including speech recognition,

Working Document for the STOA Panel, Luxembourg, Octobre 1999, et spécialement p. 6.

Le S.T.O.A. est un service de la direction générale des recherches du Parlement européen chargé de mener, sous la

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direction d'un groupe de députés européens, des études sur les aspects techniques et scientifiques des politiques communautaires.

d'évaluation des technologies de contrôles politiques161. Ce rapport s'intéressait particulièrement au rôle et aux fonctions des technologies de contrôle politique, incluant dans sa grille d'analyse les innovations et tendances récentes162, ainsi que l'évolution des technologies de surveillance163. Les premières pages de ce rapport sont particulièrement éclairantes quant au développement de la surveillance technicisée. Les auteurs s’inquiètent ainsi de « la prolifération rapide et pratiquement incontrôlée des dispositifs de surveillance et de ses fonctions tant pour le secteur privé que le secteur public164 ».

72. Plus que les simples dispositifs de surveillance, l’Union européenne recommande de soumettre « toutes les technologies, opérations et pratiques de surveillance à: (i) des procédures garantissant la responsabilité démocratique; (ii) des codes de bonne pratique conformes à la législation sur la protection des données personnelles afin de prévenir des abus ou des erreurs délibérées; (iii) des critères convenus sur ce qui constitue des cibles de surveillance légitimes, et ce qui ne l’est pas, et comment ces données de surveillances sont stockées, traitées et partagées165 ». Ces qualificatifs liés à la surveillance - technologiques, opérationnels et pratiques - sont importants pour la bonne compréhension du concept de surveillance, et attestent de l’interêt d’analyser la notion de technique, telle qu’entendue par Jacques Ellul et Martin Heidegger. Bien que la surveillance représente une opération, ainsi qu’une pratique, elle est aujourd’hui fortement liée à la technique, à la technologie, et plus globalement au progrès.

2. La filiation de la surveillance au phénomène technique

73. A l’occasion de son rapport de 1998166, le bureau d’évaluation des options techniques du Parlement européen a souhaité définir les concepts opérants, et spécialement la notion même de technologies. Selon ce dernier, « le concept de technologies recouvre des interprétations diverses et

WRIGHT Steve, An appraisal of technologies of political control, S.T.O.A., Working document, PE 166.499, 6

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Janvier 1998, En ligne: http://aei.pitt.edu/5538/1/5538.pdf (dernière consultation: 5 mars 2018)

Notamment au regard de la globalisation, de la militarisation des équipements de police, de la convergence des

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systèmes de contrôle déployés au niveau mondial, des dérives possibles.

Incluant les nouvelles formes d'interceptions de communications au niveau local, national et international, ainsi que

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la création d'outils de reconnaissance et de traçage humain. Ce rapport s’intéressait également aux innovations liées au contrôle des foules, l'émergence des prisons gérées de manière privatisées, l'utilisation de la science et des technologies à des fins d'amélioration des modes d'interrogatoires de prisonniers et de tortures.

WRIGHT Steve, Op. Cit., p. 3

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Ibid.

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Ibid.

variées. (…). La définition adoptée, pour la bonne conduite de ce travail, englobe non seulement « le hardware » (…); mais également les standards et procédures d'exploitations associés, les programmes, les compétences et les techniques (le software ou la partie logicielle) ; ainsi que toutes formes connexes d'organisations sociales et humaines rationalisées, les systèmes et les réseaux (le liveware) de n'importe quel programme de contrôle politique. En d'autres termes, il ne suffit pas de décrire le progrès dans un sens purement technique, il est aussi nécessaire de considérer ces technologies comme des facteurs sociaux et politiques167 ». Ainsi que le démontre cette définition du Parlement européen, la technologie ne peut pas se limiter à une simple conception limitée d’appareils, d’instruments informatiques et de systèmes informatisés. Elle doit plutôt s’entendre comme tout ce qui a été permis par les avancées de la science et les innovations de la recherche dans un temps donné et dans une société donnée. En cela, cette définition impose un regard analytique du concept de technique, entendu comme étant tout ce que nos sociétés industrielles ont envisagé sous la notion de progrès technologique et de ce qu'il engendre. Connectées à la surveillance contemporaine, cette définition de la technologie et l’analyse du phénomène technique permettront de comprendre pourquoi et comment elle a pu connaître une diffusion aussi importante dans nos sociétés.

74. La critique de cette notion s'est d'abord développée avec la révolution industrielle à l'encontre du développement de l'urbanisation, de l'industrialisation croissante permise par le machinisme, des progrès de la Science, de l'hypertrophie de l'appareil d’État, et de son pendant : la bureaucratie168. Des principaux penseurs de la technique moderne et du progrès169, les ouvrages

WRIGHT Steve, Op. Cit., p. 1

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Les premières protestations contre la technique, et spécialement contre la généralisation de l'utilisation des machines

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dans l'industrie textile, eurent lieu en Angleterre avec le mouvement des Luddites en 1811 - 1817. Pour comprendre ce mouvement : BOURDEAU Vincent, JARRIGE François, VINCENT Julien, Le passé d'une désillusion : les luddites et

la critique de la machine, Actuel Marx 1/2006 (n° 39) , p. 145-165, En ligne:

http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-145.htm (dernière consultation: 5 mars 2018), ou encore : SALE Kirkpatrick, La révolte luddite –

Briseurs de machines à l'ère de l'industrialisation, Traduit de l'anglais par Célia Izoard, Editions L'échappée, Collection

Dans le feu de l'action, 2006. C’est seulement quelques années plus tard que des oeuvres littéraires et intellectuelles critiquant ce sujet vont se multiplier. Voir en ce sens THOREAU Henry-David, Walden ou la vie dans les bois, Traduction de Louis Fabulet, Éditions Gallimard, Collection L'imaginaire, 1990 (rédigé en 1854 et qui prône un retour à la nature) ; MARX Karl, Le Capital, critique de l'économie politique, Presses Universitaires de France, Collection Quadrige Grands Textes, 2009 (publié en 1867 et où Marx évoque l'asservissement des individus que porte en son sein l'industrialisation et le machinisme). On pourrait même évoquer ici la satire du monde industrialisé dépeinte par Charlie Chaplin en 1936 dans sa comédie intitulée Les Temps Modernes. Voir également: WEIL Simone, Réflexions sur les

causes de la liberté et de l'oppression sociale, Les Éditions Gallimard, Collection Idées, 1955 (Première édition en

1934).

Que sont Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Ivan Illich, Lewis Mumford, Martin Heidegger et ses disciples:

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récents170 renvoient principalement aux critiques développées par Jacques Ellul171 et par Martin Heidegger172 ; soit en ne faisant référence à seulement l'un d'entre eux173, soit en opérant une mise en opposition de leurs thèses respectives174. Il faut préciser que les textes fondateurs de ces deux critiques de la technique sont publiés la même année175, soit en 1954176. Sans doute, la pensée de Martin Heidegger est-elle complexe et ses commentateurs sont rarement d'accord entre eux. Concernant son analyse de la technique, on pourrait néanmoins retenir que selon lui « la technique n'est pas la même chose que l'essence de la technique177 », et que « l'essence de la technique n'est absolument rien de technique178 ». L'essence de la technique est selon Heidegger l'arraisonnement (le Gestell) de l'homme par la technique. Pour comprendre cette notion, il faut reprendre l'illustration qu'en donne Heidegger : « la centrale électrique est mise en place sur le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission179 ».

Voir par exemple SERIS Jean-Pierre, La technique, Presses Universitaires de France, 2000, WEYEMBERGH

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Maurice, J. Ellul et M. Heidegger. Le prophète et le penseur, in. TROUDE-CHASTENET Patrick (sous la direction de.), Sur Jacques Ellul – un penseur de notre temps, Éditions L'esprit du temps, Collection Philosophie, 1994, ou encore PORQUET Jean-Luc, Jacques Ellul – L'homme qui avait (presque) tout prévu, Editions Cherche Midi, Collection Documents, 2012

Voir les trois livres majeurs sur la technique de Jacques Ellul : La technique ou l'Enjeu du siècle, Armand Colin,

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1954 ; réédition Economica, 1990. Le Système Technicien, Calmann-Lévy, 1977 ; réédition, Le Cherche-Midi, 2012. Le

Bluff Technologique, Hachette, 1988 ; réédition Hachette Littératures, collection « Pluriel », 2004

HEIDEGGER Martin, Essais et conférences - La question de la technique ; traduction par André Préau, Éditions

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Gallimard, Collection Tel, 1988, P. 9-48 Voir SERIS Jean-Pierre, Op. Cit.

173

Voir PORQUET Jean-Luc, Op. Cit.

174

ELLUL Jacques, La technique ou l'Enjeu du siècle, Armand Colin, 1954 ; réédition Economica, 1990 ;

175

HEIDEGGER Martin, Essais et conférences - La question de la technique ; traduction par André Préau, Éditions Gallimard, Collection Tel, 1988, P. 9-48

Ainsi que le précise Jean-Luc Porquet, « entre eux, donc, nulle influence mutuelle. Par la suite, l'un et l'autre se sont

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regardés en chiens de faïence : Ellul n'aime guère les philosophes, pas plus Heidegger que les autres, à qui il reproche d'agiter des concepts trop éloignés du réel. De son côté, Heidegger n'apprécie guère la démarche d'Ellul, qui d'après lui reste prisonnier du Gestell puisqu'il utilise une méthode sociologique qui relève de la science ». In. PORQUET

Luc, Op. Cit., p. 317. L'auteur vient résumer plus loin la définition du Gestell, notion chère à Martin Heidegger. Jean-Luc Porquet écrit : « Qu'est ce que le Gestell ? C'est ici que commencent les difficultés. Certains le traduisent par

« arraisonnement », d'autre préfèrent ne pas traduire le terme. En quoi consiste le Gestell ? Pour l'illustrer, Heidegger prend l'exemple d'une centrale hydroélectrique sur le Rhin et note que le fleuve y est réduit au rôle de réservoir d'énergie qu'on capte, stocke et redistribue. Le Rhin est donc « arraisonné » par la technique. Et cela vaut pour la nature entière, l'homme y compris : elle et lui ne sont plus considérés que comme stock d'énergie, élément d'un circuit, matière première. En heideggerien dans le texte, cela donne quelque chose comme : la technique réduit l'être aux seuls étants convocables aux exigences de l'utilitaire… Mais le Gestell est, plus profondément, la force qui fait que l'homme, après avoir longtemps vu la nature comme l'expression d'un mystère, la soumet désormais à l'examen de la raison et de la volonté » in. PORQUET Jean-Luc, Op. Cit.,p. 318.

Op. Cit. p. 9 177 Ibid. 178 Ibid. p. 14 179

75. L'analyse de Jacques Ellul, quant à elle, reconnaît que la modernité de nos sociétés laissent une place prépondérante à la technique180. Pour situer le phénomène technique, Ellul vient poser quelques repères en le définissant par défaut. La technique ne peut être réduite à la machine, au progrès technologique, ou encore à la science, et même la science appliquée. L'auteur précise ensuite ce qu'il entend par la technique moderne : « Le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace. Car on est actuellement passé à la limite dans les deux sens. Ce n'est plus aujourd'hui le moyen relativement le meilleur qui compte, c'est-à-dire comparé à d'autres moyens également en action. Le choix est de moins en moins affaire personnelle entre plusieurs moyens appliqués. Il s'agit en réalité de trouver le moyen supérieur dans l'absolu, c'est-à-dire en se fondant sur le calcul, dans la plupart des cas181 ». Et d'ajouter, « nous voyons que cette double intervention dans le monde technique qui produit le phénomène technique peut se résumer comme « la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines ». C'est ce « one best way » qui est à proprement parler le moyen technique et c'est l'accumulation de ces moyens qui donne une