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Le texte à l’épreuve de la violence

2. La mise en texte de la violence dans Un été de cendres

3.2 Amnésie et / ou négation de soi

L’engagement politique et littéraire excite/ nécessite le travail de la pensée qui justement se désagrège en dehors d’une anamnèse critique. La lutte contre la violence devient la lutte de la mémoire contre l’oubli, ceci explique la réitération de la phrase : « non au pardon et non à l’oubli ». Cette technique mise en œuvre par la romancière est au service de la thématique et de la visée idéologique réclamant la répétition.

Le narrateur inaugure son récit au temps du présent de l’indicatif avec un verbe d’action « ouvrir », pour donner l’impression que le moment qu’il partage avec le lecteur se réalise encore. Le roman commence ainsi :

« Soukeïna ouvre la boite à lettres (…). Elle sait aujourd’hui comme les autres jours elle n’en retirera pas grand-chose. Peut-être rien », (p.5) Juste après, un participe passé « finis les temps heureux » exprimant une action passée dans le temps, le narrateur proclame qu’avant cet épisode, voire le début du récit, l’héroïne vivait des temps heureux. Elle en parle longuement dans « Les Années Rouges ». A partir de ce moment tragique, nous allons assister au déroulement d’événements pénibles. C’est une anamnèse qui va du présent vers le passé où l’auteure devient une mémoire vivante "qui se veut une mémoire collective".

3.2.1 Pourquoi la lettre ?

« Soukeïna ouvre la boite à lettres », c’est la phrase qui chapeaute et ouvre le roman. La boite aux lettres qui s’ouvre, c’est une métaphore de la mémoire. En laissant remonter les souvenirs, « la boite à lettres » ou la lettre est conçue, dans ce cas précis, comme une métaphore de la mémoire, servant d’alibi de va et vient incessant dans le temps (analepse) : temps présent, temps passé, dérouler l’histoire. L’intrigue est rejetée à l’extérieur de la narration : l’assassinat de Hassan a eu lieu avant l’histoire racontée.

- « qu’attend-elle ? Qu’espère-t-elle ? Personne ne lui écrira et elle n’écrira à personne. Ses amies ne savent plus si elle est vivante ou morte. Pour quelles raisons alors, ouvre-t-elle et ferme-t-elle la boite aux lettres ? Elle ne le sait pas elle-même. Peut-être ce rituel lui donne-t-il l’illusion d’exister, qu’elle n’a pas changé et ressemble toujours aux autres ? », (p.7)

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C’est, la mémoire qui va se laisser raconter. Le narrateur omniscient va maintenant, après l’ouverture de la boite à lettres, avec l’imparfait dérouler les instants qui ont précédé l’ouverture de la boite à lettres.

- « Finis les temps heureux » où elle prenait plaisir à lire (…) elle avait l’impression que le monde entier lui appartenait », (p.5)

- « Finis les temps heureux où elles accueillaient avec plaisir ce mois de l’année très particulier (mois de carême) », (p.75)

Remarquons que tout le récit est organisé en dichotomie : le temps passé heureux et le temps présent douloureux. Cette structure binaire va engendrer un facteur à la fois distinctif et significatif, dans Les jumeaux de la nuit. C’est un voyage dans le temps passé pour expliquer la tragédie de son destin. Là aussi, l’emploi de l’imparfait n’est pas fortuit, son rôle est de marquer un fait permanent ou habituel dans le passé. Prenons comme exemple ces phrases explicites que nous estimons explicites :

« Ces moments là étaient à elle. Personne ne pouvait les lui voler. Elle respirait, écrivait, existai. (…), Elle rangeait les lettres dans un cartable noir », (p.6)

« Elle (Safia) était au service des Choukar depuis de nombreuses années et secondait Soukeïna dans les taches ménagères. Amine et Jamel l’appelaient Mama Safia parce qu’elle les avait connus bébés et elle disait mes enfants », (p.16)

Dans la même page, nous relevons une transition vers un autre niveau de récit marqué par un changement dans le temps. Par le passage au passé simple, le narrateur nous plonge au cœur de l’action qui renvoie à tout un système de fonctionnement lors de cette barbarie qui s’est abattue sur l’Algérie des années 90. En effet, la population a connu une terrible errance, à cause des menaces reçues, elle perd biens et adresse. Le peuple se retrouve, alors, exilé dans son propre pays :

« À la tombée de la nuit elle quitta le domicile familiale en compagnie de ses deux fils. A dater du quatre mai 1992, elle n’eut plus d’adresse, puisqu’elle n’eut plus le droit de révéler la nouvelle. Pourtant sitôt finie sa journée de travail, elle ne peut s’empêcher d’ouvrir et de refermer sa boite aux lettres »,(p.6)

Selon H.Weinrich, les verbes au passé simple constituent le premier plan de l’action. En quelque sorte c’est l’armature de l’action, ou la pierre angulaire du récit. Le passé simple sert à inscrire nettement les actions dans une chaîne cause-conséquence,

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permettant d’organiser le sens global des événements en cours. Par ailleurs, nous signalons la présence d’une autre caractéristique temporelle, celle des retours en arrière (analepses) selon la terminologie de G.Genette, et des projections dans le futur (prolepses), ce qui est appelé les anachronies narratives, et qui font l’objet de l’étude qui suit.

3.2.2 Anachronies narratives

Il nous semble nécessaire, dans un premier lieu, de rappeler brièvement le cadre théorique de ces catégories de temps. Pour ensuite pouvoir les étudier et dégager leur effet sur le lecteur. Les anachronies sont des perturbations de l’ordre d’apparition des événements : il existe deux grands types d’anachronies narratives. L’anachronie par anticipation (prolepse ou cataphore), qui consiste à raconter ou à évoquer à l’avance un événement ultérieur. L’anachronie par rétrospection (analepse ou anaphore, ou encore « flash-back » dans le cinéma), qui consiste à raconter ou à évoquer après coup un événement antérieur. L’analepse est sans doute l’une des anachronies les plus répandues dans les textes littéraires. Et c’est le cas de notre roman, qui privilégie cette forme d’anachronie.

Selon G.Genette l’analepse est « Toute évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve est une analepse »168

. Les analepses effectuent un retour dans le passé de certains personnages. L’analepse rompt la linéarité de l’histoire. Ainsi les anachronies, notamment les analepses, jouent un rôle prépondérant dans Les Jumeaux de la nuit.

« Lorsque j’ai vu ce matin pluvieux de mars 1952 des hommes et des femmes le pleurer sincèrement, j’ai ressenti une grande fierté… », (p.171)

« Lorsque naquirent le quatre mai 1942 mes jumeaux à vingt heures, il me disait que nous étions son unique famille (…) », (p.234)

Ces retours en arrièrent brisent la linéarité du texte et insèrent des micro- récits, formant une chaîne de souvenirs invoqués, marquant le décalage des époques.

«Tu ignorais en cette nuit du quatre mai 1942, qu’un jour l’un assassinerait l’autre, car tu ne pouvais pas savoir que ces instants

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sombres et ténébreux annonçaient la naissance des jumeaux de la nuit », (p.260)

Avec cette phrase de clôture énoncée à la fin du roman, à la page 260, nous assistons à un retour au début de l’histoire. Ainsi, il s’agit d’une explication des faits en joignant la fin au début. De fait, il est clair que le roman, prend un aspect cyclique et le temps de l’histoire est à son tour un temps cyclique, comme il sera démontré dans la deuxième partie, par son recours à l’intertextualité pour expliquer cette violence qui ne date pas d’aujourd’hui selon l’auteure.