• Aucun résultat trouvé

Le texte à l’épreuve de la violence

1.2 Une atmosphère tendue … la métaphore

Les propos de Yasmina Khadra, expliquant son projet d’écriture de la violence dans ce roman, nous ont menés à se poser la question suivante : pourquoi la métaphore comme procédé d’écriture ? Que va-t-elle permettre à l’auteur ? A cet effet, prenons à titre d’exemple, cette phrase courte et détachée qui ouvre le chapitre et la description d’Alger : « Alger était malade. », (p.91)

127 Entrevues, Yasmina Khadra : La guerre des mots, par Mira Cliche, dans Littérature Etrangère, publiée le 30/08/2006

121

Le chapitre II, La Casbah, commence par cette phrase très courte, qui chapeaute le chapitre, tel un sous-titre, elle a l’air d’annoncer la tragédie dans laquelle vivait Alger. Le narrateur décrit par la suite une ville malade, mais d’une maladie qui n’en n’est pas une. Telle une catastrophe naturelle, il l’a décrite, pour rendre compte de l’horreur indicible, dans un lexique relatif aux catastrophes naturelles, il en atteste que :

« Pataugeant dans ses crottes purulente, elle dégueulait. Déféquait sans arrêt. Ses foules dysentériques déferlaient des bas-quartiers dans des éruptions tumultueuses. La vermine émergeait des caniveaux, effervescente et corrosive, pullulait dans les rues qu’étuvait un soleil de plomb. », (p.91)

Le lecteur est confronté, dans la suite du texte, à la description détaillée de la terreur intégriste et du chaos provoqué par le conflit. Les phrases y sont concises ce qui rend le texte plus dense et sobre. Ce passage construit essentiellement par des métaphores, une métaphore filée qui engendre une aggravation et une intensité virulente dans le processus de destruction de cette ville. Considérant le lexique utilisé (patauger, crottes purulentes, dysentérique, déferler, éruption, vermine, caniveaux, effervescence, corrosive, pulluler) nous nous retrouvons devant un tableau schématisant une scène terrifiante d’une ville frappée inéluctablement par un malheur tel un volcan, où tout s’agite et s’embrouille par un phénomène de démultiplication accéléré, et ce, pour mettre en exergue la manière dont la ville était envahie par les intégristes. Il ajoute un peu plus bas :

« Alger accouchait. Dans la douleur et la nausée. Dans l’horreur, naturellement. Son pouls martelait les slogans des intégristes qui paradaient sur les boulevards d’un pas conquérant. », (p.91)

Cette image insaisissable qu’offrait Alger, représentant la mouvance islamique qui déferlait sur la ville telle une lave effervescente qui coule du sommet d’un volcan phagocytant dans un geste impitoyable mais naturel tout l’espace de la ville. Une image d’un Alger qui sautait le pas au delà du mur du son, lui aussi, tout comme Nafa Walid dans le premier chapitre.

Il s’agit dans ce passage d’un narrateur, second, omniscient qui n’apparait qu’à des moments du roman que pour donner plus d’autorité128 et d’acuité au texte, soit aux

128

Simon Hartling, « L’autorité dissimulée Ŕ l’autorité manifeste. L’écriture de la violence chez Yasmina

122

réflexions et à l’idéologie des islamistes soit aux individus qui ont subi cette terrible transmutation affectant âmes et espaces. Il continue à décrire cette horreur :

« Enceinte de leurs haine, elle se donnait en spectacle à l’endroit où on l’avait saillie, au milieu de sa baie à jamais maudite ; elle mettait bas sans retenue certes, mais avec la rage d’une mère qui réalise trop tard que le père de son enfant est son propre rejeton. », (p.92)

Le caractère animal octroyé à cette mère Alger, voire l’Algérie, si digne et si chaste est la parfaite illustration d’une société qui bascule dans l’horreur et la violence, de l’humanité à l’animalité la plus farouche. En effet, le fait de mettre bas « elle mettait bas sans retenue certes » est le propre de la bête " l’animal" : seuls sont les animaux qui mettent bas. L’auteur veut par cette métaphore déshumaniser la société, cette mère qui a tant ahané pour mettre au monde la chair de sa chair, la voila confrontée dans le regret et l’amertume à son rejeton qui lui revient les mains ensanglantées pis encore, ce dernier n’est autre que son incestueux violeur.

C’est un tableau surréaliste où se mêlent l’humain, le maudit et le béni, l’opprobre et la pudeur, que l’auteur veut exposer pour exprimer la mauvaise tournure qu’a prise la société durant cette triste période. L’obscénité du lexique choisi par l’auteur, l’image terrifiante d’une mère " Alger " qui respire la rage avant de mettre bas, sont autant d’éléments significatifs d’une situation désastreuse. Alger "la mère" se trouve salie par le sang de ses propres tripes, viscéralement affectée et sujette à l’opprobre et la malédiction. C’est finalement le sort qui a été réservé à cette mère qu’on disait protectrice et généreuse. Regrettant amèrement d’avoir enfanté d’une telle monstruosité, elle se trouve en fin de compte plongée dans l’abime de l’enfer.

Sous cet angle, non seulement l’auteur introduit une stratégie de mettre scène la violence dans son texte, mais également c’est une façon de projeter le lecteur dans l’univers religieux ou démons et anges se font la guerre. Telle une offrande l’Algérie est sacrifiée comme ce bébé entre les mains de Nafa dans le prologue. La tragédie est bien

Dans cette thèse, il a été démontré que : « Pour nous, l’impression d’autorité dans un texte est conditionnée par plusieurs facteurs. D’abord, elle est étroitement liée au sujet traité par le texte et aux différentes normes qui existent quant à la manière de le représenter. La notion d’autorité dépend du degré de conscience qu’a le lecteur de ces normes. Deuxièmement, l’autorité dépend de la tendance de l’origine énonciative à se faire remarquer. Celle-ci peut apparaître à la surface du texte dans les passages où, du coup, le mode narratif dominant est rompu ou bien dans les endroits où le texte abandonne une certaine thématique qu’il a pourtant établi lui-même. Dans cette perspective, l’autorité peut être plus ou moins manifeste, plus ou moins dissimulée. Cité in : « L’autorité dissimulée Ŕ l’autorité manifeste : L’écriture

123

encadrée dans ce texte, par l’usage de ces métaphores et symboles, l’auteur parvient à nous mettre dans un univers mystique qui traduit toute la portée de l’événement et du texte en même temps.

Et puis, si nous revenions à l’onomastique pour compléter le puzzle de cette sinistre image que nous présente Yasmina Khadra, nous dirions que le choix du nom Nafa Walid du personnage principal n’est pas fortuit. Ce jeune garçon natif "walid, en arabe" d’Alger profonde et provenant des entrailles d’une mère chaleureuse qui devait le protéger sous son flanc, rêvait d’un avenir meilleur, plein d’entrain et animé d’une grande ambition, se trouve à son insu et malgré lui embrigadé sous la bannière de la terreur et la barbarie. Un changement de cap qui lui a valu, par un mécanisme de déni, le refus de l’autre : de sa mère l’Algérie. Ce rejet se lit comme un écho de l’absence et de l’humiliation auxquelles il s’était longtemps résigné après plusieurs tentatives de vouloir concrétiser la cathédrale de ses rêves. La métaphore devient ainsi une forme de discours qui met en évidence la condamnation de l’auteur de l’idéologie répugnante des islamistes, inscrite dans ce texte, et sous-tendue par l’usage du terme "vermine", qui a ravagé Alger. L’auteur met en scène une image de l’Algérie déchirée, traumatisée et assaillie. Alger, figure d’une mère aux prise avec l’inceste, pris à son insu par une agitation indéfinissable et méconnue jusqu’alors, où le « Fis venait de décréter la désobéissance civile », (pp.91-92)