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Le texte à l’épreuve de la violence

2. La mise en texte de la violence dans Un été de cendres

3.1 Etude énonciative

3.1.1 Les déictiques personnels

Le plan de l’énonciation se distingue par une série de critères : les catégories de la personne, les déictiques, pronoms, adverbes, modes et temps verbaux…etc. Ces unités linguistiques de statut particulier, permettent de mettre en acte le discours.

Au niveau des pronoms personnels, un système pronominal fonctionne selon une stratégie implicite permettant de mettre en relief et de saisir les positions des différents personnages. À ce stade du travail, nous nous proposons de voir comment les éléments discursifs tels que les personnages évoluent dans l’intrigue narrative. Pour conforter notre recherche, il est indispensable de passer par quelques points théoriques concernant l’énonciation, qui se manifeste par les traces qu’elle laisse dans l’énoncé. Charles Bonn,

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à ce sujet fait remarquer que « dans le discours le sens est lié à l’énonciation, au sujet qui le profère, et peut à la limite se passer de récepteur, de destinataire de lecteur »163.

La présence du locuteur et de l’interlocuteur dans l’énoncé est signalée par les pronoms personnels. Benveniste explique que, je et tu, ne peuvent que désigner les protagonistes de l’énonciation (la personne qui parle et celle à qui on parle) alors que « il »est la personne dont on parle, n’appartenant pas à la situation de l’énonciation (c’est selon Benveniste la « non-personne »). Il s’agit pour nous, de mettre en évidence les voix ou les instances narratives, qui assument l’acte énonciatif, et par là dégager, qui parle dans « Les jumeaux de la nuit » ?

Concernant le statut du narrateur, G.Genette distingue entre narrateur homodiégétique, narrateur qui est présent dans l’histoire qu’il raconte « je » et narrateur hétérodiégétique, celui est absent de l’histoire « il ».

Dans l’étude des personnages faite plus haut, nous avons vu que le personnage de Yemma Chérifa est dotée d’une sagesse sans égale. Nous constatons, alors, que tout ce qui relève du discours idéologique est manifestement énoncé soit par Yemma Chérifa, soit par Soukeïna ou Mériem (magistrat). En effet, c’està travers Yemma Chérifa ou un "je" de Soukeïna que le narrateur laisse apparaître ses opinions sur des points très précis de la scène politique.

L’énonciation d’un discours, implicite ou explicite qu’il soit, se fait d’une façon objective. S’il y a une thèse à défendre ou à réfuter comme c’est le cas dans les deux extraits ci dessous, la dénonciation de certaines lois (ce point sera analysé dans la troisième partie de ce travail) se réalise par l’introduction du discours intérieur dans le récit mémoratif (Yemma Chérifa se souvient…). Alors, le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé se trouvent confondus.

L’argumentation de l’auteure, visant à convaincre son lecteur s’organise autour de multiples sujets délicats et injustes auxquels Yemma Cherifa avait alors assisté impuissante et dont elle trouve la revendication légitime et loyale. L’énonciation se fait à la première personne " je ". Considérons ces exemples illustratifs :

163 Charles Bonn, Le roman algérien de langue française : Espaces de l’énonciation et productivité des

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- «Si j’étais plus jeune (Yemma Chérifa), je serais à leurs côtés. Aujourd’hui il est trop tard pour moi. Je n’oublierai jamais cette loi contre laquelle je n’ai rien pu faire», (p.47)

Ou encore :

- « Lorsque je vois les femmes ensembles la main dans la main, je me dis que rien ne peut nous atteindre », (p.105)

Par l’utilisation du pronom personnel "je", l’énonciateur ne prend aucune distance par rapport à son énoncé. Par contre, il s’implique manifestement et prend en charge son discours. Donc le "je", sert de support au discours idéologique ainsi qu’à l’instauration des idées et des visions de l’auteure. Car le "je" dans cet extrait est celui d’une dame sage et instruite, il se veut polyphonique traduisant ainsi l’idéologie de l’auteure.

Dans Les Jumeaux de la nuit, il y a la présence de pronoms relevant des deux cas cités. Nous retrouvons un "Nous" vs "Eux "renvoyant chacun à l’un des deux camps. Constatons que "nous" inclut (je+autres, y compris l’auteure). Ce qui marque la présence de l’énonciateur dans la situation de communication. Cependant, "eux" exclut l’énonciateur pour ne désigner que les autres (terroristes), qui sont absents de la situation de communication. Pour mieux étudier ces déictiques, il nous semble intéressant de relever les passages suivants :

Dans un dialogue entre Jamel et Soraya étudiante à l’université de Bab Ezzouar, le lecteur distingue nettement entre les deux désignations : « eux » et « nous ».

- Mon père disait : « Eux » et « nous ». Après son assassinat, je répète chaque jour : « eux » et « nous ».

La jeune fille sourit et lui tend la main :

- Bienvenue au club. Mon père s’est engagé dans les groupes de patriotes et lui aussi dit : « eux » et « nous », (p.155)

Le passage ci-dessous est plus explicite, où Jamel semble lire ce que disait l’expression du visage de son père mourant poignardé par son frère jumeau Hocine :

« Dans cette guerre sans visage, la bête peut être le frère, le père mais ne changez jamais de camp. Il y a « eux » et « nous », (p.238)

Eux, c’est un pronom de la non personne, car ceux dont le texte parle sont absents de la situation de communication. Précisément, ici « eux » désigne, la bête. L’auteure use d’un lexique de sauvagerie pour désigner le camp des terroristes tel que le montre cet extrait :

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« Toutes ces femmes savent que la bête peut les tuer n’importe où n’importe quand. La bête n’a pas besoin de noms, de prénoms, de fonctions. Uniquement de sang. Beaucoup de sang. La bête est peut être là parmi les marcheurs. Elle les a repérées, reconnues cernées, attend son heure. Elle ricane lorsqu’elle entend une journaliste dire haut et fort : « nos voix contre leurs couteaux ! », (p.56)

Toutefois, « eux » désigne, les terroristes et leurs complices parmi les citoyens. Considérons le passage suivant pou bien situer ce déictique englobant et inclusif.

Le voisin de Soukeïna, un riche industriel donnait de l’argent aux terroristes. Il aidait la bête, non seulement par son silence, mais aussi par ses contributions en argent pour les terroristes. Pour lui Soukeïna n’était qu’une provocatrice quand elle faisait apparition à la télévision ou tenait un discours avec une journaliste pendant les marches et les manifestations de protestations. Il a été arrêté par les forces de l’ordre. Son épouse est venue voir Soukeïna pour l’aider à le faire sortir de « ce mauvais pas », elle dit :

- « Mon mari a été arrêté hier par les forces de sécurité au moment où il quittait son entreprise en fin d’après-midi.

Soukeïna demeure de marbre, sa voix est glaciale : - Pourquoi êtes-vous venue me voir ?

- Nous sommes des femmes et nous devons nous entraider. Votre époux était commissaire…et j’ai pensé que vous pourriez vous renseigner. Votre amie, la juge ne pourrait-elle pas tirer mon mari de ce mauvais pas ?...il n’a pas tué…on l’accuse d’avoir remis de l’argent aux autres…mais il est innocent… ce n’est pas un criminel… il n’a pas tué. - Mon amie la juge a choisi de condamner les assassins et leurs complices.

Votre époux a quant à lui choisi de protéger et de nourrir la bête. Il doit assumer son choix.

Mais il a payé parce qu’il avait peur. Il n’a pas tué.

- Il aide la bête à le faire. C’est encore pire. Vous avez eu tort de vous adresser à moi », (p.194)

Le camp adverse est signalé aussi par le déictique « ils ». C’est un déictique de la non personne selon Emile Benveniste. Prenons cet exemple :

« Son fils (Safia) lui avait expliqué que la purification des toughat est impossible sans l’égorgement et lui avait promis que dès qu’ « ils » seraient au pouvoir, ils habiteraient la villa des Choukar », (p.19)

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Le pronom personnel, configuré par la troisième personne du pluriel « ils », il renvoie dans ce passage aux terroristes. Revenons au roman, l’auteure elle-même écrit, en note de bas de page où elle explique à la page 19 : « Ils » : « les islamistes intégristes terroristes ». Donc l’auteure dans ce cas précis se confond au narrateur pour ne former à la fin qu’une seule personne ayant le souci d’informer et de dénoncer les actes terroristes. Assumant ainsi l’acte énonciatif. Aucune nuance n’est laissée au lecteur, puisqu’elle prend en charge son discours en l’explicitant dans les notes de bas de pages. Cependant, le « Nous » dans le texte de L.Aslaoui réfère au peuple algérien, y compris l’auteure elle-même. Par ailleurs, la distinction entre le nous dit « inclusif » (qui inclut la deuxième personne, et qui exclut tout le reste) et le nous dit « exclusif » (qui exclut la deuxième personne, et inclut des troisièmes personnes), est difficile de le cerner. Tantôt il désigne (je+tu), tantôt (je+les autres), tel que l’illustrent les extraits suivants :

c’était en 1992, nous revenions de notre cours de musique lorsque nous avons constaté que plusieurs quartiers de Kouba….

Nous avons rebroussé chemin, …

Nous avions promis de ne pas évoquer la bête,…

Comment est-ce possible ? Nos seuls souvenirs de jeunesse seront ceux des balles, des fusillades, des bombes. », (p.193)

« Notre seul choix est de nous battre », (p.24)

Le « nous » ici passe sans aucune transition, des interlocuteurs de la situation de communication (Amine, Nazim, Jamel), dans les trois premiers exemples, pour désigner et englober les jeunes algériens dans le dernier exemple. « Nos » renvoie à tout le monde, et particulièrement les jeunes algériens, ayant vécu cette période de sang et de violence. Le narrateur s’identifie au personnage dans « nos seuls souvenirs de jeunesse seront ceux des balles… ».Dans la cinquième phrase, « nos seuls souvenirs de jeunesse seront ceux des balles », l’auteure (narratrice) s’identifie au personnage de cet énoncé. De cette manière, elle prend en charge la parole pour dire l’angoisse et les tourments de tous les algériens et décrire une situation qui l’a profondément marquée, par la perte de son époux. S’engageant à prendre la voix à la place de ces derniers, elle établit un contrat ou un pacte de lecture légitimant ainsi son discours. La portée idéologique du texte, est bien marquée par la présence de ces déictiques de la personne : les pronoms possessifs « nos » et « notre », regroupant les jeunes algériens de cette période

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dramatique de l’histoire de l’Algérie, ont une valeur manifeste, dans l’interprétation énonciative des faits présentés.

D’un autre côté, nous remarquons la présence d’un autre déictique, qui n’est pas moins important, que les deux premiers, contribuant à son tour au sens global du texte et à l’orientation de sa lecture : c’est le pronom personnel « elle ».Amine pose la question suivante à sa mère (Soukeïna) :

Pourquoi l’appelles-tu toujours « elle » ?

« Elle » n’a pas de visage, pas de nom. « Elle » n’évoque aucun souvenir. « Elle », c’est ce qui me reste de cette journée de septembre 1993 », (p.175)

Le pronom personnel « elle », anaphorique de Salima (épouse de l’intégriste Hocine), utilisé dans tout le texte pour marquer l’absence de la personne, évoque la situation d’énonciation et par là même, indiquer l’anonymat des alliés de ce camp. Comme elle cesse d’être, Salima n’est évoquée qu’à travers l’anaphorique « elle ». Elle est exclue de la situation de communication. Depuis l’assassinat de son époux Hassan, Soukeïna refuse que ses enfants et son entourage parlent d’elle. Pour Soukeïna, Salima ne représente rien, elle cesse d’être. La famille Choukar, représentant toutes les familles algériennes, est déjà divisée en deux camps que rien ne peut les réconcilier.

Ou bien encore, à la page 167 où Soukeïna inculque à son fils Amine des idées sur le pardon et précisément contre la charte nationale de la réconciliation pour la paix, puisque ce dernier a voulu pardonner à Salima et ses enfants et faire comme si de rien n’était. Chose que sa mère ne veut et ne peut jamais admettre, dans la mesure où personne ne peut réellement sentir leur douleur. Le passage ci-dessous en témoigne :

« Tu n’avais pas le droit de les revoir, et d’agir comme si rien ne s’était passé. Ta faute est de lui avoir accordé ton pardon. Ne t’ai-je pas dit que les mots ne sont que des mots ? Ne t’ai-je pas dit que notre maladie est incurable ? Te souviens-tu de cette image que j’avais choisi pour te parler de la survie ? Notre survie, à Yemma Chérifa, Jamel et moi-même, tient sur une jambe, puisque l’autre a disparu. Ta survie à toi n’est même pas amputée, elle est totalement paralysée et ne peut aller nulle part. réveille-toi Amine « elle » et Redouane ne font plus partie de notre présent ! « Elle » est morte, m’entends-tu ? Morte ! », (p.167)

Dans ce dernier passage, nous assistons à une énonciation prise en charge par l’auteure, elle fait passer son opinion sur un sujet de taille. Concernant le pardon, elle défend sa

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thèse contre la réconciliation et le pardon. Pour ce faire, elle a eu recours à une image d’une survie amputée ou encore une survie paralysée.

C’est en effet, ce qui explique l’aspect traumatisant et dramatique des effets de ce terrorisme barbare et son impact sur les algériens en général. Donc la visée illocutoire de l’auteure, est de faire asseoir cette plate-forme siégeant son discours, notamment celui de l’idéologie, entre elle et le lecteur, dans un but didactique et informatif.

Dans l’étude qui suit, il sera question de mettre en évidence les voix ou les instances narratives, qui assument l’acte énonciatif, afin de percevoir le sujet parlant dans Les jumeaux de la nuit. Pour ce faire, nous nous intéresserons au discours rapporté sous ses diverses formes, ce qui confère à répondre à cette question, et à repérer les différentes voix à travers lesquelles l’auteure entend diffuser sa parole et sa logique dans un jeu polyphonique installant une problématique de l’écriture de cette violence. Repérer la trace linguistique de l’énonciation revient à situer le texte dans son contexte afin d’assurer sa portée, sa subjectivité et son dire.