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Le texte à l’épreuve de la violence

1.3 Le point de suspension…un paradigme de confidence

Comme procédé inhérent à l’écriture de Y.Khadra dans A quoi rêvent les loups, nous le percevons à sa forte inscription dans le texte, quoi qu’il soit insignifiant, en lui-même, comme signe isolé, il devient l’outil scriptural le plus parlant qu’il soit dans le texte, « tout ce qui importe est là, dans ce qui n'a pu être mis en mots »129 : le point de suspension.

Nous nous joignons à la vision de Kundera qui a bouleversé la distinction traditionnelle entre le fond et la forme en donnant à cette dernière une place imminente

129Julien Rault, Poétique du point de suspension. Valeur et interprétations, Thèse de doctorat non-publiée, Université de Poitiers, 2014, p. 219-232. Cité dans un article sur « Poétique du point de suspension », p.6. disponiblesursiteinternet,/Users/user/Downloads/Julien_Rault_Presentation_de_l_essai_Poetique_du_poi nt_de_suspension.pdf

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dans les structures signifiantes. A cet effet, nous invoquons la recherche de Jorn Boisen dans son Nihilisme et sens dans L’insoutenable légèreté de Kundera, où il affirme :

« L’originalité de la vision du roman de Kundera est l’affirmation que le jeu avec les structures esthétiques constitue un élément essentiel de la mimésis. Si les vies humaines sont composées comme une partition musicale, le roman qui aspire à représenter la réalité humaine se doit non pas de donner une description exhaustive du réel, mais de reproduire par sa forme même l’expérience humaine ».130

Ceci étant, nous évertuerons à mener une analyse, s’inspirant de ces considérations, qui s’articule autour de la signification et de la portée sémantique de ce point de suspension, en vue d’en constituer un sens du discours ponctué ainsi, lequel nous permet d’aller vers le sens caché. Selon Kundera, « composer un roman c’est juxtaposer différents espaces émotionnels, et (…) c’est là selon moi l’art le plus subtil d’un romancier »131

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Suite à cela, il convient de regarder avec plus d’acuité, ce signe usité largement dans le texte de Khadra, l’intensité de sa présence ne laisse guère le lecteur indifférent. Au contraire il représente un signe de positionnement, selon la citation suivante :

« La présence des trois points est bien la trace d'un positionnement Ŕ idéologique. En effet, mettre des points de suspension, c'est faire le choix de dire tout en ne disant pas. C'est inscrire la présence d'une absence, c'est exhiber le manque et l'excès, c'est marquer explicitement l'implicite »132.

Ceci étant posé, examinons de plus près les énoncés suivants à la lumière de ces recherches, et en tenant compte des paroles de l’écrivain lui-même cherchant une certaine atmosphère de connivence, pour restituer la violence, annonçant les propos suivants : « Or, pour créer une telle atmosphère, il faut des métaphores, de la poésie »133. Dans un mouvement de désillusion acerbe, Yahia le musicien après son adhésion aux groupes se confie à Nafa dans ce qui suit :

« Si j’avais su que ça allait m’entrainer si loin, je serais volontiers resté le minable que j’étais … », p.218

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Jorn Boisen, Nihilisme et sens dans l’Insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, Etudes Romanes, vol. 56, Muséum Tusculanum Press, University of Copenhague, 2005, p. 61

131 Milan Kundera, L’Art du roman, éd. Gallimard, Paris, 1995, p.14

132Julien Rault, Poétique du point de suspension : Valeur et interprétations, op., cit., p.3 133

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Cette désillusion se traduit encore par le discours d’Abou Tourab à l’égard de ses jugements et préjugés, longtemps idéalisés.

« En Afghanistan, ça se passait autrement. A chaque fois que les moudjahidin étaient pris au piège, des tempêtes de sable se déchainaient pour couvrir leur retraite, des pannes mystérieuses immobilisaient les tanks ennemis et des nuées d’oiseaux s’attaquaient aux hélicoptères soviétiques…

Pourquoi on n’a pas droit au miracle, chez nous ? », (p.16)

A l’instar du passage invoquant l’archange Gabriel dans l’incipit, ici l’auteur non seulement fait appel au religieux, mais de surcroit, il signe manifestement sa présence, par le signe typographique, en l’occurrence le point de suspension, tel un clin d’œil glissé au lecteur, pour lui communiquer cette atmosphère. L’auteur trouve dans l’ironie l'idéogramme de cette connivence, soulignée par l’image des nuées d’oiseaux qui s’attaquaient aux hélicoptères soviétique, laquelle permet un renversement sémantique du discours. Les idéaux fondamentalistes longtemps vénérés par les islamistes, viennent s’anéantir au même moment que celui du parcours de leurs adeptes.

La possibilité de cette lecture est assurée par la présence intentionnelle des trois points de suspension sans lesquels nous tomberions sans doute, dans le discours, supposé fini et achevé dans son sens, lequel discours se veut être encadré par le point final. Ce qui livre donc à notre sensibilité et notre lecture une lisibilité que la raison aurait été incapable d’appréhender.

« Face au point univoque, le point de suspension, point de suspicion, introduit une forme de discours sibyllin qui renvoie au discours satirique, à l'énonciation ironique. Maniant l’équivoque, il devient instrument de subversion. »134

Cette image sera reprise et discutée dans la deuxième partie en rapport avec l’intertexte avec le sacré, or ici, il s’agit pour nous de nous limiter à ce mécanisme scriptural, point de suspension qui nous invite formellement à nous confronter au non-dit et à l’indicible.

Achevons ce point par le passage suivant qui nous semble déterminant pour notre analyse. En se remémorant son geste irrémédiable lors de son assassinat du magistrat, Nafa Walid nous livre à la fois ses sentiments et ses remords.

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« J‘en voulais surtout au magistrat qui avait accepté son sort, comme ça, simplement parce qu’un inconnu avait décidé de l’abattre, dans la rue, comme une bête. Je lui en voulais de m’avoir entrainé dans sa chute, impliqué dans le drame … », p.185

Ce dernier passage trace clairement le destin forcé du personnage principal, avec l’utilisation des verbes "entrainer" et "impliquer" ainsi que les trois points de suspension laisse lire le processus de l’enrôlement de Nafa, à l’instar de tous les jeunes désœuvrés et désorientés du pays. Par son acte barbare, Nafa est directement impliqué dans le drame de la décennie noire. Par ce geste criminel, il venait de signer son adhésion aux groupes armés. L’auteur, par le biais du point de suspension installe un contre discours qu’il faut ressortir de l’implicite en s’arrêtant aux mots et à la vision pessimiste qui s’en dégage. Dans cette démarche, il s’avère qu’à ce stade de l’opération le recrue n’avait plus le choix de reculer devant une résolution dite patriotique : d’où l’expression du personnage principal « j’ai traversé le mur du son, pulvérisé le point de non-retour : je venais de basculer corps et âme dans un monde parallèle d’où je ne reviendrais jamais plus », (p.184)

1.4 L’ironie, un paradigme du sens : déconstruire pour re-construire

Par définition l’ironie permet un certain désengagement vis-à-vis le discours énoncé. Retenons cette définition du Dictionnaire qui en clarifie cette équation souvent controversée :

« L’ironie est une figure qui permet de prendre position de manière masquée, d’émettre un jugement sans avoir l’air d’y toucher. L’énonciation de ce jugement reste floue et non assumée par le locuteur, ce qui en rend le repérage souvent incertain. On la décèle en fait par les discordances qui règnent entre le sens propre de la phrase et le contexte, ou le cotexte. »135

Il est à signaler d’abord, dans cette citation, que le contexte, désigne l’environnement d’un énoncé auquel il sert de cadre de référence, et le cotexte, l’environnement strictement verbal de l’énoncé. Dans cette perspective, nous lisons à la fin du roman ce qui suit, dans un mouvement cyclique et vertigineux au même titre que l’histoire narrée et la destinée du héros-narrateur Walid :

135http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/index.html. Dictionnaire International des Termes Littéraires, http://www.ditl.info/

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« Lorsque je suis revenu à moi, c’était trop tard. Le miracle n’avait pas eu lieu. Aucun archange n’avait retenu ma main, aucun éclair ne m’avait interpellé. J’étais là soudain dégrisé, un bébé ensanglanté entre les mains (…)», (p.263)

La question du miracle imagé dans ce passage, relève d’un contre-discours qui sous-tend l’abolition et la négation de tout un système d’idées et une idéologie longtemps perçus comme justes et fiables. Contrevenant le discours premier moralisateur, celui de l’imam Younes, de Sofiane et de Abou Mariam, les propos de Nafa viennent tel un aveu abolir tous les fondements d’un système glorifié et honoré jusqu’alors. Par l’emploie de l’ironie, le narrateur trouve le moyen de contredire ses croyances qui lui étaient dictées tout au long de son parcours dans le roman.

Cette ironie, nous la retrouvons également dans le préambule, elle est soulignée par l’image des nuées d’oiseaux qui s’attaquaient aux hélicoptères soviétique.

« Purée ! S’essouffle Abou Tourab. En Afghanistan, ça se passait autrement. A chaque fois que les moudjahidin étaient pris au piège, des tempêtes de sable se déchainaient pour couvrir leur retraite, des pannes mystérieuses immobilisaient les tanks ennemis et des nuées d’oiseaux s’attaquaient aux hélicoptères soviétiques…

Pourquoi on n’a pas droit au miracle, chez nous ? », (p.16)

Il s’agit d’un contre-discours allégorique, qui revêt une certaine lisibilité au texte, par l’usage de l’ironie qui est, en fait, une figure de style qui annonce le contraire de ce que l’on veut dire. Cela est bien expliqué dans cette citation :

« L’ironie se définit comme une figue de pensée fondée sur l’antiphrase. Il s’agit d’affirmer le contraire de ce que l’on souhaite en réalité faire entendre. (…) ce procédé requiert de la part du récepteur une capacité à inverser les arguments avancés, à réinterpréter le dit en lui restituant une valeur contraire. »136

Avec l’image des nuées d’oiseaux qui s’attaquaient aux hélicoptères de l’ennemi, non seulement il insinue l’inexistence des miracles proclamés par les tenants du mouvement islamiste, et ce, par le biais de l’ironie, mais aussi, il fait allusion à un verset coranique dans la sourate El Fil137, où il est question d’un avertissement et une

136 Jean-François Jeandillou, L’analyse textuelle, éd. Armand Colin, Paris, 1997, p.79 137

Sourate 105- El-Fil (L’Eléphant), Il s’agit de l’oppression d’Abraha El Achram et ses hommes mécréants voulant détruire la Kaaba pour y éviter le pèlerinage des croyants pour des raisons commerciales et comment Dieu a rendu leur ruse complètement vaine en envoyant des oiseaux par volées, qui leur lançaient des pierres de terre cuite. Cet évènement est survenu la veille de la naissance du prophète Mohammed (que le salut soit sur lui).

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leçon pour tout rebelle, c’est un message à quiconque tente de faire des ravages à l’encontre de la population civile. Usant de l’ironie comme procédé, l’auteur installe une certaine connivence sans laquelle ses propos seront interprétés à contresens. Ce procédé traduit la thèse de l’auteur expliquant que les miracles se passaient aux temps des prophètes et qu’ils ne sont plus d’actualité.

La mise en scène de ces images interpelle le lecteur, qui, dès lors se rend compte que ces énoncés sont en fait de simples mentions qui n’ont pas à être tenues pour vraies, et là, c’est l’effet de l’ironie où l’auteur se tient à distance léguant la parole à ses personnages, Nafa et Abou Tourab dans notre cas. Seulement, ici Y.Khadra signe ouvertement son adhésion aux arguments et à la thèse avancée en ponctuant clairement son texte. Au fait, les trois points de suspension à la fin du passage des nuées d’oiseaux s’attaquaient aux hélicoptères soviétiques…, invitent le lecteur à partager une certaine complicité intelligente et savante avec l’auteur, d’où le caractère polyphonique de l’ironie.

Partant, il s’agit dans cet exemple, d’une énonciation ironique, aménagée dans une visée subversive des valeurs préconisées par le mouvement islamiste. Son contre-discours en le soulignant par le point de suspension qui nous laisse réfléchir sur sa portée idéologique qui va, dans ce cas, à l’encontre de ce qui est avancé. De plus, la phrase finale du passage cité plus haut « Pourquoi on n’a pas droit au miracle, chez nous ? », (p.16), explique l’échec total de l’idéologie islamiste, cette expérience aboutissant à un paradoxe, poussent les membres du FIS à se rendre à l’évidence d’une réalité amère à supporter, qui a mis le pays en péril.

L’expression, Chez nous, présuppose un autre espace que celui habité par le narrateur et son groupe, pris dans cette situation d’énonciation il est évoqué par opposition à un espace où il se passait, ironiquement, de multiples miracles à savoir l’Afghanistan. Chez nous, désigne l’Algérie, cet espace départagé par les deux antagonistes, devient un espace commun. Le pronom personnel nous acquiert ainsi sa valeur inclusive aussi bien pour les terroristes que pour les taghout, aussi pour les intégristes que pour les modernistes, en un mot le "nous" les inscrit tous simultanément à une même identité et une appartenance commune qu’est l’Algérie. Car par la suite dans le texte, le nous indiquant les fondamentalistes est souvent mis en opposition

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symétrique à eux, leurs et ils renvoyant aux progressistes. Mis en italique ces déictiques participent d’un sens inhérent au contexte de l’histoire.

Pour mieux saisir cette subversion des sens, il nous semble que Yasmina Khadra agit sur son lecteur à la même manière des philosophes et en particulier Socrate, puisque ce dernier en fait son mode de recherche favori. Il s’agit pour Socrate d’interroger son interlocuteur de la façon suivante :

« Il s’agit pour lui d’interroger le savoir de ses interlocuteurs en se targuant d’une méconnaissance totale du sujet, ce qui lui permet de remonter aux fondements sur lesquels repose la pensée de son interlocuteur pour mieux la contester dans un premier temps et pour mieux la reconstruire ensuite.»138

Parlant de l’ironie chez Khadra, Karl Ageroup, dans sa thèse L’esthétique didactique de Yasmina Khadra, distingue que :

« L’ironie ne se réduit pas à des contresens ou énonciations non sérieuses. L’ironie et l’allusion sont au contraire des figures susceptibles d’aggraver le texte, d’étendre sa portée, de le contextualiser et de le problématiser. Ce sont des figures qui demandent une certaine vivacité de la part du récepteur.»139

Il rappelle, dans son travail, qu’en communication orale, la parole ironique est souvent accompagnée de signes complémentaires tels que le clin d’œil ou le changement de ton, et il ajoute qu’en littérature cependant, cette possibilité n’existe pas, ce qui augmente non seulement le risque de malentendu mais aussi la possibilité de créer une relation plus intime entre lecteur et auteur. Par conséquent, il est à noter que "l’ironie et l’allusion sont donc des figures qui modifient et le sens du texte, et la relation entre auteur et lecteur".

Nous aimerions intervenir à ce stade pour répondre à cette insuffisance qu’a la littérature, et que nous trouvons dans l’ironie et également dans le point de suspension, qui permet judicieusement ce clin d’œil dont parle Ageroup, créant cette intimité entre auteur et son lecteur. De ce fait, les points de suspension acquièrent un fonctionnement binaire : ils modifient au même titre que l’ironie, le sens du texte et la relation entre auteur et lecteur.

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DIP Geneve, Adrien Jacot-Des-Combes, Sergio Ferreira, Fréderic Favre : De l’analyse au commentaire, Méthodologie d'analyse_Matrice. Disponible sur (http://www.ge.ch/sem/cc/by-nc-nd/). 139 Karl Ageroup, L’esthétique didactique de Yasmina Khadra, thèse Karl Ågerup, Printed in Sweden by US-AB, Stockholm 2011, p.15

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De surcroit, nous retenons de cette analyse que l’écriture de Khadra se caractérise par un travail sur la langue, ouverte aux figures de style et en particulier les métaphores et l’ironie, à la pratique intertextuelle et scripturale particulières, elle atteint un aspect poétique conjugué parfaitement à son aspect photographique, dicté par l’urgence d’écrire. En effet, nous pouvons même se demander, comme le fait remarquer Philippe Hamon « si l’ironie n’est pas la littérature même, toute la littérature, (…) et non pas un simple ‘secteur’ (ou genre, ou forme, ou mode) parmi d’autres».140