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Le texte à l’épreuve de la violence

2. La mise en texte de la violence dans Un été de cendres

2.3 Vers une lecture poétique du cliché chez Abdelkader Djemai

Si les sciences sociales travaillent principalement sur les stéréotypes, les études littéraires ont accordé une place importante à la notion de cliché. Nous allons nous intéresser dans ce présent travail, dans un premier temps, aux effets esthétiques du cliché puis à ses fonctions et son rôle dans la production du texte.

Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, dans Stéréotypes et clichés définissent le stéréotype ainsi : « Le stéréotype doit être étudié comme un phénomène distinct du cliché ou du lieu commun. A la croisée des sciences sociales et des études littéraires, il se définit comme une représentation sociale, un schème collectif figé qui correspond à un modèle culturel daté. »157

La femme stérile

Le cliché de la femme stérile, dans le texte de Djemai, acquiert une dimension poétique qui revêt le texte de son fonctionnement dramatique et participe de sa force et de son efficacité. Le narrateur compare l’infécondité de sa femme au sel. Celui-ci ne pourra jamais "fleurir", une belle métaphore qui exprime le désespoir et l’impossibilité de la guérison de Meriem.

Remarquons qu’à la page 89 est évoqué le triste souvenir de sa femme (son combat contre l’infécondité) qui replonge le narrateur dans l’anxiété et l’isolement, il s’efforce de continuer à vivre hanté par cette image morbide que lui offrait Meriem.

« Du jour où Meriem avait compris qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants, elle s’était laissée grossir. (…) après avoir consulté un bon nombre de gynécologues, elle se rendit, accompagnée de ma mère, dans les sanctuaires et chez les talebs158.(…) De longs et inutiles bains intimes achevaient de l’épuiser, de lui faire perdre l’espoir d’être un jour fertilisée. Comme le sel, elle ne pouvait pas fleurir.»,(pp. 90-91)

Trois pages sont entièrement consacrées à ce rituel dans lequel s’engouffre Meriem pour vaincre son infertilité. Ayant recours aux talebs, cette dernière déployait toutes ses cartes en croyant à un quelconque espoir.

157 Ruth Amossy, Anne H. Pierrot, Stéréotypes et clichés (Langue, discours, société), Paris, éd. Armand Colin, (3ème édition), 2011, (éd. Nathan, 1997), p.66

158 Etudiant en sciences islamiques pouvant accéder au titre d’uléma ou d’imam, in Dictionnaire Le Robert

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« Ces deniers (les talebs) lui firent ingurgiter, comme au fils du gardien, d’incroyables mixtures qu’elle vomissait, la nuit, presque en cachette. Longtemps elle porta, dans le creux de ses seins, des amulettes. Puis elle les changea contre d’autres qu’elle enfouissait sous l’oreiller st dans les replis de son linge. », (pp.90-91)

Le recours aux talebs constitue un stéréotype très marquant concernant l’imaginaire maghrébin et notamment dans la société algérienne. Avec leur pouvoir abstrait de guérisseurs évoqué par le narrateur, les talebs faisaient ingurgiter communément à Meriem et au fils du gardien d’incroyables mixtures. Si nous mettons l’accent sur le choix du verbe employé ici « ingurgiter ou faire ingurgiter » qui signifie engloutir ou avaler avidement à contre cœur, nous remarquons que ce choix n’est pas anodin. Il s’agit d’un verbe transitif qui suggère l’impression et l’idée de force et de la peine, pour mieux souligner le caractère de force déployé par les intégristes afin d’infiltrer leurs idées et croyances.

L’enjeu poétique dans ce texte, figuré par le cliché et le stéréotype, assure la médiation entre les individus et la société. Par l’utilisation de cette métaphore explicitant le fait d’ingurgiter les incroyables mixtures au peuple, dans le but de le guérir d’un supposé mal, l’auteur nous glisse toute une aura de comportements et de démarches empruntés par les islamistes pour endoctriner les jeunes, comme, a été le cas de Nafa Walid dans A quoi rêvent les loups étudié plus haut. Cette image nous renseigne sur le champ d’action des islamistes et en particulier sur les jeunes désœuvrés du pays. C’est par un rapport métonymique et de contiguïté que nous interprétons les jeunes algériens représentés par le fils du gardien et l’Algérie dans l’actant non-sujet Meriem. Ils subissent, au même titre, les dérives d’un système défaillant, qui les mènent droit chemin vers l’asile et le suicide.

« L’essentiel est de rester en vie, me dit le vieux gardien dont le fils venait de se taillader les poignets avec le couvercle d’une boite de sardine, dans les toilettes de l’asile. Il n’est pas à sa première tentative(…) Avant son internement, son père l’avait accompagné chez tous les marabouts de la région, brûlant des dizaines de bougies, dépensant beaucoup d’argent et d’espoirs, (…) le conduisit chez les talebs qui le lestèrent d’amulettes, en lui faisant avaler d’infâmes potions, et subir des séances musclées d’exorcisme.», (p.86)

Toujours en taxant les talebs d’actants actifs dans le processus du changement et de transformation de ces jeunes, le narrateur en parle métaphoriquement pour y inscrire

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un sens volontairement dissimulé. Dans cette partie, le narrateur veut joindre son mal, son délire ou sa supposée maladie, à celle de sa femme Meriem, causée par sa stérilité et son désespoir de ne pouvoir enfanter ; il s’enfermait dans son cagibi, tout comme elle se refermait dans son silence.

Encore une fois, les talebs sont cités comme des actants agissants, qui font avaler au fils du gardien d’infâmes potions et lui font subir des séances musclées d’exorcisme. En effet, être entre les mains d’un taleb, c’est être assujetti et obéir à toutes ses injonctions. Faire avaler et faire subir donnent à voir une réalité où la force règne en gardien et en garant. Par ailleurs, le choix des verbes et des mots n’est pas fortuit, tout est construit, selon la définition de Valéry du texte littéraire. C’est une mise en scène de la violence dans toutes ses formes, car ces talebs ne sont en fait que les commanditaires de ce pays qui n’ont jamais réussi à lui apporter paix et sérénité. Leur complot a mené le pays vers la dérive.

Loin de contrarier le climat tumultueux de la rue et la violence qui s’y est abattue, l’auteur use de métaphores filées et de clichés pour en restituer la réalité douloureuse qui sévissait dans le pays. L’indicible se suggère et l’indescriptible s’écrit déterminant ainsi la dynamique du texte qui devient un objet spécifique du langage producteur de sens à tous les niveaux produisant ainsi autant de possibilités d’interprétations offertes par la langue.

Meriem n’est, en réalité pour l’instance narrative que l’Algérie profonde, comme il a été démontré dans l’étude de l’espace dans la première partie. Avec son art culinaire cher au narrateur, elle ne cesse d’être un moyen d’affirmation d’une identité bafouée, d’une existence et d’une vie confisquées. Comme nous le touchons dans le passage suivant, où le narrateur pris d’effroi et d’inquiétude se lance dans des délires et des imaginations sans limites : « Pour mettre fin à mes délires, mes supérieurs n’ont pas perdu l’espoir de dépêcher une ambulance qui m’emporterait, moi aussi, en quatrième vitesse, à l’asile.», (p.87)

Ceci étant posé, l’acte d’écrire chez Djemai, revêt une dynamique langagière qui a permis au texte de s’inscrire dans une écriture poétique pour mettre à nu la complexité du système politique en Algérie.

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3. Une esthétique perdue de vue… pour écriture de l’anamnèse chez L.Aslaoui.

Leila Aslaoui se met à la marge des deux écrivains, en ce qui concerne l’écriture de la violence. Pour elle, le factuel et le vécu seraient des assises pour une écriture de l’anamnèse, car l’auteure insiste sur le fait de ne pas oublier et ne pas pardonner. Nous envisageons de mener une analyse énonciative, tirant ses outils de la sémiotique, l’analyse du discours et de l’énonciation. Les éléments offerts, à ce sujet, par Emile Benveniste et Dominique Maingueneau seront d’une grande aide pour cette étude. Les jumeaux de la nuit, de par sa nature langagière qui offre un texte chargé de déictiques et de discours argumentatif, nécessite une investigation sur les plans énonciatif et discursif.