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Le modèle a été présenté pour trois groupes différents : des scientifiques de l’université, des ingénieurs du terrain à Adrar et des oasiens à l’oasis d’Ouled Aïssa. Les discussions sur le modèle ont engendrées des types de très différentes en fonction du public ciblé. Ces discussions ont porté sur plusieurs aspects techniques, sociaux et économiques.

3.1. La discussion avec les scientifiques :

Les scientifiques étaient de domaines différents (géographie, hydrogéologie). Les discussions portaient sur des questions issues des deux domaines. Sur le modèle de nappe, l’hydrogéologue a souligné la difficulté de calibrer le modèle. Il suppose que les données existantes sont limitées et souvent manquent de précision et par conséquence l’interférence entre les forages et les foggaras reste méconnu. Plus en détail, il suppose que la situation hydrogéologique dans la zone d’étude fait des disparités sur deux niveaux :

« Horizontalement, entre les trois parties de la zone d’étude, Touat, Gourara et Tidikelt, et souvent même au niveau de la même zone ». Nous avons vérifié ce propos sur les coupes lithologiques de trois forages réparties sur la zone de Touat (Adrar, Tamentit et Reggane). Les coupes confirment cette hétérogénéité de la lithologie (Annexe 3), et donc des conditions hydrodynamiques souterraines, d’un endroit à un autre de Touat. Cette hypothèse se confirme aussi par la grande différence dans les débits exploitables entre les trois forages : 50 l/s à Adrar, 39 l/s à Tamentit et 20 l/s à Reggane.

« Verticalement, la nappe du continental Intercalaire ne doit pas être prise comme un seul

ensemble. Il faut bien distinguer les faciès de cette même nappe : parfois, on assiste à une superposition de deux faciès différents séparés par une ou plusieurs couches peu ou très peu perméables ». Les dynamiques entre les deux dépendent de la nature lithologique, des conditions hydrodynamiques locales et des exploitations faites par les foggaras et les forages sur le site. Ce propos nous a mené à consulter quelques coupes lithologiques réalisées sur des forages dans la zone d’étude (forages à Badriane et Tamine dans le Gourara, à Tammest et Tlillane dans le Touat, …) (Baba, 2000; Belbali, 2014; Belbali & Kaim, 2002). Nous avons constaté dans ces coupes qu’il y a souvent la présence des couches d’argile parfois plastiques sur des profondeurs qui varient entre 20 et 55 mètres et avec des épaisseurs de 10 à 20 mètres. Mis à part certains mémoires d’ingénieurs, élaborés sur les données disponibles, les études existantes sont souvent sur des grandes échelles (Gonçalvès et al., 2013; Mansour, 2007; Oss.,

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2003a, 2003b, 2003c; Ould Baba Sy, 2005; Petersen, 2014) et ne permettent pas une bonne connaissance à l’échelle d’une oasis représentée dans le modèle. L’hétérogénéité dans les conditions lithologiques aura par conséquence des effets sur l’hydrodynamique souterraine, ce qui rend difficile de décrypter l’interférence possible entre les exploitations dans les forages et les foggaras.

Le géographe s’intéresse plus à l’aspect intervention et aménagement. La première question était sur le manque de certains aspects qui peuvent être déterminants dans certaines oasis comme les problèmes de salinité, d’ensablement et les disparités socioéconomiques entre les trois parties de la zone d’étude. La question suivante porte sur la possibilité d’utiliser le modèle pour aider à la décision sur les foggaras prioritaires dans les interventions de l’État. On a expliqué la difficulté de prise de décision sans un minimum maîtrise du contexte local. Il n’y a pas encore un bon mécanisme mis en place pour limiter l’installation des forages dans l’aire de captage des foggaras. En plus, on ignore encore l’aire d’influence des forages et des puits déjà existant. Il évoque le rôle de l’Agence Nationale des Ressources Hydrologiques (ANRH) qui valide les autorisations d’installation des puits et des forages et maitrise bien le contexte hydrogéologique à travers le réseau des piézomètres réparties sur la zone. L’hydrogéologue intervient une autre fois pour évoquer l’ambigüité susceptible d’avoir lieu dans un contexte pareil. La méconnaissance des caractéristiques fines du terrain peut nuire à la précision des résultats sur lesquelles les décisions sont prises. Outre ce handicap, une bonne partie des forages et surtout des puits restent illicites. En pratique, l’ANRH délimite des aires de protection de foggaras et sur lesquelles aucune exploitation par puits ou forage n’est autorisée. Cela sans doute contribue à la préservation des foggaras mais il reste, néanmoins, peu précis par rapport aux impacts possibles.

Trois éléments peuvent êtres relevés de cette discussion : primo, l’intérêt que porte chacune des interventions nous renvoie aux objectifs de l’élaboration du modèle. La pluridisciplinarité des études sur le système oasien reste théorique et limitée. Ainsi, nous visions l’élaboration d’un outil intégratif qui permet de mettre cette pluridisciplinarité en pratique. En effet, bien que chacun des intervenants discute plusieurs aspects intégrés dans le modèle (le social, l’économique et l’environnemental), le niveau de précision des questions varie d’un aspect à un autre. Secondo, les incertitudes que porte chaque intervenant à son domaine par rapport aux autres domaines considérés plus sûrs et maitrisables. Les chercheurs en sciences humaines pensent que les domaines des sciences physiques sont mieux maîtrisés et leurs résultats sont plus précis. C’est le cas ici de l’hydrogéologie considérée par le géographe

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comme moins problématique car mieux maîtrisée par des outils techniques et des méthodes de calcules précises, contrairement aux autres aspects socioéconomiques plus difficiles à résoudre. Le modèle, à ici bien joué son rôle d’objet frontière puisqu’il a permis aux deux chercheurs d’expliciter à l’autre les incertitudes liées à leurs disciplines respectives (ici l’hydrogéologue a pu expliquer pourquoi les données de l’ANRH n’étaient pas aussi précises que ne le pensait le géographe). Terzo et le plus important pour notre thèse, ces discussions montrent un très peu d’intérêt apporté à l’aspect institutionnel des foggaras. Le contexte hydrogéologique et la question des interventions d’aménagement préoccupent les discours à différents niveaux au détriment du rôle de la structure institutionnelle de gestion des foggaras.

3.2. La discussion avec les techniciens du terrain :

Par la présentation du modèle à deux ingénieurs du terrain (un hydraulicien et un hydrogéologue), dont un chercheur, nous avons fait un constat plus ou moins semblable. Les deux ingénieurs appartiennent à l’Observatoire de la Foggara, un organisme de l’État chargé des études diagnostiques sur les foggaras. Les travaux de l’observatoire portent sur les différents aspects du système oasien, social, économique, hydraulique, hydrogéologie, …etc. Néanmoins, la discussion portait surtout sur la problématique d’interférence forage et foggara. La première question de l’hydrogéologue est venue très vite et avant même de commencer la présentation : « avec le modèle, est-ce qu’on peut délimiter les aires de protection des foggaras sur lequel on peut interdire l’installation de forages et des puits ? ». La même

question d’incertitude sur l’interférence entre les forages et les foggaras se pose une autre fois. Pour le technicien de l’administration, une fois cet aspect est réglé, le reste est maitrisable et moins difficile. Après la présentation du modèle, la discussion continue toujours sur la question hydrogéologique de la zone et des cas de terrains pour montrer l’incertitude des études hydrogéologiques actuelles. Cette discussion relève aussi le même regard disciplinaire, et physique, au problème par les techniciens du terrain que par les chercheurs. Dans tous les organismes techniques qui interviennent dans les opérations d’aménagement et de réhabilitation des foggaras, et même de l’ensemble de l’espace oasien, les études portent principalement sur les aspects techniques (physiques) du problème. Les autres aspects socioéconomiques apparaissent dans ces études seulement sous formes monographiques très descriptives. Dans les organismes visités lors de notre travail de terrain depuis 2010, nous n’avons pas rencontré de spécialiste dans les questions sociales ou économiques de ces oasis. Le personnel était toujours fait des ingénieurs et techniciens hydrogéologues, hydrauliciens et agronomes.

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3.3. La discussion avec les oasiens :

Dans une troisième étape, le modèle a été présenté à cinq oasiens de l’oasis d’Ouled Aissa. Le groupe se compose de personnes d’âges, de niveau d’études et des activités différents (tableau 14). L’atelier a duré environ 2h et a été intégralement enregistré. Dans la suite du texte nous désignerons les participants par leur activité.

Tableau 14 : caractéristiques du groupe des oasiens auquel a été présenté le modèle

N° âge Niveau d’étude Activité

1 43 Moyen Transporteur de voyageurs

2 42 Moyen Cuisinier

3 36 Secondaire Policier

4 36 Secondaire Agent de l’administration 5 34 Universitaire Gestionnaire-économe

Après la présentation du modèle, nous avons lancé une simulation avec les mêmes paramètres de la simulation présentée dans la première section de ce chapitre. Le but est de montrer les dynamiques et les indicateurs que nous pouvons observer. Le changement de l’État des parcelles et des foggaras était le premier élément qui a attiré leur attention. Ils commencent à discuter en parallèle pour faire le lien entre une parcelle dégradée dans le modèle et son équivalent sur le terrain. Ils ont appelé les trois foggaras du modèle par les noms des trois foggaras encore fonctionnelles dans l’oasis. Le cuisinier qui possède une parcelle de deux hectares dans le nouveau périmètre de mise en valeur, suit l’état d’une parcelle située approximativement sur le même endroit dans l’espace du modèle. Petit à petit, une bonne partie des parcelles dans le secteur de mise en valeur ont été comparées aux noms des propriétaires qui possèdent des parcelles dans des situations similaires dans la réalité. À un moment donné, trois parcelles du secteur de mise en valeur ont changé d’état, de bon à moyen. Un membre dit « leur localisation spatiale semble très proche en réalité de celle des

parcelles de ma grandes famille et la grande famille de Kada [le transporteur] ». En parallèle une foggara dégradée a été comparée à une foggara qui a été entretenue ce jour même et qu’on a visité avant de faire la réunion. Pour le cuisinier, que nous avons rencontré participer à l’entretien le matin : « c’est ce qu’il va arriver à la foggara si on ne participe pas à son

entretien60 ». Nous avons posé une question sur les sanctions appliquées en cas de non

60

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participation à l’entretien et si on peut arriver jusqu’à exclure les non participants de leurs parts d’eau ? La réponse était : « il y avait des sanctions mais qui n’arrivent pas à les exclure

du groupe des propriétaires et cela jusqu’aux années 1982 ... actuellement ces règles ne sont pas appliquées car le monde a changé », on a demandé comment et pourquoi ? Kada répond : « pour pouvoir appliquer les mêmes règles, il faut que les foggaras et les anciens

jardins aient la même valeur … pour cela, il faut couper la route, l’électricité et tout les autres réseaux qui nous relient à la modernité, … sinon les propriétaires qui trouvent d’autres opportunités ailleurs ne vont pas les rater pour travailler les foggaras … même ceux qui participent encore sont moins motivés pour appliquer ces sanctions car souvent ils ont d’autres revenues en dehors des jardins ». Cet argument nous renvoie à l’importance de la

force des institutions (cf. chapitre I). Nous avons demandé si les propriétaires qui ne participent pas à l’entretien continuent quand même à exploiter leurs parcelles ? La réponse du policier était « non », alors que le cuisinier confirme l’inverse en disant que : « beaucoup

des non participants aux entretiens continuent à exploiter leurs parts d’eau dans leurs parcelles, … », il commence à citer les noms pour argumenter, cela a fait changer l’avis du policier. On est revenu sur l’analyse de Kada, qui a expliqué le recul du secteur traditionnel par le manque d’intérêt causé par l’ouverture des oasis sur l’extérieur, et lui demandé : Si cette ouverture des oasis était la cause de diminution d’intérêt dans les anciennes parcelles, comment peut-on expliquer alors le fait que beaucoup des oasiens de l’oasis ont exploité dans le secteur de mise valeur ? Pour lui : « d’un côté, la majorité des exploitations ont été financées par l’État. De l’autre côté, les gens pensaient que l’exploitation dans les périmètres de mise en valeur va être facile comme dans les anciens jardins … [On lui demande de

s’expliquer ?], … jusqu’au début des années 1990, la nappe était sur deux, trois ou quatre

mètres de profondeur au maximum. Le palmier dattier nécessitait l’irrigation pendant ses trois à cinq premières années seulement. Après, ses racines atteignent la nappe et même sans irrigation la production était importante. Les gens ont exploité les parcelles dans le nouveau périmètre car ils pensaient que ça sera pareil. Mais quelques années après, la nappe baissait et les palmiers ne donnent pas de résultat sans irrigation … au début des années 2000, on a déjà compris ça, mais l’arrivé du soutien de l’État [PNDA] fait que tous le monde cherchait l’équipement de sa parcelle, de l’agrandir ou même commencer sur une nouvelle, …dans tout les cas ils avaient rien à perdre tant que c’est l’État qui finance tout ».

Cette lecture nous renvoie à la question sur les frontières entre l’agriculture oasienne et l’agriculture saharienne (cf. chapitre III). Si les oasiens sont sortis des anciennes oasis, c’est

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pour essayer de les reproduire sur une échelle plus grande et avec le soutien de l’État. Les exploitations installées hors des nouveaux périmètres de mise en valeur sont généralement en contact de l’ancienne oasis avec des superficies qui ne dépassent pas 1 hectare. Par contre, dans le nouveau périmètre les exploitations ont de superficies entre 2 et 8 ha. Ainsi, l’échec dans le périmètre de mise en valeur est étroitement lié à la réussite des oasiens d’intégrer leurs pratiques oasiennes et leur capacité à façonner de nouvelles institutions pour favoriser une action collective qui permet d’affranchir les contraintes liées au milieu naturel et au nouveau contexte socioéconomique de la zone.

En synthèse des discussions, les réactions de différents groupes d’acteurs face au modèle confirme notre hypothèse présentée au début du chapitre précédent. En plus de l’avantage d’intégration de plusieurs thématiques que donne ce modèle multi-agents, il est aussi utile comme support de discussion entre les différents groupes d’acteurs ou même pour les membres d’un même groupe ayant des points de vue différents sur le système étudié. Les discussions ont permet de faire un croisement de ces points de vu, d’éclairer la complexité du système et de montrer les incertitudes dans les différents domaines thématiques.