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2. De la planification à la réalisation : l’État généreux, moteur de la mise en valeur agricole

3.2. L’agriculture entrepreneuriale

3.2.1. Les agriculteurs oasiens entre ambitions de durabilité et besoin de rentabilité

plasticulture destiné aux cultures des melons et pastèques. 20 ha de terrains, déjà exploités pendant plusieurs années par pivot, ont été consacrés à la culture du palmier dattier.

L’exploitation fait travailler huit ouvriers en permanence entre autochtones et émigrés des pays du sud de l’Algérie. Elle compte deux petites maisons pour les travailleurs, un grand appartement pour la famille du propriétaire, un bureau de travail, une petite mosquée et un parc du matériel agricole. L’investisseur habitait sur l’exploitation avec sa famille durant quelques années et s’est installé finalement dans la ville d’Adrar.

Dans ce type d’agriculture, l’exploitant n’a pas de relation avec le marché. Avec la CCLS, il est approvisionné en semences, en engrais et en matériel agricole nécessaire. La CCLS récupère directement la production et le risque lié au marché est nul. Ces avantages ont donc fait apparaitre des « investisseurs » sur fonds publics. Dans un autre périmètre à côté du premier, un autre investisseur a bénéficié d’un pivot et d’un forage équipé au début du programme de l’APFA. La terre et le matériel ont été abandonnés après six ans d’exploitation. En 2016, le même investisseur est revenu pour exploiter sur des nouveaux terrains, avec un nouveau pivot et forage équipé. Ces comportements n’existeraient pas si l’investissement était fait sur son propre argent.

3.2. L’agriculture entrepreneuriale :

Sur le terrain d’étude, l’agriculture entrepreneuriale est souvent mise en place dans les périmètres de la petite mise en valeur par deux catégories d’agriculteurs, chacune avec des acteurs, des logiques et des pratiques particulières :

3.2.1. Les agriculteurs oasiens entre ambitions de durabilité et besoin de rentabilité :

À travers les programmes mis en place par l’État, certains oasiens continuent à travailler la terre en essayant de passer d’une agriculture paysanne, qu’ils pratiquaient depuis plusieurs siècles, à une agriculture plus entrepreneuriale qui vise le marché local ou même national. Cependant, cela ne peut se faire sans s’affranchir des difficultés liées au contexte local de la zone. Le cas d’Ahmed est très illustratif ici. C’est est un jeune de 30 ans, descendant de l’oasis d’Ouadgha dans la commune de Fenoughil. Il vit dans une famille élargie avec ses parents, ses frères et sœurs. Les trois garçons de la famille dont Ahmed sont mariés.

Tandis que les trois frères occupent des postes de travail dans les administrations de l’État, un ingénieur et deux enseignants, les parents et les femmes de la famille s’occupent d’une parcelle dans le secteur traditionnel. Sur cette parcelle, la famille fait aussi de l’élevage de

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volaille. Le produit se vendait dans la ville d’Adrar, où ils avaient loué deux locaux de commerce. Après avoir eu son diplôme universitaire en 2011, Ahmed a intégré le poste d’enseignant dans une école moyenne. En parallèle, il montait un dossier pour avoir le soutien de l’État et un crédit bancaire dans le cadre de l’Agence Nationale de Soutien à l’Emploi des Jeunes (ANSEJ). Pour cela, il a loué une parcelle de mise en valeur à côté de son oasis et avec laquelle il a pu avoir le financement nécessaire pour l’achat d’un tracteur et une dizaine de serres en 2012.

L’accès à ce matériel agricole a encouragé Ahmed à quitter son poste de travail pour tenter l’agriculture entrepreneuriale. En 2013, il a acheté avec l’argent de la famille une exploitation agricole abandonnée dans le périmètre de la grande mise en valeur de Baamar pour un montant de 2 000 000 DA35. L’exploitation est d’une superficie de 50 ha et appartenait à quatre propriétaires dans le cadre d’une coopérative agricole de l’APFA entrée en exploitation en 1990, mais qui l’ont abandonnée en 2005. Elle est dotée d’un forage de 150 m, et d’un bassin de stockage d’une capacité d’environ 80 m3. La coopérative est arrivée à une situation de blocage après un désaccord entre les partenaires et leur incapacité à payer les charges de pompage et de gestion de l’exploitation.

Après deux ans d’exploitation en utilisant un générateur d’électricité bricolé, en 2016 Ahmed a acheté un transformateur électrique qui a lui coûté 700 000 DA36. Aujourd’hui, il exploite seulement 4 ha de cette exploitation. Un hectare partagé entre blé et pomme de terre, irrigué par un pivot artisanal (Ould Rebai et al., 2017) installé seulement cette année et dont les résultats ne paraissent pas bons pour Ahmed (photo 9). Il explique cela : « car je n’ai pas d’expérience en pivot …, c’est juste un essai ». Deux autres hectares sont destinés à la culture

des pastèques dont un hectare mis en culture depuis la fin du mois de janvier sous des petits tunnels en plastique et l’autre mis en culture à champs en fin du mois de février, « cela me

permet d’avoir une production de primeur, au moins deux mois avant la grande production dans le nord du payer. La production sera répartie sur une période plus longue de la saison qui colle ces années avec le mois de Ramadhan qui connaît une grande demande sur les pastèques et les melons ». Sur le quatrième hectare, il diversifie les cultures : tomates, oignons, ails, pois et laitue. Sur les trois hectares, l’irrigation se fait par goute à goute. La fertilisation du sol se fait par les apports du fumier et sans traitement chimique des plantes. Le problème de salinité est très remarquable sur les sols de l’exploitation (photo 10). Selon

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Environ 14 300 €. 36

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Ahmed, cela est dû à l’eau de l’irrigation qui n’est pas très bonne. Pour le travail, c’est Ahmed qui s’occupe tout seul de l’exploitation au cours de l’année, sauf pour certaines périodes de la semence pour laquelle il recrute un jeune de l’oasis.

Photo 9 : Culture sous pivot artisanal fabriqué localement dont la conception vient de la zone de Souf (S.Idda, février 2018).

Photo 10 : Cultures associés, irrigation goute à goute et salinité du sol dans l’exploitation d’Ahmed, périmètre de Baameur (S.Idda, février 2018).

Pour justifier la limitation de l’exploitation à 4 ha sur les 50 ha qu’il possède, la réponse était : « déjà avec les 3 hectares, je n’arrive pas à vendre mes produits. Au cours de l’année, le prix

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de la tomate atteint parfois 200 DA [l’équivalent de 1.4 €] sur le marché de la ville d’Adrar.

Dès que nous commençons la récolte locale, le prix baisse pour atteindre le dixième du prix soit 20 DA [l’équivalent de 0,14 €] ». Au cours de la période de la récolte, Ahmed passe l’après-midi sur sa parcelle pour faire la récolte et se déplace le lendemain matin avec sa petite camionnette pour vendre ses produits à la ville d’Adrar à environ 50 km au nord de l’exploitation. Pour améliorer la rentabilité de l’exploitation, il a monté un dossier pour avoir un crédit bancaire. Il vise l’installation d’un grand pivot pour irriguer entre 20 et 30 ha de céréales. Selon lui, c’est la seule culture avec laquelle la commercialisation ne posera pas de problème.

Ce cas relève le passage d’Ahmed, fils d’oasien, d’une agriculture paysanne dans le secteur oasien traditionnel à une agriculture entrepreneuriale dans le périmètre de mise en valeur. Bien que sa stratégie actuelle soit la production destinée au marché à la ville d'Adrar, les pratiques sont un mélange de paysannes et entrepreneuriales. Il prend tous les risques liés au contexte climatique local et au marché volatile et il a utilisé l’argent de la famille pour acheter l’exploitation. Pour minimiser le risque, il reste sur une petite production diversifiée de « cultures spéculatives » (Hadeid et al., 2018). En parallèle, il vise aussi une gestion durable de la terre pour laquelle il utilise le fumier et sans intrants chimiques. Il travaille souvent lui-même et sa production couvre aussi les besoins de la famille. Malgré l’accès aux subventions de l’État et au crédit bancaire sur le matériel agricole acheté, il n’est pas encore arrivé à rentabiliser son exploitation. Les risques liés au marché et aux conditions climatiques locales sont toujours présents, ce qui explique le choix de s’orienter vers la grande culture des céréales, comme le font les exploitants de la grande mise en valeur. Rester proche de l’État est la solution pour contenir ces risques à long terme.

3.2.2. Les agriculteurs venus du nord du pays, une agriculture transitoire :

Dans le cadre des programmes de l’agriculture saharienne, l’État a fait appel aussi aux agriculteurs du nord pour conquérir des nouveaux terrains dans le cadre de différents programmes de développement. Les périmètres de la grande et la petite mise en valeur dans la commune d’Aougrout dans le Gourara, à 70 km au sud de Timimoune, étaient l’une des premières destinations des agriculteurs venus du nord. Les motivations étaient nombreuses : la terre au prix du dinar symbolique, l’eau à quelques mètres de profondeur, le financement accordé et moins de vent par rapport aux autres parties de la zone. Les agriculteurs arrivés ont investi surtout dans la grande mise en valeur au début. Quelques années après, et avec la

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diminution des rendements, ils se sont orientés vers les cultures maraîchères dans des serres en tunnels jugées plus rentables.

La majorité de ces agriculteurs sont originaires de l’est du pays, la wilaya de Sétif en particulier. C’est le cas des exploitations dans le périmètre de Bouguemma situé à 10 km au nord d’Aougrout. Alors que les propriétaires des terrains sont des oasiens de la commune, l’exploitation se fait par des jeunes venus de la wilaya de Sétif. C’était le cas dans toutes les exploitations que nous avons visité depuis 2010 dans ces périmètres. Pour montrer les trajectoires de ce modèle d’agriculture, voilà l’exemple d’une exploitation d’un jeune de 41 ans, Mohamed, originaire de Sétif.

Il loue, depuis 6 ans, la terre d’un propriétaire autochtone de l’oasis. L’exploitation est de 4 ha de superficie. Le loyer est calculé chaque année en fonction du nombre des serres en tunnel qu’il met en culture. Le loyer est de 8 000 DA37 par serre exploitée et par an. La terre est louée avec un forage non équipé mais branché sur le réseau d’électrification. La main d’œuvre vient du nord, ses frères et cousins en particulier, et parfois des maliens et nigériens. Cela s’explique par le fait que la main d’œuvre locale s’oriente vers des métiers plus rentables comme les chantiers des hydrocarbures en plein développement dans la zone.

La stratégie du locataire est de rentabiliser la terre au maximum. Pour cela, il fait des amendements surtout du fumier de poules qu’il fait venir du nord et des engrais. Il utilise aussi des pesticides pour la lutte contre les maladies ou même à des fins préventives. Chaque serre est exploitée pour deux ans sur le même endroit et sera déplacée sur une nouvelle partie de l’exploitation. Le locataire justifie cela par la diminution remarquable de la production après la deuxième année. A la fin du tour, il doit chercher un nouveau terrain qui n’a été jamais mis en culture pour le louer.

Après quelques années d’expérience, tous les exploitants sur le périmètre s’orientent vers la production du concombre et beaucoup moins les tomates. Le locataire justifie ce choix par le prix intéressant du concombre sur le marché et sur une longue période de l’année (novembre-mai). Il précise : « c’est une production de contre saison, avant l’arrivée de la production de Tipaza qui fait baisser le prix qui ne suffira même pas à couvrir les frais d’emballage à partir du mois de mai. L’autre avantage du concombre est sa capacité de rester en bon état sur une longue période, contrairement aux autres produits qui ne peuvent pas résister aux conditions du transport vers le nord du pays sur environ 1400 km de distance vers le marché du gros de

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Chelghoum El Aid dans la wilaya de Mila, … le marché est bien en situation de monopole.

Même si on est originaire de la zone, nous sommes obligés de passer par certains ‘‘manipulateurs’’ du marché pour pouvoir vendre nos produits ».

Le propriétaire de la terre a aussi sa propre stratégie. Il ré-exploite les terrains déjà utilisés et libérés par le locataire. Les restes des engrais et de la matière organique dans le sol permettent de développer certaines cultures. Ces dernières sont diversifiées entre cultures maraîchères (oignon, fève, ail, melon et pastèque) et céréales (blé et maïs) (photos 11 et 12). En parallèle, le palmier dattier est implanté sur l’ensemble de la partie cultivé, « les exploitations sont ainsi en évolution constante, jusqu’à la mise en place et l’installation de palmiers, gage de pérennité ». C’est la même trajectoire observée dans la wilaya de Biskra dans l’ouest algérien (Amichi et al., 2015). L’irrigation se fait par goute à goute par le même forage utilisé par le locataire et les deux participent au payement des frais d’électricité qu’ils estiment conjointement.

Photo 11 : Exploitation d’une parcelle par le propriétaire après le déplacement des serres du locataire et diversification de cultures (laitue, carottes, pomme de terre, ail, et maïs). Irrigation

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Photo 12 : Culture de pastèque dans des petites serres tunnel, blé en arrière-plan et palmier dattier sur l’ensemble de la parcelle (S.Idda, février 2018).

Le propriétaire recrute un ouvrier nigérien en permanence. Il habite dans l’exploitation et son salaire est de 30 000 DA (214 euros), soit environ 1,6 fois le Smig en Algérie. Il s’occupe de l’irrigation des cultures et de la réalisation des palissades en palmes. Une bonne partie de la production est destinée au marché local et le reste pour les besoins de la famille du propriétaire. Les revenues de la location de la terre et de la vente des produits arrivent à peine à payer le salaire de l’ouvrier. L’avantage du propriétaire est d’avoir son exploitation avec un sol plus au moins travaillé et des palmiers dattiers au stade de production à la fin du contrat de location, sans beaucoup de dépenses de sa part.

La contrainte principale exprimée par le locataire est la difficulté d’accès au foncier agricole. Des dizaines de dossiers ont été déposés par les locataires pour cette fin depuis plusieurs années. L’accès aux terrains reste bien réservé aux habitants de la commune. Dans certains cas, ces jeunes continuent plusieurs années dans la location et suivent en parallèle leurs dossiers de demande de terrain. Cette période leurs permet de bénéficier de statut de résident au niveau administratif et un peu moins au niveau social.

Cet exemple relève deux types d’agricultures différentes entre le locataire et le propriétaire de la terre :

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a) Le locataire :

C’est une stratégie de court terme, sa logique est de maximiser la rentabilité des cultures intensives et de gagner plus d’argent pour pouvoir agrandir les superficies cultivées ou même passer à une exploitation de la grande mise en valeur. Ses pratiques sont intensives : il utilise les serres, la fertilisation du sol, le traitement chimique des plantes, le déplacement des serres chaque deux ans et le choix des cultures les plus rentables. Le choix de la culture des concombres après plusieurs années d’essais montre qu’il y a bien un apprentissage issu des expériences passées.

Pour minimiser les risques du marché, le locataire s’adapte aux spécificités géographiques de la zone. Il assure lui-même le transport de sa production et intègre le réseau de commercialisation dans les marchés au nord du pays. Il utilise une main d’œuvre venue du nord et qui a déjà de l’expérience dans cette agriculture. Il s’intègre socialement pendant plusieurs années en permettant au propriétaire d’exploiter en parallèle et utiliser le même forage. Cependant, cette agriculture pose des problèmes d’ordre écologiques et de qualité de produits. Le fumier de poule apporté du nord vient d’un élevage intensif de volaille et l’utilisation des pesticides restent susceptibles de nuire à la qualité des produits. Cette année par exemple, ces agriculteurs déclarent l’atteint des concombres par une maladie qui résiste même aux traitements (photo 13). Les apports de fumier du nord peuvent transmettre de mouvais herbes qui n’existaient pas dans la zone. Ce phénomène on l’avait remarqué dans d’autres périmètres et parfois mêmes dans les anciennes oasis par l’utilisation des semences et de certains aliments de bétail venues du nord.

Photo 13 : Concombre touché par une maladie dans le périmètre de Bouguemma (S.Idda, février 2018).

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Ce modèle est caractérisé par une courte trajectoire. L’entrepreneur locataire garde ce même statut pendant plusieurs années. Dans certains cas, il devient propriétaire de terre qui lui permet soit de garder le même type d’agriculture entrepreneuriale, surtout si l’exploitation agricole est dans la petite mise en valeur, ou de passer à une plus grande exploitation, parfois en maintenant des pratiques entrepreneuriales, si l’exploitation est dans la grande mise en valeur. C’est le cas ici d’un autre jeune originaire de Sétif et locataire de terre depuis 7 ans. Après plusieurs années, en 2017, il a pu avoir l’accès à 100 ha dans le périmètre de la grande mise en valeur d’Aougrout. Sa nouvelle stratégie est de garder la production sous les serres et minimiser les risques en intégrant le modèle de l’agriculture rentière sur la même exploitation. Pour ce dernier, il a installé un pivot subventionné par l’État qui lui permet de faire de la céréaliculture, dont l’accompagnement est assuré aussi par la CCLS, et d’accéder aux crédits bancaires en cas de nécessité.

b) Le propriétaire :

Sa stratégie vise le moyen à long terme. Il est satisfait de l’état du sol qu’il considère favorable pour atteindre son objectif de production. L’essentiel pour lui est d’avoir, dans quelques années, une exploitation bien protégée en palissades38 et les palmiers dattiers productifs avec le moindre coût possible. Il assure ses besoins en produits agricoles et diversifie ses revenus en parallèle par le travail dans un autre secteur en dehors de l’agriculture. L’éloignement du périmètre de l’ancienne oasis et la présence des travailleurs du locataire sur l’exploitation ne permet pas l’intégration des femmes de la famille dans le travail sur l’exploitation. Ainsi, le recrutement du nigérien était la réponse adoptée même si le coût est élevé par rapport aux revenus de l’exploitation.