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2. DÉFINITIONS DE LA PENSÉE CRITIQUE ISSUES DES SOINS INFIRMIERS

2.9 Évaluer la pensée critique en milieu clinique

Comme nous l’avons vu précédemment, il existe plusieurs modèles et définitions de la pensée critique en soins infirmiers et il n’existe pas de consensus sur le modèle ou la définition à privilégier. Il en va de même en ce qui concerne son évaluation. En fait, en soins infirmiers il n’existe pas de consensus sur le fait que la pensée critique est un processus ou un résultat (Bittner et Tobin, 1998). Notre définition nous positionne entre ces deux écoles de pensée. Nous sommes d’avis que la pensée critique est un processus de pensée qui mène à un résultat certes, mais nous croyons que ces deux composantes sont indissociables puisque nous sommes dans un contexte professionnel. L’outil que nous allons construire devra donc permettre d’avoir accès à la fois aux processus de pensée et aux résultats de ces processus; soit la prise de décision par les étudiantes et étudiants en soins infirmiers lorsqu’elles et ils seront en milieu clinique.

En effet, il nous apparaît imprudent de dissocier ces deux composantes pour des fins d’évaluation. Comment s’assurer que le résultat des processus de pensée est le fruit de la pensée critique et non du hasard si nous n’avons pas accès à ceux-ci? À l’inverse, une étudiante ou un étudiant pourrait utiliser adéquatement certains des processus de pensée associés à la pensée critique, ce qui la ou le mènerait à une décision clinique qui pourrait tout de même être erronée puisqu’elle ou il n’a pas appliqué la pensée critique à l’ensemble de sa réflexion. Pensons par exemple à une étudiante ou un étudiant qui produit un jugement ou un acte infirmier après avoir analysé la situation à partir des données disponibles. Toutefois, l’étudiante ou l’étudiant n’aurait validé que les données ou informations disponibles dans le dossier et aurait omis de valider celles obtenues par la patiente ou le patient. Le résultat du processus serait la production d’un jugement ou un acte infirmier partiellement adapté au contexte. En considérant la pensée critique comme un résultat, nous serions forcés de conclure que l’étudiante ou l’étudiant ne démontre pas de pensée critique alors

qu’elle ou il en maîtrise certains éléments. Dans un contexte évaluatif, il nous apparaît plus juste et plus équitable pour les étudiantes et étudiants de concevoir la pensée critique comme un processus de pensée qui mène à un résultat. Dans le cas de la discipline infirmière, nous appellerons ce résultat le jugement infirmier ou un acte infirmier.

Dans la littérature, divers instruments sont proposés pour évaluer la pensée critique. Ces instruments de mesure et de collecte d’informations se situent sur un continuum quantitatif/qualitatif (Boisvert, 2000). Par ailleurs, la plupart des instruments de mesure à vocation quantitative de la pensée critique, plus particulièrement les tests standardisés, ne constituent pas des outils de choix pour évaluer la pensée critique en soins infirmiers (Tanner, 2005). Plusieurs auteurs sont d’avis que puisque ces tests ne sont pas spécifiques aux soins infirmiers, ils ne tiennent pas compte des particularités qualitatives de la pensée critique propres au contexte des soins infirmiers (Brunt, 2005a, 2005b; Dexter, et al., 1997; Simpson et Courtney, 2002; Soukup, 1999), qu’ils ne tiennent pas compte des aspects réflexifs et contextuels de la pensée critique (Hicks, 2001) et qu’ils ne mesurent pas les variables adéquates pour démontrer l’influence de celles-ci sur le développement de la pensée critique en soins infirmiers (Staib, 2003). Les résultats de recherche sont contradictoires; lorsque ces tests ont été utilisés pour mesurer le développement de la pensée critique en lien avec l’exposition à une autre variable, certaines recherches ont démontré une amélioration du développement de la pensée critique alors que d’autres ont démontré une régression ou une stabilité (Adams, 1999; Magnussen, Ishida, et Itano, 2000; Sorrell, Brown, Silva, et Kohlenberg, 1997). Une autre limite identifiée par Ku (2009) est que ces tests ne permettent pas de déterminer l’écart potentiel entre les pratiques déclarées lors du test et les pratiques effectives en situation réelle. De plus, « aucun de ces tests ne permet d’examiner comment se co-construisent les pratiques critiques dans et par l’interaction » (Gagnon, 2011). Pour sa part, Brunt (2005b) affirme que les outils pour mesurer la pensée critique doivent être spécifiques à la discipline infirmière afin de mesurer les compétences qui peuvent être attribuées

à la pensée critique dans la pratique professionnelle. Cette constatation vient confirmer la pertinence de notre recherche et met en lumière le besoin de développer un outil d’évaluation qui tient compte des particularités du contexte professionnel dans lequel s’exerce la profession infirmière.

Outre les tests standardisés, plusieurs autres moyens et instruments d’évaluation de la pensée critique ont été étudiés dans différentes recherches. À l’instar de Boisvert (1997), Brunt (2005b) est d’avis que les textes écrits constituent un moyen de choix pour évaluer la pensée critique, puisque cet instrument permet d’évaluer les capacités d’analyse et d’évaluation des étudiantes et étudiants. Boisvert (1997) identifie aussi l’essai argumentatif, les questions ouvertes, le journal de bord, l’observation directe des élèves en classe et l’entrevue individuelle comme des moyens appropriés pour évaluer la pensée critique et recommande l’usage de techniques qui donnent l’occasion aux individus de fournir des réponses élaborées et personnelles (Boisvert, 2000). En contexte clinique, les travaux de stage peuvent permettre aux professeurs de retracer des indicateurs de la pensée critique à condition que ceux-ci soient conçus de façon à ce que les étudiantes et étudiants explicitent les étapes de leur raisonnement et les facteurs qui l’ont influencé. Cependant, Brunt (2005a) rappelle qu’il est primordial de s’assurer que les habiletés de pensée critique démontrées par l’étudiante ou l’étudiant aux tests écrits ou dans les travaux de stage se transmettent également dans sa pratique professionnelle. Utilisé seul, ce type d’instrument présente une limite importante, comme le mentionne Gagnon (2011) :

[dans la mesure où les travaux de stages, les textes ou les] essais sont rédigés de manière individuelle, ils ne permettent pas de prendre en compte le caractère social des pratiques critiques, pas plus qu’ils ne donnent un accès aux façons dont les participants mobilisent des ressources externes ou du milieu. (Gagnon, 2011, p.129)

Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que durant les stages en milieu clinique, chaque professeur supervise six étudiantes ou étudiants à la fois. Il faut donc multiplier par six le temps consacré à la correction des travaux de stage pour chaque travail qui est demandé aux étudiantes et étudiants. Dans cette optique, les tests écrits

et les textes ne nous semblent pas le moyen à privilégier puisqu’ils nécessitent beaucoup de temps autant pour les étudiantes et étudiants que pour les professeures et professeurs qui en feront la correction. De plus, ce mode d’évaluation ne nous permettra pas de nous assurer que les étudiantes et étudiants sont capables de démontrer les mêmes habiletés de pensée critique dans la pratique professionnelle qu’à l’écrit.

Nous sommes du même avis que Dexter et al. (1997) qui soutiennent qu’il sera toujours nécessaire d’évaluer la pensée critique en utilisant de multiples instruments d’évaluation qui tiennent compte du contexte disciplinaire. Ces auteurs sont d’avis que les tests écrits constituent une solution viable à condition qu’ils visent beaucoup plus que l’apprentissage par cœur des connaissances et qu’ils soient accompagnés par une observation directe et incluent une rétroaction sur les processus de pensée des étudiantes et étudiants, tant en classe qu’en milieu clinique.

Pour leur part, Facione et Facione (1996a) sont d’avis que plusieurs types de travaux produits par les étudiantes et étudiants peuvent permettre de retrouver des traces de la pensée critique, par exemple, la rédaction d’une critique d’un article scientifique ou la préparation d’un plan d’intervention pour une ou un patient. De plus, ils croient que des instruments d’évaluation conçus spécifiquement pour l’évaluation en milieu clinique qui permettent d’observer les capacités de résolution de problème et les processus de pensée sont adéquats pour évaluer la pensée critique.

À l’instar de Facione et Facione (1996a), Jacobs et al. (1997) ont également identifié le plan d’intervention comme un instrument efficace pour évaluer la pensée critique lorsqu’il est utilisé par la ou le superviseur en milieu clinique. Cependant, la principale limite de cet instrument est qu’il est très difficile, voire même impossible, d’identifier les indicateurs de pensée critique pour toute personne qui n’est pas au fait des détails du contexte et de la situation de la patiente ou du patient pour lequel ce plan d’intervention a été rédigé. Jacobs et al. (1997) sont d’avis que les formules

d’évaluation conçues spécifiquement pour l’évaluation en milieu clinique sont des instruments appropriés à condition que les indicateurs de la pensée critique y soient inclus et détaillés.

Pour Soukup (1999), on peut évaluer certains aspects du jugement clinique en examinant les résultats qui découlent des décisions prises par l’étudiante ou l’étudiant. Il est alors nécessaire d’analyser aussi les processus qui l’ont mené à cette décision, par exemple, en la ou le questionnant sur les critères et les raisons qui ont orienté la prise de décision. Cependant, plusieurs facteurs comme :

le risque, l’urgence de la situation, les conséquences possibles, les expériences antérieures, les connaissances disponibles, les valeurs et l’anxiété viennent influencer les décisions prises par les étudiantes et étudiants et il peut être difficile de tirer des conclusions appropriées en étant un observateur externe de la situation. (Traduction libre, del Bueno, 1983)

Comme Oermann (1999) et Facione et Facione (1996b), nous croyons que pour évaluer la pensée critique en contexte clinique, il est nécessaire d’utiliser une stratégie d’évaluation qui focalise sur les processus de pensée qui sont intervenus dans la prise de décision ou le jugement infirmier et qui permet de les extérioriser afin qu’ils puissent être observés par une ou un évaluateur. L’outil d’évaluation devra donc être construit de façon à recueillir des données à partir de l’observation des étudiantes et étudiants alors qu’ils sont en situation de soins et permettre un accès aux processus de pensée qu’elles et ils ont utilisés dans ces mêmes situations. En effet, c’est en demandant aux étudiantes et étudiants d’analyser les situations de soins auxquelles elles et ils ont participé, d’identifier les alternatives, de choisir celle qui leur paraît la plus appropriée et d’expliquer les fondements derrière chacune de leurs décisions, de façon verbale ou écrite, que l’on peut évaluer le mieux la pensée critique (M. H. Oermann, Truesdell, et Ziolkowski, 2000). Ce n’est que lorsque nous aurons réponse à ces questions que nous serons en mesure d’affirmer que les pratiques observées découlent de la pensée critique ou non. Il sera donc nécessaire

que notre outil permette d’avoir accès à la fois aux résultats de la pensée critique et aux processus de pensée qui sont à la base du jugement infirmier tout en tenant compte du contexte unique de chaque situation. Il est donc essentiel que l’observation en situation soit partie intégrante de l’instrument d’évaluation que nous allons construire au même titre qu’il est essentiel d’avoir accès aux processus de pensée des étudiantes et étudiants. En effet, pour être en mesure de vérifier que les pratiques observées découlent de la pensée critique, il faudra être en mesure de les relier au contexte dans lequel elles sont énoncées, aux concepts auxquels elles se rattachent, aux questions que l’étudiante et l’étudiant se sont posées avant d’agir, aux rapports au savoir, etc.

TROISIÈME CHAPITRE

LA MÉTHODOLOGIE

Dans ce chapitre, nous présentons le cadre méthodologique retenu pour la recherche. Nous traitons du type d’essai que nous allons produire, du type de recherche que nous allons mener ainsi que de notre posture épistémologique, de l’approche méthodologique, des considérations éthiques en lien avec la recherche et des critères de rigueur scientifique retenus pour assurer la viabilité de notre démarche de recherche.