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Émergence d’une politique de la mémoire : quelques repères

2.1 - Mémoires, écritures distribuées et normalisation. 52 2.1.1 - Le procès de normalisation dans le domaine numérique. 53 2.2 - Normalisation et communautés de recherche. 55

Les mémoires numériques, les nouveaux logiciels et les nouvelles formes organisationnelles, affectent sérieusement ce procès.

Parmi les textes et programmes de recherches fondateurs qui expriment l’émergence, par exemple aux États-Unis, d’une nouvelle économie politique de la mémoire et la mise place progressive de réseaux d’information- communication distribués quatre repères nous semblent importants.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Vannevar Bush, qui avait, au milieu des années trente, proposé avec le Memex un premier dispositif de séléction- association de documents mis sur microfilm et dirigé le projet Manhattan, publie un texte programmatique dans la revue “ Atlantic Monthly Review ”1. Ce

texte à partir des deux premiers constats relevés en introduction, exprime l’idée que nous sommes mis en demeure d’avoir à inventer de nouveaux outils, techniques intellectuelles capables “ d’accroître les capacités analogiques et associatives du cerveau humain ”. Et il inscrit d’emblée sa démarche à la suite des grandes traditions humienne et leibniziennne.

Un des problèmes notés par Bush était le suivant : “ Our inaptitude in getting at the record is largely caused by the artificiality of systems of indexing. When data of any sort are placed in storage, they are field alphabetically or numerically, and information is found (when it is) by tracing it down from subclass to subclass. It can be only one place, unless duplicates are used ; one has to have rules as to which path will locate it, and the rules are cumbursome. Having found one item, morever, one has to emerge from the system and re- enter on new path ”

Mais la caractéristique majeure du Memex de Bush ne résidait pas seulement dans ses capacités de recherche et d’annotation mais plus fondamentalement dans le caractère associatif de son indexation. Ce qui constituera la base des systèmes hypertextuels numériques sous la forme de capacités à créer des liens entre documents.

Pour revenir au texte de V. Bush “ As we may think ”, texte largement diffusé, à partir de mai 1945, il va irriguer la réflexion d’un nombre important de chercheurs, de politiques, de dirigeants d’entreprises, de documentalistes et susciter un certain nombre de programmes de recherche et d’expérimentation. Ces programmes concernent, entre autres, la réorganisation des programmes R&D, civils ou militaires, publics ou privés, des grands fonds documentaires, des dispositifs innovants. Les constats et propositions de V. Bush co-habitent avec la naissance de l’informatique, l’aube de la guerre froide et des grands programmes liés à la course aux armements, à la machinerie de la dissuasion

1

V. Bush, “ As we may think ”, The Atlantic Monthly Review, 1945.

nucléaire en cours de développement. Ils et elles sont repris sur fond de développement de la première cybernétique qui va triompher lors du colloque de Hixon en 1948. La décennie 50 verra la croissance informatique prendre de l’ampleur, la question du temps partagé occupant un des centres de la scène. À la fin des années 50 et au tout début des années 60, les grandes bases de données numérisées commencent à s’imposer et dans le domaine scientifique et technique en particulier, la mise ne service de l’ISI 2 et de ses deux bases

principales le SCI (Science Citation Index) et le SSCI (Social Science Citation Index) expriment la conscience qu’ont une partie des élites américaines de se doter de nouveaux moyens de mise en visibilité des activités de recherche. Cette mise en visibilité étant destinée à une meilleure évaluation-gestion de la recherche, tant d’un point de vue cognitif que du point de vue d’une politique (impériale ?) de la technoscience. C’est aussi à cette époque que le programme d’une science de la science va se développer, programme dédié à la mise en visibilité des fronts de recherche, des collèges invisibles et qu’exprimera dans ses ouvrages par exemple, avec brio, D. de Solla Price 3.

Pendant cette période, le vaste système de commandement nucléaire se met en place et la gestion des ressources informationnelles et communicationnelles en réseau, se trouve mise au cœur des préoccupations. Le début des années 60 se trouve aussi être dominé, dans ces domaines par la constitution de programmes de recherche concernant “ l’augmentation de capacités intellectuelles”.

Relativement éloignés des imaginaires naissants et hérités de la robotique et du “fantasme” du cerveau humain par un cerveau artificiel le mimant (si possible de manière plus performante), ces travaux concentrent leurs efforts sur les manières d’accroître la performativité des dispositifs hybrides que sont par exemple les laboratoires de recherche. Sous l’impulsion de D. Engelbart 4

(l’inventeur un peu plus tard, de la souris) et de Licklider (Man-Computer Symbiosis) ces travaux se donnent pour tâche essentielle de réfléchir aux diverses manières de faire coopérer efficacement les différents actants impliqués, étant entendu que, parmi ces derniers, les actants non-humains se mettent à proliférer. Nouvelles mémoires, réseaux, ordinateurs, logiciels, interfaces et médiations numériques de toutes sortes posant de nouveaux problèmes, suscitant de nouvelles résolutions de problèmes anciens. Les travaux dans les domaines du “Computer-Supported Cooperative Work”, (CSCW), du “Groupware”, de “l’Intellectual Teamwork” (Social and technological foundations of

2

ISI (Insitute for Scientific Information).

3

De Solla Price, (1972), Science and Suprascience, Paris, Éditions Fayard; Voir aussi X.

Polanco Solaris N°2, http://www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris

4

D. Engelbart. (1963), “ A conceptual framework for the augmentation of man’s intellect ”,

Cooperative Work), des “ Sociomedia ” (Multimedia, Hypermedia and the social

construction of Knowledge), prenant sans cesse de l’ampleur.

Ce sont dans ces équipes que se mettent donc en place, en n’en pas douter, les fondements des réflexions et expérimentations actuelles concernant le caractère coopératif, collectif du procès de travail, les nouvelles intelligences collectives, ce que l’on appelle à présent la cognition, l’intelligence distribuée. En parallèle, les réflexions engagées autour du document électronique, numérique et de la textualité vont converger et s’incarner dans les programmes de recherche de T. Nelson 5 qui au milieu des années 60 a donc proposé un

nouveau schème d’écriture et de gestion non-linéaire, associatif, des mémoires numériques émergentes, schème qu’il va appeler “ hypertextuel ”. Cette notion d’hypertextualité qui va dans les 25 ans suivants imprégner nombres de recherches resurgira avec succès au tout début des années 90 en s’incarnant dans le Web, développé par les chercheurs du CERN, à Genève.

L’hypertextualité dans un contexte numérique s’inscrivant au plus près du programme de Bush, afin de permettre le développement de systèmes d’écritures capables de favoriser les modes fondamentalement associationnistes, analogiques, de l’activité intellectuelle.

Du côté des réseaux, le rapport Baran 6 va ébranler, contre “l’establishment ” des

grandes entreprises de communication, en particulier téléphonique, les schèmes traditionnels et introduire la notion de réseau distribué, a-centré, c’est-à-dire fonctionnant indépendamment d’une instance centrale.

Loin de nous de faire ici une histoire précise, complexe de cette période. A. Serres dans sa thèse 7 Histoire d’un système d’information : l’émergence d’Arpanet décrit

avec finesse, l’entrelacs des convergences, des problématiques théoriques, des intérêts hétérogènes qui sont alors convoqués. Cybernétique, problème du

Time-Sharing, émergence de l’informatique interactive, constitution de groupes et de micro réseaux ad hoc... Ces repères, bien que légitimes, n’exprimant que très imparfaitement les enchevêtrements des influences, des traductions, des chaînes d’actants, des schèmes conceptuels mis en jeu. Toutefois ils représentent les principaux pôles à partir desquels l’essentiel de ce qui touche à la question politique et cognitive de la mémoire dans le contexte des réseaux capitalistes américains va s’organiser, être organisé.

Ces repères, ces programmes affirment un certain nombre de positions et de postures. Tout d’abord, ils pensent les mondes comme unités à construire. Deuxièmement, ils sont d’emblée hors du grand partage, en ce sens qu’ils

5

T. Nelson (1965), “ A file structure for the complex, the changing and the indeterminate ”, ACM 20 th National Conference et “ All for one and one for all ”, Hypertext’87

6

Rapport Baran, (1964), http://www.rand.org

7

A. Serres, Histoire d’un système d’information : l’émergence d’Arpanet, Thèse, 2000, Université de Rennes II, à paraître.

conçoivent, peu ou prou, les activités cognitives, les activités innovantes, les processus de création-altération comme co-émergences à partir du creusement intensif du couplage structurel cortex-techniques, cortex-systèmes d’écritures, cortex-mémoires externes. Troisièmement ils pensent la constitution des collectifs à partir de positions associationnistes ouvertes. Quatrièmement, ils proposent un ensemble de formes organisationnelles prenant en compte des dimensions jusque-là, sinon négligées du moins sous-estimées, c’est-à-dire les dimensions émergentes, a-centrées voire auto-organisationnelles.

Au terme de ces quarante années, nous sommes pour partie dans cette postérité-là. Sous l’égide de Tim Berners Lee 8, la convergence de ces quatre

“ virtualisations ” va s’incarner dans l’avènement du second réseau Internet à savoir le World Wide Web. Les technologies et les systèmes d’écriture, de transmission, (Http, Sgml-Html, Url...) développées pour créer le W3, l’ont été dans le cadre conceptuel, technique voire philosophique, hérité que nous venons brièvement de décrire.

Le premier Internet et plus encore le second peuvent être considérés comme un nouveau système d’écriture, un nouveau système distribué de la mémoire, un nouveau mode de transmission distribué et en tant que tel porteur de technologies favorisant des nouveaux modes de travail coopératif, de nouveaux modes de pensée associationnistes, de traitements documentaires, enfin de nouvelles “ traces ” et des modes de représentation des activités cognitives en général et des activités socio-politiques en particulier.

Dans le document intitulé “ Information management : “ A proposal ” 9, au

milieu des années 89 et 90, Tim Berners-Lee justifiait ainsi le choix d’une approche hypertextuelle en vue de développer les technologies de base du W : “ il s’agit de mettre au point un vaste système de mémoire distribuée, au sein du CERN, permettant de créer des conditions favorables au travail collectif, à la création de nouvelles communautés émergeant au plus prés des travaux et des intérêts des équipes de chercheurs ”.