• Aucun résultat trouvé

De l’italien vers le français : étude comparative des vocalismes, appuyée

II.4 Conclusion, discussion et perspectives de recherche

II.4.1 À propos des espaces acoustiques vocaliques

L’examen comparatif des espaces vocaliques en situation tonique F1/F2 et F2/F3 pour 13 locuteurs

italophones met en évidence l’absence d’uniformité des distributions entre les sujets, ce qui est un résultat attendu au vu de l’existence des variétés régionales de l’italien et de l’influence des dialectes sur ces variétés (cf. section I ; ISTAT, 2007). Les données sociolinguistiques sur nos sujets montrent une immigration dans la région piémontaise pour la plupart d’entre eux (cf. Section II.2.2.2). La variabilité des espaces acoustiques observée en situation tonique (de 5 à 7 phonèmes vocaliques) pourrait trouver une origine dans la variété des régions géographiques de provenance des sujets et dans la variété concomitante des italiens régionaux comme rapporté entre autres par Mioni (1973) et Canepari (2006) ou dans les types de protocoles en production. Le nombre de voyelles atones relevées dans la tâche correspondant au texte lu est systématiquement de 5 voyelles

pour tous les locuteurs, ce qui prolonge les résultats relevés dans la littérature concernant l’italien langue maternelle (Mioni, 1973 ; Babini, 1997 ; Calamai, 2005 ; Canepari, 2006 ; cf. Section II.1) et ayant montré que la disparité des systèmes vocaliques en situation tonique s’efface en position atone, /ε ɔ/ n’existant qu’en situation tonique (Vaissière, 2006).

Par ailleurs, comparativement aux observations relevées en position tonique, la surface de l’espace acoustique est réduite en position atone chez tous les sujets. Comme décrit par Savy et Cutugno (1997), un déplacement des réalisations vocaliques vers le centre de l’espace acoustique est observé, correspondant à une centralisation des réalisations vocaliques, principalement pour les catégories moyennes /e ɛ o ɔ/ et pour /a/. Ce résultat, qui pourrait résulter d’une durée d’émission réduite des voyelles atones, concorde avec les hypothèses

de Lindblom (1963 ; 1990b) qui a suggéré un lien entre accent de mot, durée de la voyelle et qualité de

l’articulation. La durée peut effectivement être une explication d’un meilleur contrôle des gestes et ainsi d’une meilleure atteinte de la cible articulatoire (cf. la notion de undershoot target : ibid.). À but comparatif, a été effectuée une mesure des durées moyennes des réalisations vocaliques en position tonique vs atone de /e/ d’une part et de /ɛ/ d’autre part, produites par les 13 locuteurs italophones dans les tâches de phrases lues et du texte lu59. Le résultat, présenté Figure II.35, indique dans le cas de /e/ (à gauche) que les réalisations toniques (couleur

unie) peuvent présenter une durée moyenne plus longue que les réalisations atones (hachures), ce qui est un résultat conforme aux travaux précédemment évoqués. En revanche, dans le cas de /ɛ/ (à droite dans la Figure II.35) qui correspond à un degré d’aperture mi-ouvert, la durée d’émission en situation atone est plus longue qu’en situation tonique, résultat qui interroge le statut de la voyelle chez les locuteurs testés.

59 La tâche 3 n’a pas été considérée pour ces analyses pour deux raisons. Les sujets avaient pour consigne d’allonger la durée

d’émission des voyelles toniques, donc la durée des voyelles cibles n’est pas naturelle. Les voyelles atones n’étaient présentes que dans le groupe verbal assurant le sens de la phrase mais exclu des observations.

Figure II.35Durée moyenne et écart-type des voyelles /e/ et /ɛ/ produites par les 13 locuteurs italophones en langue maternelle pour les tâches de lecture 1 et 2 (en uni : les voyelles toniques, en hachuré : les voyelles atones).

On observe également un effet de l’accent (tonique vs atone) sur la taille des ellipses et le taux de recouvrement entre catégories. En situation atone, les nuages de points sont globalement plus étendus et se chevauchent davantage, confirmant entre autres les observations de Calamai (2002) et Albano Leoni et Maturi

(1994). Perrier et al. (1996) ont à ce sujet montré que l’accent et le débit (lent vs moyen vs rapide) impactent la

variabilité et la valeur des formants. L’impact du type de tâche apparaît d’ailleurs à travers la variabilité des réalisations : par catégorie vocalique, une variance phonétique accrue est observée sur les figures dans les tâches des phrases lues et du texte lu par rapport à la tâche de voyelles tenues.

Les conclusions des travaux cités précédemment pourraient expliquer ce résultat. Dans la tâche de voyelles tenues dans laquelle les participants avaient pour consigne d’augmenter la durée des voyelles lues, il est prédictible que les gestes articulatoires aient été amplifiés et mieux contrôlés et que la cible prototypique de chaque voyelle ait été mieux atteinte en termes d’articulation. De plus, comme montré par Savy et Cutugno

(1997), Léon (2000) et Vaissière (2007), l’absence de contexte consonantique est un facteur de limitation de

l’effet de coarticulation sur les transitions formantiques. La diminution de la variabilité des valeurs de formants observée dans les phrases à voyelles tenues peut s’expliquer ainsi, puisque les voyelles y sont produites en isolation. Cette variabilité des réalisations relevées au sein des catégories peut néanmoins être reliée à d’autres facteurs que la structure accentuelle et son impact sur la durée de la voyelle, par exemple la coarticulation, le style et le débit de parole – et donc l’hypoarticulation – (Lindblom, 1963 ; Lindholm et al., 1988 ; Harmegnies

et Poch-Olivé, 1992 ; Van Son, 1993 ; Savy et Cutugno, 1997 ; Gendrot et Adda-Decker, 2010). Les espaces

vocaliques mesurés montrent globalement une surface plus grande en situation tonique qu’en situation atone. Cependant, certains sujets, parmi lesquels LF6, produisent des réalisations phonétiques acoustiquement moins extrêmes ou, en d’autres termes, un espace acoustique moins étendu en position tonique qu’en position atone. Dans ce cas précis, on peut penser que la réduction de la surface de l’espace vocalique pourrait être due à une hypoarticulation du locuteur, comme indiqué par Lindblom (ibid.). Margherita (2012) a trouvé qu’en situation atone, le style de parole (lue vs semi-spontanée dialoguée) a un impact direct sur la durée des voyelles et, de fait, sur la réduction vocalique, cette dernière étant accrue en situation d’interaction. Les travaux de recherche n’expliquent pas encore complètement la variabilité et les résultats ne font pas consensus. L’effet de la coarticulation sur la variabilité des réalisations d’un même phonème est par exemple nuancé par Hirsch,

Monfrais-Pfauwadel, Sock et Vaxelaire. (2007 ; 2009) et Meunier et al. (2003) dont les travaux montrent chez des natifs de l’espagnol des ellipses de dispersion étendues pour les réalisations du phonème /a/ en direction des aires réservées aux voyelles centrales absentes du système phonologique maternel alors que les réalisations vocaliques sont produites sans contexte consonantique et dans des phrases porteuses identiques les unes aux autres. L’impact de la densité des espaces acoustiques sur la variabilité est un autre exemple de facteur faisant débat. Al-Tamimi (2007 ; 2008) trouve, en comparant des variétés d’arabe, une organisation différente de l’espace acoustique selon le nombre de voyelles qui composent le système. Au contraire, nos données ne montrent pas de variabilité majorée et des recouvrements d’ellipses augmentés chez des sujets possédant un inventaire vocalique à 5 phonèmes plutôt que chez ceux utilisant un système à 6 ou 7 voyelles, même entre les voyelles mi-fermées

et mi ouvertes, ou entre les voyelles fermées et mi-fermées. Ce résultat prolonge les résultats de Meunier et al.

(2003) qui montrent qu’il n’y a pas, en production, de lien entre densité du système vocalique, variabilité des

réalisations dans l’espace acoustique et recouvrement entre ellipses de dispersion. Ces auteurs ne trouvent en effet pas ou peu de recouvrement des ellipses de réalisation en espagnol et en français, langues exploitant respectivement 5 et 10 voyelles orales, mais les auteurs trouvent un recouvrement important des nuages de points en anglais dont le système vocalique possède 10 voyelles orales.

Nos résultats suggèrent donc un effet du type de tâche sur la variabilité acoustique des réalisations pour une catégorie phonologique donnée, mais aussi sur le nombre de catégories vocaliques qui composent un système (cf. Table II.4). Ainsi, excepté pour les sujets LF6 et LF2 qui possèdent un système stable dans les trois tâches de production (respectivement 5 et 7 voyelles), on observe pour un même locuteur un système vocalique plus ou moins large. On relève chez les sujets LH2, LF8 et LF9 un système vocalique moins dense dans le texte lu que dans les phrases lues et que dans les phrases à voyelles tenues : 5 voyelles dans le texte lu mais 6 voyelles dans les autres tests. Parce que le texte lu est une lecture d’un texte qui fait sens et non une lecture d’une suite de phrases porteuses numérotées, nous pourrions prédire un effet de la tâche sémantique sur le contrôle articulatoire en raison de l’attention spécifique qu’elle demande au lecteur. Les différences de système phonologiques selon le type de parole de référence pour un locuteur donné expliquent par exemple que Durand et al. (2002a)

recommandent pour les enquêtes du projet PFC un protocole regroupant parole dialoguée (conversation guidée et conversation informelle), lecture de texte et d’une liste de mots. Néanmoins, la tendance inverse se vérifie dans nos résultats chez les sujets LF3 et LF4 qui possèdent un système à 6 voyelles en production de phrases lues mais à 7 voyelles dans le texte lu. Le sujet LF5 utilise 5 voyelles dans la tâche de lecture des phrases lues mais 6 dans celle du texte lu. On relève également un système vocalique comprenant un nombre de qualités vocaliques plus élevé chez les sujets LF3, LF10, LH1 et LH3 dans le texte lu que dans les voyelles tenues. Par exemple, LH3 utilise 5 voyelles dans les voyelles tenues et 6 voyelles dans le texte lu. Le locuteur LH1 présente un système à 6 voyelles dans les voyelles tenues et à 7 qualités vocaliques dans le texte lu. Cette différence ne trouve pas d’explication au regard des données sociolinguistiques relatives à l’âge, le genre, l’origine géographique, les compétences en langue ou en musique.

Concernant le texte lu, seuls deux sujets, LH3 et LF5, présentent un système à 6 voyelles. Sept sujets ont un système vocalique à 5 éléments et six sujets possèdent 7 voyelles. Concernant les voyelles tenues prononcées en isolation tout en étant insérées dans une phrase porteuse (assurant un contexte de coarticulation identique), on trouve trois sujets avec un système réduit à 5 voyelles (LF3, LH3 et LF6). Sept sujets possèdent un inventaire à 6 voyelles et cinq sujets un inventaire à 7 voyelles. La locutrice LF1 qui possède 5 catégories vocaliques dans les phrases lues et le texte lu en réalise 6 dans les voyelles tenues, et LF6 qui a un système vocalique à 5 voyelles également dans les deux premières tâches de production présente un inventaire à 7 voyelles tenues. En outre, la locutrice LF5 présente un système vocalique à 5 voyelles dans les phrases lues, à 6 voyelles dans le texte lu (de plus, avec un système où il y a assimilation des voyelles antérieures moyennes mais pas des voyelles postérieures moyennes) et à 7 voyelles dans les phrases à voyelles tenues. LH2 utilise 5 voyelles dans le texte lu mais 6 dans les phrases lues (test 1) et les phrases à voyelles tenues. Inversement, c’est dans les phrases lues que l’on trouve le moins d’inventaires à 7 voyelles pour notre groupe de sujets. Seuls trois sujets ont un inventaire à 7 voyelles

dans les phrases lues contre six sujets dans le texte lu et cinq sujets dans les phrases à voyelles tenues. Le sujet LF4 possède d’ailleurs un système à 6 voyelles dans les phrases lues mais à 7 voyelles dans le texte lu et dans les phrases à voyelles tenues. Ces différences de phonématique montrent par ailleurs que le système phonologique à 7 voyelles chez les sujets testés en production de "l’italien" n’est pas majoritaire, quelle que soit la tâche. Il n’existe pas de système phonologique normatif de départ pour les apprenants natifs d’une même langue, et notamment chez des locuteurs natifs de l’italien.

Une autre explication évidente de l’absence d’uniformité des réalisations acoustiques entre locuteurs italophones est l’existence de variantes régionales, influencées par les systèmes phonologiques dialectaux. Pour /u/ par exemple, le sicilien possède une aire de dispersion plus large que celle attendue en italien standard, car il s’étend en F1 sur l’aire de /o/ (Serio et al., 2005). Le phénomène s’observe aussi avec les voyelles antérieures

non arrondies fermées et mi-fermées (cas des sujets LF3 et LF6 par exemple). Ce n’est au contraire pas du tout le cas du sarde qui n’utilise pas la voyelle postérieure mi-fermée en tant que phonème (on pense au sujet LH2 par exemple qui possède dans le texte lu un système tonique sans voyelles mi-fermées au profit des voyelles mi- ouvertes correspondantes). La diversité et la variabilité des espaces vocaliques intra-sujet ne permet pas d’identifier un comportement phonético-phonologique commun entre locuteurs d’une même variante régionale de l’italien et ne permet pas plus d’établir des types d’inventaires vocaliques et de répartitions acoustiques. La variation des systèmes vocaliques observée chez la majorité des locuteurs montre un effet du type d’usage sur les productions. Également, comme supposé par Romano et Bodello (2002) qui ont observé en situation « scolaire » un système phonologique ressemblant davantage à celui de la variante régionale de l’italien qu’à celui de l’italien standard ou à celui du dialecte, il est prédictible que les sujets, même s’ils se réfèrent à un italien scolaire et administratif ou à une variante régionale comme le suggèrent les mesures dans les tâches des phrases lues et des voyelles tenues, ne puissent éviter dans leurs systèmes des interférences dialectales ou régionales.

D’autre part, la Table II.7 montre que les valeurs moyennes des formants pour les voyelles toniques produites par les locuteurs italophones de notre étude confirment celles citées dans la littérature, même si les valeurs en F1 des voyelles antérieures /i e ɛ/ et de /a/ sont globalement plus élevées dans nos travaux (cela ne se

retrouve pas pour les autres formants). On relève aussi dans nos résultats des valeurs de formants de /u/ plus élevées. Pour F1 par exemple, les valeurs de la littérature s’étendent pour les locuteurs de 325 à 280 Hz tandis

que nous trouvons une échelle de 390 à 359 Hz. Les valeurs moyennes des formants F1, F2 et F3 relevées par

Ferrero et al. (1995) comparées à celles que nous avons recueillies à la tâche de voyelles tenues montrent des

similitudes.

Le découpage de la parole sous SPASS et la détection automatique des mesures de formants doivent conduire à des conclusions prudentes. Certaines ellipses trouvées très larges comparativement à celles observées dans la littérature pourraient y trouver une explication. Il se peut également que certaines réalisations aient un statut d’allophones utilisés dans certains mots ou dans certaines positions syllabiques. Les deux groupes de réalisations trouvés pour la voyelle /i/ dans la tâche 3 chez la locutrice LF8 pourraient être un exemple.

Valeurs moyennes et écarts types entre parenthèses pour les trois locuteurs et les dix locutrices par voyelle tonique dans les tâches de phrases lues, texte lu et voyelles tenues en italien. La densité du système peut varier entre locuteurs.

Ces questions engagent à une réflexion plus large et à des analyses complémentaires, lequelles permettraient notamment de vérifier l’usage, par certains locuteurs, de variantes autres que celles décrites dans le présent chapitre, mais aussi de décrire la variation phonétique existant au sein de catégories phonologiques, avec en particulier une description des distributions complémentaires existant pour une voyelle donnée. De telles observations, qui prendraient davantage en compte les profils sociolinguistiques des sujets testés dans cette expérience, pourraient prolonger les travaux de Contini et Boë (1972), Mioni (1973), Romano et Manco (2004), Serio et al. (2005) et Manco (2006) décrits en début de chapitre (Section II.1).

Documents relatifs