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Plaidoyer pour une écologie humaine

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Academic year: 2022

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Plaidoyer pour une écologie humaine

RAFFESTIN, Claude

Abstract

L'écologie humaine n'a pas réussi comme l'écologie physique à s'imposer. Sans doute parce que, de par sa nature «oecuménique», elle a tenté de rassembler des données appartenant à des sciences spécialisées. C'est ce que l'auteur a tenté de montrer, tout en faisant un plaidoyer, car l'écologie humaine en mettant l'accent sur l'information régulatrice peut être un recours pour corriger la modernité qui menace par ses relations dissymétriques la territorialité des sociétés engagées dans un processus productiviste. Processus qui risque de détruire l'altérité sans laquelle nous ne pouvons pas survivre.

RAFFESTIN, Claude. Plaidoyer pour une écologie humaine. Archives suisses d'anthropologie générale , 1980, vol. 44, no. 2, p. 123-129

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4315

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Plaidoyer pour une écologie humaine

par Claude RAFFESTIN

Depuis dix ans que je m'intéresse à l'écologie humaine et que j'essaie d'en faire, je commence à pénétrer le sens d'une petite phrase écrite par Wittgenstein : « la difficulté, c'est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances ...» (Wittgenstein 1976, p. 62). Bateson, que je tiens pour l'un de ceux qui a le plus apporté soit directement soit indirectement, à l'écologie humaine, lui fait écho en montrant que, si nous passons aisément des données «brutes» (qui, en fait, ne le sont jamais, car nous les construisons à l'aide d'un langage ou d'un métalangage) aux notions explicatives imparfaites ou concepts heuristiques, nous aurons la plus grande peine à déboucher sur ce qu'il appelle des

«fondamentaux»: «A peu près cinquante ans de travail, au cours desquels quelques millions d'intelligences ont chacune apporté sa contribution, nous ont transmis une riche récolte de quelques centaines de concepts heuristiques, mais hélas, à peine un seul principe digne de prendre place parmi les «fondamentaux» (Bateson 1977, p. 13-16). Et Bateson d'ajouter: «II est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie, sont complètement détachés du réseau des «fondamentaux scientifiques» {ibid., p. 16). Parmi ceux-ci, Bateson range le second principe de la thermodynamique et la théorie de l'information par exemple. Il n'est pas question, pour moi, de prendre position sur les affirmations de Bateson, sinon pour retenir son idée de la nécessité de procéder à une opération «en pince», qui prend en compte les observations et les fondamentaux qui doivent être adaptés.

Il n'est pas évident que l'écologie humaine ait réussi à pratiquer une opération de ce type, pourtant nécessaire, pour faire face à la situation dans laquelle nous a plongés la modernité occidentale depuis près de deux siècles. Cette modernité, fondée sur la technique et la science et dont les «produits» ont été diffusés par les appareils politiques, économiques, sociaux et culturels, a construit le labyrinthe dans lequel nous nous débattons aujourd'hui. Ce n'est pas par hasard que je recours à cette métaphore, car

«assurément le mythe voulait signifier quelque chose d'important lorsqu'il faisait du labyrinthe l'oeuvre de Dédale, un homme ...» (Castoriadis 1978, p. 8). L'homme occidental a pris conscience que les systèmes relationnels qu'il a tissés, et dont le fonctionnement est de plus en plus générateur de coûts, procèdent d'un principe productiviste qui conduit plus sûrement à la croissance qu'au progrès. La croissance qui s'appuie sur l'attitude technique et qui se développe par paliers: structures, ensembles, filières et systèmes techniques, a sans nul doute fait croître notre autonomie quant aux objectifs qu'il était possible d'atteindre. En revanche, notre autonomie face aux processus à mobiliser et à choisir s'est restreinte. C'est cette autonomie-là qui, procédant d'un principe existentiel, aurait pu conduire au progrès. Nous avons multiplié nos choix en matière de buts, mais nous les avons restreints en matière de moyens. Or il se trouve que les processus que nous avons retenus sont destructeurs d'éléments essentiels ou tout au moins gaspilleurs d'espace, de temps, de matière, d'énergie et d'information. Pour sortir du

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labyrinthe, la pensée occidentale a cru trouver dans l'écologie le «fil d'Ariane» qui lui manquait. Mais elle s'est emparée de l'écologie, le mot n'est pas excessif, comme elle se serait emparée de n'importe quelle autre technique pour agir, pour faire « quelque chose », bref, pour être opératoire. La contradiction est profonde puisque l'écologie a été mobilisée, certes pour corriger certains phénomènes, mais de manière à poursuivre les mêmes buts, alors qu'elle aurait dû être une occasion de réfléchir dans une perspective critique aux processus déclenchés par la poursuite de ces objectifs. Elle aurait dû être un atout pour passer de la croissance au progrès. Je pensais donc, naïvement, il y a dix ans, que l'écologie humaine pouvait être au plein sens du terme une science humaine qui se serait efforcée d'expliciter la connaissance et la pratique que les hommes ont de la réalité matérielle de manière à apporter sa contribution à la croissance d'une autonomie réelle.

Face à cela, l'écologie humaine demeure un projet scientifique qui n'est pas irréalisable mais qui n'est en tout cas pas encore réalisé. Cette écologie humaine s'élabore, se construit, mais avec peine, et c'est pourquoi j'aimerais donner une interprétation de ces difficultés.

Jusqu'au milieu du XXe siècle, un peu avant si l'on tient compte du choc provoqué par la seconde guerre mondiale, la modernité (issue de la science et de la technique) diffusait par applications successives dans la quotidienneté qui est «l'humble et le solide, ce qui va de soi, ce dont les parties et fragments s'enchaînent dans un emploi du temps » (Lefebvre 1968, p. 51) : la modernité auréole la quotidienneté, la voile, l'illumine et la dérobe (ibid.).

En somme, la modernité a été l'espoir de la quotidienneté. Aujourd'hui cet espoir est devenu crainte dans la mesure où la modernité s'est accompagnée de coûts et de dysfonctions qui ont rendu le quotidien de plus en plus difficile à vivre.

Progressivement, la modernité s'est vu opposer des refus par la quotidienneté à travers des mouvements qu'on a qualifiés de marginaux, mais auxquels il faut prêter attention car ils sont porteurs de nouveaux codes. La modernité a été assaillie par la quotidienneté : c'est un mouvement inverse de celui habituellement observé. Ces mouvements périphériques fondés sur le refus et la contestation ont incité les appareils sociaux à récupérer l'écologie d'abord, puis à la redistribuer ensuite mais sous une forme idéologique adaptée qui permette de préserver la domination de la modernité. On n'a pas parlé d'écologie humaine mais simplement d'écologie (il est sous-entendu qu'il s'agissait d'écologie physique) qui a été transmise sous forme de la «consommation du naturel»: consommation du vert, de l'arbre, deux signes privilégiés qui alimentent le mythe... et la contradiction dénoncée plus haut (Hilleret 1975, p. 37). Contradiction, car il n'y a pas de consommation du naturel sans consommation concomitante de social. L'interface écosystème physique/écosystème humain, ou ensemble des relations qui lient production-échange-consommation propres aux deux systèmes, a été «naturalisé». Si la logique du vivant présente une indiscutable nécessité, il n'en va pas de même de la logique du social dans les formes qu'elle peut prendre. Les possibilités d'aménagement de l'écosystème physique sont multiples, comme en témoigne l'évolution des sociétés depuis la préhistoire.

L'opération a donc consisté à mettre l'accent sur l'écosystème physique, à montrer les dangers qu'il courait sans mettre en question les processus socio-politiques et socio- économiques responsables des dégradations observées. Il y a eu refus de l'écologie en tant que science humaine puisqu'elle pouvait mettre en cause la forme et la nature des relations de l'écosystème humain. L'écologie humaine par sa problématique critique cherche à faire le pont avec les fondamentaux dont parle Bateson de telle sorte qu'il soit possible d'expliciter réellement les processus plutôt que les résultats.

C'est évidemment une rupture par rapport à notre appareil scientifique. En parodiant Malraux, on peut dire que les sciences sont tout aussi intéressantes par ce qu'elles disent que par ce qu'elles taisent. On choisira la typologie de Jean Poirier, il y en a bien d'autres, pour illustrer notre thèse (Poirier 1972, p. 46-49). Pour définir les civilisations

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tradititionnelles, prédatrices et productrices, les civilisations traditionalistes, rationalistes et rationnelles, Poirier ne prend en compte que les «produits» de ces civilisations sans faire allusion aux processus, à la nature et à la forme des relations qui, pourtant, sont incorporés à ces «fabrications». Si l'on cherchait à faire une classification inspirée de l'écologie humaine, il faudrait introduire les notions de relations symétriques et dissymétriques, je reviendrai sur ces notions, pour comprendre réellement la signification des «produits». Un bien ou un service produit dans une civilisation qui pratique une technologie «dure» ou une technologie «douce» n'a pas la même signification pour l'espèce humaine. L'image synthétique utilisée par Georgescu-Roegen est illustrante:

pour lui, le «commandement de cette ère-ci est: «Tu aimeras ton espèce comme toi- même» (Georgescu-Roegen 1979, p. 123). Il s'agit, bien entendu, d'un exemple à petite échelle, mais on peut en choisir à moyenne et à grande échelles. Ainsi, dans notre société qu'on qualifie de rationnelle, on a inventé le principe économique pollueur-payeur, qui familièrement peut être exprimé par qui casse, paie. C'est le type même du principe détaché des fondamentaux, car dans la plupart des cas, ce qui est pollué ou «cassé » ne peut pas être remis en état ou réparé. Ce principe est fondé sur la fiction monétaire alors que la vraie monnaie est le complexe matière-énergie-information. C'est un principe qui confond le signe et la chose. Dans un autre domaine, on a vu se développer ces dernières années des recherches en matière d'urbanisme dont l'objectif a été de créer des espaces qui empêchent, en dissuadant, la criminalité ou l'agression. C'est fort utile, sans doute, mais ne prend-on pas le problème à l'envers? L'espace aménagé, le territoire, en somme, n'est pas la cause de la criminalité, il n'est qu'une condition dans un processus qui le dépasse.

On découvre, à évoquer ces exemples, que l'interface bio-social constitue un vaste ensemble ou système relationnel qui acquiert une consistance, voire une cohérence, à travers la projection du travail humain (combinaison d'énergie et d'information) (Raffestin et Bresso 1979). Le travail étant lui-même un interface bio-social ou bio- culturel qui s'actualise en mobilisant l'espace, le temps, la matière, l'énergie et l'information. Ces éléments sont des concepts tout à fait essentiels en écologie humaine, car ils sont nécessaires à la description des relations : présents dans l'écosystème physique qui constitue, en quelque sorte, la «matière première» sur laquelle s'exerce le travail qui construit l'écosystème humain en aménageant l'enveloppe spatio-temporelle et en combinant matière et énergie. Cet interface est le lieu d'élaboration des relations fonctionnelles qui peuvent être décrites dans le cadre de la théorie des systèmes (de Rosnay 1975). J'insiste sur cette notion de relation fonctionnelle car elle a longuement obnubilé l'attention, à tel point qu'on a pu effectivement naturaliser l'interface en établissant un homomorphisme entre la production, l'échange et la consommation, qui caractérisent l'écosystème humain et la même série qu'on retrouve dans l'écosystème physique. Il est vrai que si l'on s'en tient aux relations fonctionnelles, on peut décrire les deux écosystèmes dans les mêmes termes et que le branchement de l'un sur l'autre (l'interface) se traduit par des productions, des échanges et des consommations. En fait, les choses sont beaucoup moins simples car les relations fonctionnelles, dont le travail assure la réalisation, ne déclenchent pas que des relations d'appropriation, mais aussi des relations de propriété, c'est-à-dire, en fait, des relations de pouvoir. C'est sans doute une des raisons qui explique pourquoi l'écologie humaine, qui présente donc un inévitable caractère politique, n'a pas réussi à se développer sans difficultés.

Pour comprendre ce double jeu de relations, il faut analyser ce qu'on appelle le mode de production, expression d'origine marxiste, mais qu'on peut exproprier, comme dit Robert Fossaert, pour cause d'utilité publique. Pour simplifier et gagner du temps, je considérerai qu'il n'y a qu'un mode de production, ce qui n'est évidemment jamais le cas dans la pratique, puisque dans toute société peuvent coexister plusieurs modes de production dont certains ne sont que des traces d'une époque révolue et qui sont dominés.

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Le mode de production peut se lire comme une relation duale, ou si l'on préfère comme une relation à deux faces entre des travailleurs qui mettent en oeuvre des moyens de production et des propriétaires qui détiennent ces mêmes moyens. La relation de production, celle des travailleurs, se réfère à l'action sur le «donné» (ici l'écosystème physique) et aux besoins humains, tandis que la relation de propriété se réfère à l'appropriation des moyens de production, du produit et du surplus (Fossaert 1977). On est donc en présence d'un double système de relations: relation de production/relation de propriété. Si l'on cherche à généraliser, on constate que la première est une relation fonctionnelle, tandis que la seconde est une relation de pouvoir. Même dans les sociétés où le même acteur exerce la relation fonctionnelle et la relation de pouvoir, la distinction doit être faite. Ce n'est pas parce qu'il y a confusion dans l'acteur qu'il y a confusion dans la forme. Ces relations peuvent être distinguées mais elles ne peuvent pas être dissociées. La construction de l'interface ne se fait pas seulement à travers la relation fonctionnelle mais aussi et simultanément à travers la relation de pouvoir.

La relation fonctionnelle rend compte des mécanismes techniques de prélèvement ou de transfert de la matière et de l'énergie, elle rend compte des formes d'aménagement de l'espace, c'est-à-dire de la production du territoire en tant qu'instrument, de l'organisa- tion du temps, c'est-à-dire de l'élaboration des rythmes d'activité. Mais c'est la relation de pouvoir qui rend compte des processus de transfert, de distribution et de localisation dans l'ordre social. C'est la relation de pouvoir qui sous-tend et commande la relation fonctionnelle. Considérer seulement la relation fonctionnelle, détachée de la relation de pouvoir, c'est renoncer à la comprendre dans son processus.

Afin d'illustrer ce double jeu de relations, on peut prendre l'exemple des écosystèmes agricoles. Dans les régions du monde, Amérique latine entre autres mais pas seulement, où sont juxtaposés des latifundia et des minifundia, on observe des relations très dissymétriques avec la terre. Dans les minifundia, la surface à disposition des familles étant insuffisante, l'agriculteur est conduit à surexploiter le peu de terres qu'il a et par conséquent à détruire progressivement sa seule ressource pour vivre. Il s'ensuit un épuisement de la terre qui contraint souvent à l'émigration vers les bidonvilles des grandes métropoles. Là où les réformes agraires n'ont pas procédé à des redistributions, les minifundistes sont condamnés à terme parce qu'ils détruisent progressivement la terre.

A l'inverse, les latifundistes qui bloquent l'accès à la terre ne sont pas toujours en mesure de cultiver leur domaine et la sous-exploitation qui de surcroît peut être techniquement inadaptée entraîne des dégradations (érosion, en particulier, du sol) souvent irréversibles, du moins à l'échelle humaine. La relation de propriété ou relation de pouvoir détermine dans ces deux cas, soit par excessive concentration soit par émiettement de la terre, des relations dissymétriques que les réformes agraires tentent, avec plus ou moins de succès, de corriger.

Mais la relation de pouvoir se manifeste aussi dans les rapports qu'entretiennent le secteur agricole et le secteur industriel. Les écosystèmes agricoles contemporains sont, du moins dans les pays développés, complètement soumis à l'influence de la modernité industrielle. Aux techniques traditionnelles qui maximisaient l'emploi d'énergie renouve- lable, on a substitué des techniques qui maximisaient l'emploi d'énergie non renouvelable.

Si l'on fait le bilan énergétique de la culture du maïs dans des agrosystèmes primitif, traditionnel et contemporain, on constate que les rapports extrants (output) et intrants (input) sont respectivement de 12, 3.6 et 2.0. Selon Barry Commoner, dans certains cas, le bilan énergétique est même négatif. Certes, si l'on compare le rendement économique des trois systèmes en tonnage, on obtient respectivement: 0.22, 0.55 et 1. Evidemment, le rendement est inférieur et nos besoins en céréales croissent. Par conséquent, il n'est pas question de revenir à un système primitif qui créerait une crise. Pourtant, il ne faut pas oublier que l'on ne pourra pas indéfiniment substituer des éléments rares au plus abondant

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de tous, le rayonnement solaire (Georgescu-Roegen 1979). Que fait-on finalement? on gaspille de la basse entropie terrestre qui ne peut pas être renouvelée. Autrement dit, les agrosystèmes industriels conduisent l'humanité dans un cul de sac. Les Etats-Unis, qui ont mis en place ces agrosystèmes dévoreurs d'énergie, contrôlent exactement 50% du marché mondial du blé. Ils disposent là d'une arme, ils le reconnaissent eux-mêmes, à laquelle ils ne sont pas prêts à renoncer. Et pourtant, il est urgent de repenser les agrosystèmes qui sont dépendants d'une manière dangereuse d'une ressource non renouvelable: le pétrole.

Là encore la relation de pouvoir commande la relation fonctionnelle. Dans ce cas, il y a relation dissymétrique non pas directement avec la terre en tant que facteur de production, mais avec une ressource non renouvelable essentielle. Ainsi progressivement, par le choix technique qui a été fait, notre autonomie s'amenuise à terme.

Le problème n'est pas exclusivement agricole, il est aussi industriel par la substitution des produits de synthèse aux produits d'origine naturelle. On ne prendra qu'un seul exemple, celui des fibres synthétiques fabriquées à grand renfort d'énergie à basse entropie non renouvelable. Les fibres naturelles qui nécessitent directement ou indirectement l'énergie solaire n'ont pas cessé de reculer durant la période de croissance des années 50 à 70. Il s'agit là encore d'une relation dissymétrique puisqu'il y a consommation d'une ressource qui s'épuise et consommation moindre d'une ressource renouvelable. On restreint ainsi l'autonomie des générations suivantes pour cause de croissance immédiate.

Le problème du travail n'est pas moins aigu et là on touche à l'un des paradoxes du monde contemporain: il y a manque d'énergie mais en même temps chômage. Les fonctions de production dépensent de l'énergie mais économisent du travail. D'où un gaspillage de cette énergie informée qu'est le travail. C'est d'autant plus grave que cette énergie informée est coûteuse à produire et à renouveler. C'est toute l'organisation du travail qui est en cause à travers les localisations qui déterminent les migrations pendulaires génératrices de coûts physiologiques et psychologiques et qui est à mettre en cause aussi à travers les méthodes et les procédés d'encadrement qui vident le travail de toute signification. Il n'est pas inutile de relever, à cet égard, qu'une enquête faite en 1973 en France révélait que le tiers des personnes interrogées souhaitaient être passionnées par ce qu'elles faisaient au point de ne plus voir la différence entre temps de travail et temps libre (Dupuy et Robert 1976). Cela résume assez bien l'actuelle crise du travail.

Le problème du territoire, enfin, n'est pas moins révélateur des relations dissymétri- ques que j'ai relevées précédemment. Le territoire par ses maillages inadaptés, par ses nodosités trop concentrées, par ses réseaux plus ou moins cohérents provoque des perturbations et des coûts pour ceux qui y vivent, mais en même temps entraîne des dépenses énormes d'énergie et de temps qui finalement constituent des coûts qui se diffusent dans la collectivité. Je laisserai de côté, par manque de temps, ce qui concerne la destruction des paysages, l'oblitération des surfaces de détente et l'oblitération de ces biens, qu'autrefois l'économie politique qualifiait de libres, l'eau et l'air.

Que s'est-il passé depuis un siècle à un siècle et demi? La modernité occidentale a privilégié essentiellement l'information fonctionnelle, celle qui permet d'augmenter quantitativement la production, finalement celle qui conduit à la croissance. Elle a accordé très peu d'attention à l'information régulatrice, c'est-à-dire à celle qui permet d'entretenir des relations symétriques avec les hommes et avec les choses. Si l'on refait le chemin, à très grandes enjambées, des civilisations traditionnelles à notre civilisation rationnelle, on découvre qu'il y a eu croissance de l'information régulatrice jusqu'au XIXe siècle, information qui a assuré le maintien et le développement de ces sociétés. Il y a eu progrès, c'est-à-dire augmentation des possibilités de choix. Depuis le XIXe avec la

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croissance, l'information régulatrice qui aurait été d'autant plus nécessaire que nos moyens étaient plus puissants a été souvent négligée. Nous en redécouvrons aujourd'hui la nécessité. On punissait durement dans la période médiévale le paysan qui ne respectait pas la jachère, car il mettait en danger la collectivité à laquelle il appartenait. Qu'on ne me fasse pas dire, de grâce, que je veux en revenir à la jachère, mais ce que je veux dire, c'est que nous avons peut-être perdu le sens de cette information régulatrice.

Nous traversons une crise de la territorialité. Cette territorialité, c'est l'ensemble des relations que nous entretenons avec l'Autre, qu'il s'agisse des hommes et des choses. Crise de la territorialité, car nos relations avec l'Autre, avec l'entour, avec l'environnement physique et humain, sont dissymétriques dans le sens où elles sont destructrices de l'Autre.

Au fond, à bien des égards, nous sommes revenus à une civilisation prédatrice alors que nous avons le sentiment de nous en être éloignés. Ce retour à une civilisation prédatrice résulte de la convergence d'une attitude technique extraordinaire et d'une volonté de pouvoir qui n'est pas moins remarquable. C'est pourquoi il faut retrouver le sens de cette information régulatrice. La crise de la territorialité est très directement liée à une incapacité de libérer dans tous les domaines cette information régulatrice qui, seule, peut permettre de passer de la croissance au progrès.

Plaidoyer pour une écologie humaine? Il s'agit bien de cela effectivement. L'écologie humaine par sa problématique critique tente d'attirer l'attention sur cette information régulatrice et sur sa nécessité. J'ai bien dit régulatrice et non pas correctrice. L'écologie humaine, dans cette perspective, complète les autres disciplines orientées vers la production d'information fonctionnelle. Ce complément pourrait peut-être constituer un des moyens de nous assurer, comme le souhaitait Wittgenstein, du fondement de nos croyances.

RÉSUMÉ

L'écologie humaine n'a pas réussi comme l'écologie physique à s'imposer. Sans doute parce que, de par sa nature «oecuménique», elle a tenté de rassembler des données appartenant à des sciences spécialisées. C'est ce que l'auteur a tenté de montrer, tout en faisant un plaidoyer, car l'écologie humaine en mettant l'accent sur l'information régulatrice peut être un recours pour corriger la modernité qui menace par ses relations dissymétriques la territorialité des sociétés engagées dans un processus productiviste.

Processus qui risque de détruire l'altérité sans laquelle nous ne pouvons pas survivre.

ZUSAMMENFASSUNG

Im Gegensatz zur physischen Oekologie ist es der Human-oekologie nicht gelungen sich durchzusetzen. Die Ursache kann in der «oekumenischen» Natur dieser Disziplin vermutet werden, die sie veranlasst hat, Daten aus sehr verschiedenen spezialisierten Wissenschaften zusammenzutragen. Auf die Notwendigkeit dieses Sachverhalts hat der Autor in seinem Plaidoyer hingewiesen. Die Human-oekologie kann, indem sie sich insbesondere dem regulativen Informationsfluss widmet, einen Beitrag leisten um die Modernität zu korrigieren, die durch ihre dissymmetrischen Relationen die Ge- sellschaften in ihrem produktivistischen Prozess bedroht. Dieser Prozess gefährdet im höchstem Mass die Alterität, ohne die wir nicht überleben können.

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SUMMARY

Human ecology has not succeeded as physical ecology has in imposing itself. Probably because human ecology, given its "ecumenical" nature, has attempted to reassemble data pertaining to specialized sciences. This is what the author attempts to show, while pleading the case. For human ecology, in putting the accent on regulative information, can be a recourse for correcting modernity which menaces, by its dissymmetric relations, the territoriality of societies engaged in a productivist process. A process which risks to destroy the alterity without which we cannot survive.

BIBLIOGRAPHIE

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