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Métamorphoses d'Ophélie - travail du mythe, travail de deuil (sur "Le Livre d'Ophélie" d'Anne Perrier)

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Métamorphoses d'Ophélie - travail du mythe, travail de deuil (sur "Le Livre d'Ophélie" d'Anne Perrier)

DUPUIS, Sylviane

DUPUIS, Sylviane. Métamorphoses d'Ophélie - travail du mythe, travail de deuil (sur "Le Livre d'Ophélie" d'Anne Perrier). In: Dominique Kunz-Westerhoff. Mnémosynes. Invention et réinvention des mythes chez les femmes écrivains. Genève : Georg, 2008.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14402

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Texte paru dans : Mnémosynes. Invention et réinvention des mythes chez les femmes écrivains (sous la dir. de Dominique Kunz-Westerhoff), Georg, Genève 2008

Sylviane Dupuis

Métamorphoses d'Ophélie – travail du mythe, travail de deuil

(sur Le Livre d’Ophélie d’Anne Perrier)

Le créateur est conduit à errer aux confins d’une zone dangereuse où le sens se perd en se dénudant dans sa pureté d’absolu.

Anne Juranville1

L’inconscient n’est pas seulement un langage : il est dramaturgie…

Jean Starobinski2

De son propre aveu, Anne Perrier ne savait pas, avant d’écrire Le Livre d’Ophélie, ce que ses livres précédents nous révèlent déjà en filigrane, mais à l’insu de la poétesse : que la pente de sa rêverie Ŕ ou la logique de son fantasme Ŕ la conduisaient inéluctablement à croiser sur sa route la figure shakespearienne qui, en 1979 (explicitement cette fois), s’impose au centre d’un recueil. « Malgré certaines apparences, affirme-t-elle3, [Ophélie] n’a pas fait partie de mes ombres intérieures, du moins je ne le pense pas. Elle a surgi en moi à l’occasion d’une sollicitation de Weber-Perret4 pour un Cahier de la revue Alliance culturelle romande (novembre 1976) dont le thème devait être « Le pour et le contre ». A jailli à travers le personnage tragique d’Ophélie le mal-être que j’éprouvais, en tant que poète avant tout, dans le monde d’aujourd’hui. ‘Something is roten in the state of Denmark.’5 Le chant d’Ophélie, c’est avant tout la plainte du poète dont le chant se perd dans le bruit d’un monde indifférent.

1 Anne Juranville, La femme et la mélancolie, Paris, PUF, 1993, p. 52.

2 Jean Starobinski, Préface à Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, Paris, Gallimard, 1967, p. XIX.

3 Dans une lettre du 15 mars 2006, qu’elle m’adressa en réponse à la question que je lui posais à ce sujet (archives personnelles).

4 Myrian Weber-Perret est le fondateur, en 1962, de l’Alliance culturelle romande.

5 Cette citation d’Hamlet (en traduction française) figure en exergue du Livre d’Ophélie : « Quelque chose est pourri au royaume de Danemark ».

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En ce sens, oui, Ophélie m’habitait peut-être depuis longtemps déjà, à mon insu. L’invitation de Weber-Perret a été le déclic peut-être qui a réveillé et fait couler les eaux dormantes du Livre d’Ophélie… ».

Le Livre d’Ophélie, point d’aboutissement aléatoire d’une commande de texte ! Quiconque aura lu et relu la poésie d’Anne Perrier, cherchant à en saisir la logique secrète, la musique la plus intime, ou à en déceler le noyau originaire, aura du mal à y croire Ŕ tant le recueil, vu d’un point de vue extérieur, semble découler naturellement, sur le plan de la rêverie et du travail des images, de tous les précédents. Mais il aura fallu à l’imagination ce détour, cette ruse de l’inconscient (due sans doute à la profondeur du « mal-être » éprouvé par l’auteur, incapable de hisser celui-ci vers le symbole, ou de le rapprocher consciemment du personnage shakespearien6) pour que s’avoue enfin le fantasme et se découvre la face mortifère d’une puissance de sublimation aussi exceptionnelle qu’excessive. Il aura fallu ce

« déclic » imprévisible pour qu’une tragédie intime jusque-là privée de figuration (et donc d’issue), mais sous-jacente à l’ensemble des premiers recueils d’Anne Perrier, et qui aurait pu la vouer au silence voire à la folie, trouve enfin le chemin de sa voix, ou sa scène intérieure, en s’identifiant au mythe d’Ophélie7. Et pourquoi Ophélie ? S’agit-il d’une « solution » imaginaire propre à la poétesse et n’intéressant que son parcours poétique et spirituel singulier ? Ou bien ce que Bachelard (dans L’Eau et les Rêves8) a nommé le « complexe d’Ophélie » détiendrait-il un secret relatif à la création Ŕ et le mythe shakespearien aurait-il plus à voir qu’on ne croit avec la littérature ?

De Shakespeare à Rimbaud

Ophélie apparaît pour la première fois à l’Acte I, scène 3 de l’Hamlet de Shakespeare. Resté seul en scène, à la scène 2, Hamlet (en « livrée de deuil », et qui affiche une douleur

« obstinée » qualifiée par le nouveau roi, son beau-père, de « chagrin peu viril » et de puérilité, car la mort est « ce qui doit être »9) exhale son dégoût pour « la puanteur et la vulgarité » du monde, pour sa mère qui a osé se remarier un mois à peine après la mort de son époux et, par contrecoup, pour la chair : « Chair trop massive, oh ! si tu pouvais fondre, t’évaporer, te résoudre en rosée ! Pourquoi contre le suicide l’Éternel a-t-il dressé ses

6 C’est-à-dire de sortir de soi Ŕ symbolisation et « théâtralisation » supposant une distance prise avec le fantasme qui est précisément l’effet du travail poétique (ou « poïétique »).

7 Cf. Jeanne-Marie Baude, Anne Perrier, Paris, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 2004 : « Tout se passe comme si Anne Perrier interprétait à travers le personnage d’Ophélie sa propre tragédie » (p. 60).

8 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Paris, José Corti, 1942, chapitre III : « Le complexe de Caron. Le complexe d’Ophélie ».

9 Shakespeare, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1959, p. 620.

Toutes les citations d’Hamlet qui suivent sont empruntées à la traduction d’André Gide parue dans cette édition.

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lois ? »10. Que la chair se dissolve en eau : c’est le vœu du trop absolu (et très œdipien) Hamlet, qui dès lors que sa mère a révélé ses « appétits » et trahi si vite le souvenir du mort, renie le sexe et la femme, appelant la vie « une calamité » et tous les humains de « fieffés coquins ». Il est partagé entre la tentation de mourir (« Mourir : dormir ; c’est tout. »11) et celle de se venger de Claudius, le nouveau roi, assassin probable de son père. « Moi, je me retire du jeu. Il m’a rendu fou » déclarera-t-il à l’Acte III, scène 1. À son tour, sa fiancée Ophélie, aussi éprise d’absolu que lui (sa fidélité à Hamlet, à qui elle s’est probablement donnée, n’a d’équivalent que l’amour filial qu’elle porte à son père), paiera le prix de ce dégoût que son amant lui renvoie avec cynisme : désespérée par les mépris de celui qu’elle aime (ou par sa folie) autant que par la mort de son père, qu’Hamlet a tué croyant tuer Claudius après avoir démasqué ce dernier par le biais d’une représentation théâtrale, elle se noiera dans la rivière sans qu’on puisse savoir si c’est par accès de folie, par suicide, ou seulement par accident (la reine rapporte qu’elle est tombée à l’eau parce que « la branche où elle prenait appui s’est brisée »12, tandis que le prêtre déclare sa mort « suspecte » et que les fossoyeurs s’étonnent qu’on ne refuse pas un enterrement chrétien à une suicidée) : « Ses vêtements se déployèrent / et la portèrent un moment / telle une ondine dans son élément… / Et comme ayant oublié sa misère / elle chantait sur de vieux airs… » : c’est le second exergue choisi par Anne Perrier pour ouvrir Le Livre d’Ophélie. À l’Acte V, scène 2, Hamlet, apprenant la mort d’Ophélie, criera Ŕ trop tard Ŕ son amour pour celle qu’on vient d’enterrer :

« J’aimais Ophélie. L’amour de quarante mille frères ne pourrait, dans son entassement, équivaloir au mien. »

Le thème de l’eau Ŕ comme le souligne Bachelard Ŕ traverse toute la pièce de Shakespeare, d’abord en liaison avec Ophélie, comparée par la reine à une « sirène » puis à une « ondine » qui retrouve son élément (comme si la mort était d’emblée inscrite dans son destin de personnage, ou qu’elle-même faisait déjà partie de l’élément Ŕ aquatique et

« féminin »13, selon Bachelard Ŕ où elle se dissoudra), mais aussi, subtilement, par le biais de nombreuses métaphores ou comparaisons (ainsi Laërte, le frère d’Ophélie, déclare-t-il, assimilant l’eau des larmes au féminin : « Quand [ces larmes] seront pleurées, tout ce qu’en moi j’avais de féminin m’aura quitté »14). Or, l’eau, substance de vie mais aussi,

10 Ibid., p. 621.

11 Ibid., p. 651 (Acte III, scène 1 : il s’agit du fameux monologue d’Hamlet : « To be or not to be… »).

12 Ibid., p. 685 (Acte IV, scène 7).

13 « L’eau est le symbole profond, organique, de la femme » (Bachelard, op. cit., p. 113).

14 Shakespeare, op. cit, p. 686 (Acte IV, scène 7).

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paradoxalement, « matière du désespoir »15, du deuil et des larmes, se retrouve partout liée symboliquement à la mort (pensons aux barques des morts des Egyptiens, des Chinois ou des Celtes, à la barque de Caron, ou au fragment 68 d’Héraclite, cité par Bachelard : « C’est mort pour les âmes que de devenir eau ») ; « invitation à mourir »16, elle constitue par conséquent

« l’élément mélancolique par excellence »17. Mais, pour le fantasme, elle est aussi cette

« substance mère » (E.A. Poe) à laquelle on revient en mourant comme si l’on faisait retour à l’avant de la naissance, ou à la douceur maternelle : « l’eau nous rend notre mère »18, et « la mort dans les eaux sera la plus maternelle des morts »19 ; dans la mort, il y a une étreinte, a écrit Virginia Woolf avant de céder elle-même à l’appel mortifère du lac…

Cette profonde ambivalence, mise en évidence dans L’Eau et les Rêves, de la rêverie de l’eau telle qu’elle se déploie dans l’imaginaire collectif mais aussi et surtout dans la poésie romantique (de Novalis à Lamartine, et à Rilke), se retrouve à son tour chez Anne Perrier :

« la mer la grande maternelle / Mer… » lit-on ainsi dans La Voie Nomade20. C’est qu’on ne rêve jamais à partir de rien, et que tout poète hérite, entremêlé à sa propre expérience, d’un imaginaire qui le précède de très longtemps, qui traverse les textes avant lui et détermine sa propre rêverie. Mais la nouveauté, ici, est qu’il s’agit d’une femme poète21 qui, en reprenant le mythe à Shakespeare, s’identifie cette fois à Ophélie (au lieu de l’imaginer du dehors), et réinterprète le mythe en faisant de la figure shakespearienne Ŕ ou de son chant flottant sur les eaux Ŕ l’incarnation non plus tant de la douleur féminine ou du désespoir amoureux que de la poésie elle-même, menacée de mort par le siècle : « Le chant d’Ophélie, c’est avant tout la plainte du poète dont le chant se perd dans le bruit d’un monde indifférent. »

15 Bachelard, op. cit., p. 125.

16 Ibid., p. 77.

17 Ibid., p. 123. Elle est « l’élément mélancolisant », pour Huysmans, « l’élément triste » pour Lamartine, etc. Et l’on se souvient de « l’eaue de merencolie », chez Charles d’Orléans, confondue avec l’encre poétique…

18 Ibid., p. 178. (Mais Ŕ observe A. Juranville, op. cit., p. 7 Ŕ si la mélancolie, qui serait selon Lacan nostalgie fondamentale de la Chose, ou du maternel, affronte l’homme au manque, à l’impossible, le vouant à sortir de soi pour se réaliser, ou pour réaliser l’œuvre issue de son travail de deuil et de sublimation, « la féminité y entre selon une logique de double contrainte : ce lieu de libération absolue [par la création] est en même temps pour une femme un lieu de menace vitale » ; car il lui faut en quelque sorte se séparer du même pour se séparer de la mère et pouvoir exister en tant que sujet différent, ou créer…).

19 Ibid., p. 100.

20 Anne Perrier, Œuvre poétique 1952-1994, Bordeaux, L’Escampette, 1996, p. 162. Toutes les citations de l’œuvre poétique d’Anne Perrier renvoient à cette édition.

Nous recourrons aux abréviations suivantes (empruntées à l’essai de J.-M. Baude) pour désigner les différents recueils du poète dans leur réédition de 1996 : Pour un Vitrail : PUV ; Le petit Pré : PP ; Le temps est mort : TM ; Lettres perdues : LP ; Feu les Oiseaux : FO ; Le Livre d’Ophélie : LO ; La Voie Nomade : VN ; Les Noms de l’arbre : NA ; Le Joueur de flûte : JF.

21 Cf. Baude, op. cit., pp. 58-59 : « Il n’est pas fréquent qu’une femme se laisse inspirer par ce que Bachelard a nommé dans L’Eau et les rêves le complexe d’Ophélie ».

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Cette lecture était déjà celle de Rimbaud, qui dans son poème « Ophélie »22 fait de celle-ci une sœur jumelle du Poète, trop éprise d’infini, de rêve et d’« âpre liberté », mais aussi fascinée par « la voix des mers » qui la brise, tel ce bateau ivre emporté par les fleuves auquel Rimbaud s’identifie aussi : « Ciel, Amour, Liberté : quel rêve, ô pauvre Folle ! / […] / Tes grandes visions étranglaient ta parole / Ŕ Et l’infini terrible effara ton œil bleu. » Le caractère « féminin » du drame vécu par Ophélie glisse ici vers l’universel : ce n’est plus tant comme femme trahie que comme « enfant trop humain et trop doux » à l’esprit trop rêveur qu’Ophélie est ici représentée, tout en incarnant le double du Poète : Rimbaud lui attribue même, outre ses propres aspirations, la couleur de ses yeux23 ! Or c’est précisément à cette enfance que s’attachera aussi Anne Perrier, dont le désir le plus constant, et l’on pourrait presque dire : l’objet même de la quête poétique et spirituelle, « semble bien être d’immobiliser l’enfance »24, d’en retrouver l’innocence et l’ingénuité perdues. Et c’est dans un poème de La Voie nomade Ŕ on verra pourquoi Ŕ que le poète touchera miraculeusement du doigt, l’espace d’un instant, ce rêve de simplification et de « réenfantement » du langage :

J’ai retrouvé par hasard

Sous les feuilles ma petite flûte d’enfant25

Ophélie avant Ophélie : préfigurations du schème mythique dans les premiers recueils Dans son essai sur Anne Perrier, Jeanne-Marie Baude observe26 que le premier vers du Voyage, par le biais d’une comparaison (« Je m’en irai comme rivière ») et les derniers vers de Feu les Oiseaux, qui « ouvrent l’accès à une rêverie de l’eau », semblent annoncer déjà Le Livre d’Ophélie. Je voudrais proposer d’approfondir cette intuition et suggérer que, dès le début de l’œuvre, et quoique cela ait longtemps échappé à son auteur, le schème mythique qui culmine dans Le Livre d’Ophélie est présent dans sa rêverie, sous-tendant l’ensemble des recueils précédents.

La permanence, chez Anne Perrier, d’une « mélancolie / Toute proche des larmes » qui isole le « je » lyrique des autres et qu’une « douce attirance »oriente vers un silence (ou un « sommeil »27) frère de la mort, est sensible dès Selon la Nuit. « Je regarde flotter / Le beau

22 1870. Le poème est envoyé par Rimbaud à Théodore de Banville en même temps que « Le Bateau ivre ».

23 Cf. « Les Poètes de sept ans », v. 3. (Mais les « yeux bleus » peuvent aussi renvoyer à l’azur, à l’infini qu’ils reflètent, à la voyance Ŕ ou à la pureté…) On retrouvera chez A. Perrier, dans VN, p. 171, l’allusion aux « yeux trop bleus » du poète qui sont cause de son malheur.

24 Baude, op. cit., p. 63.

25 VN, p. 168.

26 Baude, op. cit., pp. 31 et 58.

27 Selon la Nuit, Lausanne, Les Amis du Livre, 1952, pp. 8 et 9.

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visage inoublié / De mon enfance en robe de verger »28 : dans ce recueil inaugural publié à l’âge de trente ans (et que traverse une brûlante sensualité29, mais qui porte aussi témoignage de la récente conversion de la poétesse30), la nostalgie de l’enfance perdue lui suggère une image où l’on ne peut s’empêcher de voir la préfiguration du mythe qui, vingt-sept ans plus tard, s’imposera à elle dans toute son évidence… De même dans le poème XVII, vibrant credo amoureux qui s’ouvre par ces vers : « Je crois en deux yeux tranquilles / S’écoulant comme un fleuve sans rives / Où je navigue immobile / Et profonde comme la nuit »31.

« Je m’en irai comme rivière / Je m’en irai / Les yeux obscurs selon la terre / Et ses vergers… » : prémonitoire, l’ouverture du Voyage32, où le « je » lyrique se compare à l’eau qui coule, est plus explicite encore, tout comme Ŕ de manière troublante Ŕ le dernier poème du recueil, où plus que jamais se pressent la figure d’Ophélie, en relation avec l’auto- engendrement du poète : « Peu à peu elle s’enfante elle-même / […] / Depuis le temps qu’elle attend / Que s’arrête son visage / Au fil de la rivière… »33. Distinguant « je » lyrique et moi biographique, Dominique Rabaté observe34 que, à mi-chemin de la fiction et de la traduction poétique de l’expérience vécue, « le sujet lyrique se crée par et dans le poème » : c’est bien, exemplairement, à une telle épiphanie que nous assistons en progressant dans l’œuvre d’Anne Perrier.

28 Ibid., p. 13.

29 Cf. ibid., pp. 16, 18, 20, 22 et 25 : « Je donnerai mes lèvres / À tes lèvres brûlantes comme les déserts… » ;

« Et le reste appartient au silence du ciel / Où roulent doucement nos têtes confondues » ; « …Nous ne savons / Où s’arrêtent nos bouches / Et nos regards dans le hasard du soir… » ; « Notre sang bat une danse de vie / Nous marchons la voix pleine de rire et de vent / […] / Je suis ta sœur très douce aux bornes du silence » ; « Ton visage d’eau calme et lasse / Coule sur mon épaule / Toute la nuit » ; « Celui que j’aime je l’ai pris / Dans le bois murmurant de mes cheveux »... Dans l’édition complète de son Œuvre poétique 1952-1994 (op. cit.), A. Perrier Ŕ parce qu’elle les juge moins maîtrisés ? ou trop personnels ? Ŕ a éliminé ces poèmes amoureux du recueil de 1952, dont elle n’a conservé que les deux premiers (pp. 7-8) (cf. Baude, op. cit., p. 19 : « il faut tenir compte de la pudeur et de la discrétion du poète, d’une méfiance à l’égard des épanchements qui n’a fait que croître au cours de l’œuvre, et sans doute d’un goût du secret »). Suppression (ou censure ?) qui, si elle se justifie pour des raisons de cohérence esthétique, a aussi pour conséquence de nous priver d’une part émouvante, et fondatrice, du parcours du poète : ainsi de nombreux thèmes (ciel, nuit, eau, rivière, silence, vent, désert, enfance ou chant) qu’on retrouvera ensuite sur le mode tragique apparaissent-ils ici en liaison heureuse avec la sensualité amoureuse Ŕ parallèlement à cette « mélancolie / Toute proche des larmes » (p. 8) qui annonce déjà la tonalité de l’œuvre à venir. (On notera cependant que, comme chez Jaccottet, le visage, selon l’ancienne dualité âme-corps, se voit ici valorisé et sublimé Ŕ au détriment du corps qui est quasiment absent de la poésie amoureuse d’A.

Perrier.)

30 « J’appuie ma tête contre votre épaule / O mon Seigneur… / […] Vous me parlez / Comme l’on fait à son enfant » (Selon la Nuit, op. cit., p. 37).

31 Ibid., p. 24.

32 Le Voyage, Neuchâtel, La Baconnière, 1958, p. 7. Poème liminaire supprimé dans la réédition de 1996 par A.

Perrier, qui ne retient du Voyage que les pages 9, 42 et 56 ; ce qui a (de nouveau) pour conséquence d’éliminer de l’Œuvre poétique complète un grand nombre de poèmes constituant, comme je tente de le montrer, la préfiguration du « noyau » fantasmatique de l’œuvre.

33 Ibid., p. 69.

34 Dans Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 8.

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« J’ai soif et l’eau chanteuse / Entre les noisetiers / Ne peut me désaltérer / […] / J’ai soif et l’eau blesseuse / Qui trancherait mon cri / N’est pas d’ici »35 : cette fois, c’est la soif spirituelle d’un au-delà du monde qui emprunte au schème mythique ses images d’eau qui coule tel un chant, et de « route impossible à dire » qui « se déplie / Comme un eau courante »36. « Dormir dormir ô ma tristesse / En avons-nous le droit / […] / Dormir dormir ô ma tendresse / Qu’avons-nous fait au monde / Pour qu’il pèse si lourd… »37 s’interroge le poète du Voyage, confondant dormir et mourir, et se souvenant de « ce désir plus grand que [lui] / Qui [le] portait naguère / Comme la mer »38 et qui aujourd’hui aspire à la mort : « Mais la mer partout me recouvrira / Auguste familière / Comme un grand désir de toujours »39 : on le voit, la présence-absence du mythe d’Ophélie se fait de plus en plus marquée dans ce

« recueil-charnière »40, comme le qualifie J.-M. Baude.

Précédant Le Temps est mort, qui portera l’inscription de cette obsession dans son titre même, Le petit Pré, recueil de 1960 à la tonalité souvent rimbaldienne mais aussi profondément travaillé par le tourment spirituel, est traversé d’un bout à l’autre par la hantise de la mort : « O mort un jour enfin / Tu briseras ce voile ce rideau d’arbres / Qui tremble à mi-chemin / D’un monde qui m’est seul adorable »41 ; « Nous nous endormirons / Et ce sera tellement simple… »42. Le « je » aspire à consentir à ce qui l’entraîne, au-delà du terrestre, vers une éternité Ŕ ou un amour infini Ŕ devenus destination (estuaire) du poème, comme la mer l’est pour la rivière ; et cette fois, il s’en faut de peu que ne surgisse, explicite, la référence à la figure shakespearienne, que suggèrent maints vers du recueil : « …ô grand / Soleil des mers / Qui m’emportait tous vents éteints »43 ; « Je suis l’enfant des rivières lentes »44 ; « C’est le ciel tout entier / Que je veux Quand viendra l’heure / De s’écouler comme une eau pure / Dans le lit profond de l’amour… »45 ; « J’irai si loin / Que les morts me verront apparaître »46. Telle Ophélie murmurant ses romances en glissant dans le lit des eaux qui seront son tombeau (« Le cœur tremblant je descendais / Le chant de la rivière »47, « Moi

35 Le Voyage, op. cit., p. 18-19.

36 Ibid., p. 24.

37 Ibid., p. 34.

38 Ibid., p. 47.

39 Ibid., p. 54.

40 Baude, op. cit., p. 31.

41 PP, p. 34.

42 PP, p. 35.

43 PP, p. 31. On songe à l’« Ophélie » de Rimbaud : « Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! ».

44 PP, p. 38. Cf. dans LO, p. 146 : « Je passerai sous les merles tranquilles / Je cueillerai les fleurs / Absolues du silence / Je lirai l’heure / À l’horloge immobile / De la perpétuelle enfance ».

45 PP, p. 49. Cf. dans LO, p. 142 : « Je meurs d’une chute infinie / dans l’eau du ciel ».

46 PP, p. 32.

47 LO, p. 129.

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l’écoulée / En dormant j’ai perdu la voix des passeurs d’eau // Je suis le chant qui s’en va tout seul / Entre terre et ciel »48), le « je » Ŕ omniprésent dans Le petit Pré, comme si affleurait, à ce moment de la trajectoire, la tentation d’une complaisance narcissique que l’expérience du deuil va bientôt interdire, non sans brutalité Ŕ, « chante le très pauvre le très doux amour / Qui [lui] a rompu le cœur » et implore : « Rivières laissez-moi passer… »49.

Même l’identification future d’Ophélie à la poésie semble se deviner déjà, en filigrane d’un poème renvoyant explicitement au titre du recueil :

Je vois la poésie couchée Des femmes prient À côté

Serait-ce l’agonie

Là-bas les blés sont beaux Comme les yeux de juillet Si l’on pouvait oublier Ce visage bientôt Décomposé

Qui entre dans la mort Comme un petit pré S’endort50

Dans Le Temps est mort, paru sept ans plus tard et traversé par une extrême violence intérieure, la même image fait retour, sous une autre forme, en ouverture du « Poème pour la pauvreté » : « La poésie est morte / Les mots ont pris le voile… »51. Plus que d’une disparition de la poésie dont le monde contemporain serait responsable, il s’agit ici, semble-t- il, du mutisme qui menace le poète (« On a mis les scellés / Sur le cœur entrouvert »), dont la mélancolie Ŕ tant se fait âpre l’appel de l’absolu Ŕ s’est aggravée au point qu’il en vient à regretter d’être né : « Pourquoi ne m’as-tu pas laissée / Sans gain ni perte / Dormeuse non créée / Dans l’éternité verte »52. Et à nouveau, obsessionnel, revient le schème mythique : « Je t’appelle rivière / Entre les arbres bas / Si près de moi passée / Oh ! ce jour-là / Pourquoi ne me suis-je noyée / En toi »53.

C’est la disparition tragique du poète portugais Cristovam Pavia, interlocuteur privilégié (mais jamais rencontré) et « compagnon d’éternité », qui est au cœur de Lettres perdues, paru en 1971. Seul recueil « adressé », il est dédié à l’ami perdu qui, comme Ophélie,

48 LO, p. 137.

49 PP, p. 53 et 51.

50 PP, p. 51.

51 TM, p. 73.

52 TM, p. 74.

53 TM, p. 59.

(10)

étant « de ceux qui se noient »54, a mis fin à ses jours en octobre 1968, substituant brutalement, pour celle qui lui survit, la réalité de la mort au fantasme. À cet égard, l’écho de deux images, l’une empruntée au Temps est mort (« Le cœur prisonnier n’en peut plus / Et brise les barreaux »55) et l’autre à Lettres perdues (« La cage pour toi s’est ouverte »56), me paraît significatif du transfert qui semble s’être opéré : comme si Pavia, en faisant le saut vers l’au-delà, avait réalisé ce qui jusqu’alors n’était qu’aspiration rêvée à s’en aller, laissant à celle qui reste de l’autre côté de la frontière « l’inguérissable blessure de vivre »57… Mais d’abord la douleur est si forte que le poète aspire à son tour à la noyade : « Oh ! les eaux de la mer / Couvrez mes terres / Pour toujours »58, et supplie : « Ouvre-moi les veines que je boive / La mort incandescente »59.

Le motif des veines fera retour dans Feu les Oiseaux, le recueil suivant, mais en glissant du côté du schème mythique qui depuis l’origine travaille souterrainement la poésie d’Anne Perrier, et qui va conduire au Livre d’Ophélie : « Ah ! laisse-moi disparaître / Dans le cours vaste et vert / De tes veines »60 ; changées en rivière, cette fois, celles-ci s’ouvrent pour engloutir le « je » qui « flotte dans un cœur trop grand / Ou bien est-ce la mer / La mort déjà qui me prend »61… Cependant, si la soif d’absolu est plus intense que jamais, tout comme le déchirement qu’elle suppose entre le monde terrestre et l’au-delà, le poète, écartelé entre ces

« postulations contradictoires » que son poème seul peut faire coïncider, a choisi d’éprouver jusqu’au bout du temps, sans la résoudre ni la fuir, « La mortelle contradiction / D’être et de n’être pas / Au monde »62 : qu’est-ce d’autre qu’avoir pris, contre la mort, le parti de la création, s’il est vrai que « d’une part le créateur a besoin du monde » et que « d’autre part toute œuvre suppose un rejet du monde »63, ou tend à se substituer à lui ? Ainsi la mort de Pavia prend-elle valeur d’épreuve inaugurale. Le Livre d’Ophélie va naître, à la fois, de ce traumatisme (qui confronte la poétesse à la plus extrême angoisse et au vide), et de son dépassement.

Du Livre d’Ophélie à La Voie nomade

54 LP, p. 98.

55 TM, p. 77.

56 LP, p. 104.

57 LP, p. 104.

58 LP, p. 96.

59 LP, p. 93.

60 FO, p. 108.

61 FO, p. 110.

62 LO, p. 132.

63 André Green, La Déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 318.

(11)

Mourir en douce […]

Comme un fleuve ingénu Remonterait sans bruit Vers sa source64

En laissant Ŕ enfin Ŕ la parole à l’héroïne shakespearienne, progressivement confondue avec la poésie elle-même, Anne Perrier se donne les moyens, à la fois, d’aller au bout de son désir, épousant le destin de la petite morte (ou de l’ami disparu), et de ne pas en mourir. Identifiée au « je » mais aussi projetée hors de soi et « théâtralisée », la figure mythique enfin reconnue (et l’on songe à cette belle définition du symbole Ŕ par Gilbert Durand65 Ŕ comme

« représentation qui fait apparaître un sens secret » et « épiphanie d’un mystère ») permet à la poétesse de faire émerger à la lumière la scène intérieure qui l’habite et, tout en objectivant le fantasme qui la hantait jusque là inconsciemment, de se constituer symboliquement en sujet de sa propre création par le biais de la réinvention du mythe. Communiant ainsi, par-delà la mort, avec le « frère de cristal » qui a rejoint l’éternité. Réalisant l’irréalisable.

« Qu’on me laisse partir à présent / Je pèserais si peu sur les eaux… » : qui parle, dans ces deux premiers vers ? Le « je » lyrique, comme dans les recueils précédents ? Le personnage d’Ophélie ? Ou bien cette figure fantasmatique qui demande à se libérer de l’obscurité où on la maintenait jusqu’ici et à accomplir fictivement son destin, dans l’espace du poème, pour délivrer d’elle son auteur ? « Je m’étendrais doucement sur les eaux / J’écouterais tomber au fond / Ma tristesse comme une pierre / Tandis que le vent dans les saules / Suspendrait mon chant »66… Ici aboutissent finalement, comme remontant vers leur source, cette longue suite d’images poursuivies de recueil en recueil. Et qu’est-ce que ce

« grand tombeau »67 que la voix qui parle demande qu’on lui bâtisse Ŕ si ce n’est le livre grâce auquel, enfin, elle va pouvoir entrer dans le sommeil, emportant avec elle « les morts bien- aimés » et enfouissant à jamais dans le secret des vers l’énigme d’où proviennent sa douleur et son chant ? Enigme, ou noyau originel, « qu’un seul regard en l’effleurant / Briserait »68 : car à connaître sa source, tout comme à se voir soumis à une lecture réductrice qui ne respecterait pas le mystère, le chant nécessairement prendrait fin… À présent, comme détaché de celle qui le portait, il « s’en va tout seul / Entre ciel et terre »69, ayant atteint cette

64 LO, p. 147.

65 Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, 1964, p. 13.

66 LO, p. 121.

67 LO, 135. Le recueil se clôt de manière significative sur un poème intitulé Épitaphe.

68 LO, p. 135.

69 LO, p. 137.

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impersonnalité qui transcende le moi du créateur et conduit l’œuvre à son aboutissement, tout en ouvrant le sens à l’infini.

Avec l’épiphanie d’Ophélie, un premier cycle a pris fin. (Et il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’en marge du « chant de mort », l’humour, pour la première fois, fait son apparition dans ce recueil à tous égards décisif.) Désormais, pour Anne Perrier, « le vent souffle vers le désert »70 : il s’agit, comme Rimbaud (encore) en rêva, de « rompre les amarres », d’oser le saut vers l’inconnu et d’« aller jusqu’au bout du temps », en prenant le risque de se perdre dans les sables mais aussi celui qu’à la fin se lève « La brise du désert / Plus ineffable que le rossignol71 / Et que seul peut entendre / Le cœur intemporel »72 : abandonnant pour toujours73 la figure mythique qui menaçait de la vouer au silence, désormais tendrement couchée dans sa « tombe » de mots avec « dans son cœur la mer »74, la poétesse, délestée de cette obsession de la mort enfin affrontée, travaillée, et dépassée, se tourne vers l’ouvert avec une confiance nouvelle : emprunté à Emily Dickinson, l’exergue de La Voie nomade (édité à la Dogana en 1979) le suggère explicitement75. C’est au désert, mais aussi à toute la réalité du monde visible, et sensible, que l’aventure spirituelle demande désormais son chemin. Et celui-ci ne mène plus à la dissolution mais exige d’en passer, activement, par une « marche », par un arpentement du monde qui certes, « à la fin de la traversée », culminera dans la mort ; mais loin de se présenter comme un échec, comme un renoncement ou un suicide, celle-ci se voit métaphorisée en « doigt éblouissant »76 qui, au moment venu, suspendra la marche du poète, l’arrêtant. Paru huit ans plus tard, Le Joueur de Flûte se refermera sur un poème témoignant de manière étonnante d’un renversement radical du schème initial :

L’espérance

Tient dans le creux de la main Comme une larme mais si fraîche Qu’elle pourrait suffire au monde

70 LO, p. 123.

71 On pense à L’Ignorant de Philippe Jaccottet : « Lorsque nous parlerons avec la voix du rossignol… » (« Lettre du 6 juin »).

72 VN, pp. 155-156 et 159.

73 Le schème mythique ressurgit brièvement dans Les Noms de l’Arbre, en 1989, affleurant Ŕ et ce n’est pas par hasard Ŕ dans le poème Le saule, dont la « chevelure effleure / La surface de l’invisible » et que « L’eau profonde emportera / Vers les oiseaux de mer » (NA, p. 187) ; or le saule est l’arbre d’Ophélie… Et l’on peut y voir encore une allusion dans ces vers du Joueur de Flûte (en 1994) : « Je suis la barque sous le ciel / Venant d’où l’on ne sait / Allant où l’on ne sait », emportée « en dansant sur les vagues / Très loin si loin » (JF, p. 214).

74 LO, p. 152.

75 « Et pour occupation, ceci : / Ouvrir bien grandes mes étroites mains / Pour ramasser le Paradis. » (VN, p.

153).

76 VN, p. 159.

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Si toutes les eaux s’en allaient77

Cette fois, les eaux s’en vont sans le poète, et aux larmes « matière du désespoir » a succédé l’eau fraîche de l’espérance qui semble presque, à elle seule, garantir la pérennité du monde.

On dirait qu’Anne Perrier « retourne » ici le « Spleen » de Baudelaire (évocation quasi clinique de la dépression mélancolique qui s’achève, on s’en souvient, par l’échec de l’Espérance et la victoire de l’Angoisse), auquel un poème du Livre d’Ophélie semble explicitement renvoyer78.

La maîtrise poétique de l’auteur, de plus en plus affirmée au fil des recueils, se manifeste dans La Voie nomade par le biais d’images fortes et altières (« Ô rendez-moi la fougue et l’espace et l’audace / Et la royale autorité / Du danseur de corde »79) qui contrastent puissamment avec l’extrême humilité et le constant désir de « disparaître » ou de

« s’abandonner » que manifestaient les premiers recueils. À la « chaise de paille basse »80 du Petit Pré, à la pauvreté évangélique (exclusivement tournée vers un « tu » divin dont le poète attendait toute sa raison d’être) et à l’immobilité contemplative a succédé, lentement conquise, l’autorité ferme d’un « je » qui, se levant, se met en route à la fois vers « les lointains » et vers soi. Et si son chant ou son regard « tremble », si sa voix « chancelle » ou

« lutte contre le sable », les mots lui serviront d’alliés : tandis que Le Livre d’Ophélie, à l’instar des recueils précédents, manifestait un doute fondamental quant à la capacité de la poésie à survivre, voire même quant aux pouvoirs de la parole (« Quelle importance / Dit-elle / Que je parle / Que je me taise pour toujours… » ; « Les mots ne refleuriront plus ici / […] / On a séché le puits / Aux voyelles »81), l’auteur de La Voie nomade fait désormais confiance au « précaire abri » des mots, et à l’horizon qu’ils visent.

77 JF, p. 224. Faut-il y voir une allusion à « l’eaue d’Espoir » dont Charles d’Orléans tire son poème ?

78 LO, p. 134 : « Deux araignées géantes / Se promènent dans mon cerveau… ».

79 VN, p. 162. Faut-il vraiment suivre Baude (op. cit., p. 143) quand elle affirme que, à l’opposé de l’auctoritas impliquée par la notion d’auteur (auctor), « la force d’Anne Perrier se situe précisément dans le renoncement à tout pouvoir » ? Il me semble au contraire qu’un pouvoir (celui de la poésie, celui des « mots / Qui lavent la terre » Ŕ LP, p. 104), certes menacé mais essentiel, ne cesse au contraire de se voir conquis et réaffirmé de bout en bout, comme une force de résistance capable, peut-être, de freiner « l’avance des concasseurs » (LO, p. 125).

Baude observe d’ailleurs, p. 67, que dès La Voie nomade, « l’autorité nouvelle du ton suggère une conscience de soi plus affirmée » du poète (c’est moi qui souligne), et constate, p. 119 : « de l’humilité même naît paradoxalement l’affirmation de la portée transcendante de la création poétique, capable de s’emparer de l’infinie clarté céleste ». Ŕ Si comme le formule A. Green (op. cit., pp. 314-315), « l’œuvre est le résultat d’un transfert d’existence » pour le créateur qui, telle une mère se sacrifiant pour son enfant, « attache plus de prix à faire exister l’œuvre qu’à exister soi-même », c’est bien que, dans tous les cas, elle tire son autorité, précisément, de la capacité de son créateur à lui transférer ses propres pouvoirs et à se défaire à son profit (tout en le sublimant) de son propre narcissisme, en produisant hors de lui un objet qui le dépasse.

80 PP, p. 43.

81 LO, pp. 123 et 145.

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« Habite avec bonheur ce passage, toi que tes larmes depuis toujours associent à la transparence des eaux… »82 : empruntée à L’Obscurité de Philippe Jaccottet, l’injonction pourrait aussi désigner le point d’équilibre où tend la trajectoire poétique et existentielle d’Anne Perrier. Une fois mise en scène et par là même déjouée la dangereuse fascination de la mort, jouir, dans ce qu’elle a tout à la fois de lumineux et de cruel, de tragique et de bouleversant, de cette réalité du monde contradictoire mais irremplaçable qu’il nous est un instant donné d’éprouver, (re)devient possible ; sans rien renier des aspirations qui la travaillent, ni oublier que tout n’est que « prêté » et que nous sommes voués à la finitude, la poétesse de La Voie nomade témoigne d’une conscience accrue de ses propres pouvoirs :

Plus le temps se fait sombre Et la route aride

Plus je remplis Mon fichu d’étoiles83

et d’un amour enfin « libéré » pour le monde terrestre, qui lui ouvre l’espace et le temps Ŕ tout en accroissant sa mélancolie : car il faudra un jour quitter la terre, et les êtres aimés, et toutes les choses : « la seule tristesse », c’est de savoir que la beauté continuera d’être, sur terre, quand nous ne pourrons plus la voir…

Ce savoir de la perte inévitable, cette mort acceptée (et non plus recherchée par l’effet

« retourné » d’une angoisse insupportable), ce deuil du monde projeté dans un futur inconnaissable mais envisageable sans terreur, désormais, attestent chez le poète d’une lucidité et d’un apaisement que le travail de l’œuvre a conquis sur la double tentation de l’excès de sublimation et de la fuite dans la mort. C’est pourquoi cette poésie se révèle exemplaire dans son « geste », et d’une portée universelle : déployant pour nous livre après livre, sans jamais tricher, ni cesser d’avancer, les étapes d’un lent cheminement allant de l’angoisse à la complétude, à travers la prise de conscience progressive que le seul « pouvoir » acceptable (qui est de l’ordre de la métamorphose) est le pouvoir poétique.

Catharsis tragique et avènement (au féminin) du sujet lyrique

Avant tout intuitive et instinctive, se refusant au discours, au concept, comme, le plus souvent, au commentaire, la poésie d’Anne Perrier tire sa force d’une exceptionnelle qualité musicale84

82 Philippe Jaccottet, L’Obscurité, Paris, Gallimard, 1961, p. 154.

83 VN, p. 176.

84 On sait qu’A. Perrier, à l’écoute de son besoin le plus profond, a longtemps hésité entre poésie et musique et que celle-ci, « art suprême de la dématérialisation », l’a constamment accompagnée ; la structure musicale influence d’ailleurs fortement sa poétique : « Elle use avec parcimonie de sa science de la versification, en l’orientant vers la qualité musicale pure » (Baude, op. cit., pp. 136 et 133). Or la musique a toujours figuré Ŕ

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et de la richesse, de la troublante complexité de son imagination symbolique (Haldas parlait à son sujet de « magnétisme des profondeurs »), qui semble réinventer le fonds universel de la rêverie des éléments et tire de l’inconscient un théâtre aux vertus libératrices. Fondée, comme l’écrit Baude, sur une « blessure » inguérissable85, ou sur l’« élaboration mythique » d’une

« faille première » dont l’œuvre, gardant d’un bout à l’autre le secret sur son origine, ne dit rien explicitement (et qui est peut-être de l’ordre du biographique mais aussi et surtout d’ordre métaphysique ou spirituel86), cette poésie se présente à nous comme fondamentalement tragique et cathartique : on ne s’étonnera pas qu’ici ou là j’aie pu la comparer à un « théâtre » ou à une « scène » (de l’inconscient). Et comme la tragédie, elle se dévoile progressivement Ŕ à travers le travail du mythe Ŕ comme le lieu d’une reconnaissance : celle d’un sujet peu à peu identifié à Ophélie et s’engendrant lui-même à partir du deuil qu’elle incarne.

Aristote, dans la Poétique, nomme « reconnaissance » cet événement par lequel les personnages de la tragédie découvrent une identité demeurée obscure jusque là Ŕ la leur ou celle d’un(e) autre Ŕ ; et l’on sait que Freud détourna cette notion (et le mythe oedipien) pour inventer la psychanalyse. Du Livre d’Ophélie, je serais tentée de dire qu’il eut pour son auteur valeur de « reconnaissance » (au double sens aristotélicien et psychanalytique), et qu’il l’affronta de manière tout à fait centrale à ce « secret » intime suspendu entre silence et abîme

depuis l’antiquité ! Ŕ « le remède le plus important de tous » contre la mélancolie (dont la définition, dès Platon et Aristote, oscille entre folie, maladie mentale Ŕ mélancolie pathologique Ŕ et fureur poétique « divine » ou inspiration Ŕ mélancolie « naturelle » Ŕ) : d’Asclépiade à la psychiatrie contemporaine, on recommande la

« thérapie musicale » à ceux qui souffrent de ce mal-être nommé mélancolie, constamment rapproché par ailleurs du génie poétique ou créateur (source : Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie (1964), Paris, Gallimard, 1989, p. 96), et indissociable « d’une exigence d’absolu » (Juranville, op.

cit., p. 37) que le sujet mélancolique tente à tout prix de ne pas sacrifier. La différence entre pathologie et création se situant ici Ŕ selon Lacan Ŕ au niveau du « travail de deuil » qu’accomplit le créateur à travers l’élaboration de son œuvre (en réalisant et l’exigence d’absolu, et son deuil nécessaire, par l’élaboration de la forme), tandis que le malade, faute de symbolisation et de séparation d’avec la Chose (absolue), cherchera au contraire à fusionner avec elle Ŕ ce qui peut le conduire au suicide. Dans ce cas, le sujet « se laisse happer dans le maelström obscur d’un principe maternel primordial impensable et non symbolisable : point d’origine se rassemblant en point d’arrivée, vide […], éternité […], éblouissement explosant en déchirement » (Juranville, op. cit., p. 39).

85 Cf. Baude, op. cit., p. 16. Ŕ Cf. aussi p. 19 : « Que saurons-nous de ce qui a pu causer la blessure profonde dont part toute l’œuvre et que l’on sent à vif encore dans le premier recueil Selon la Nuit ? ». Est-ce la « blessure d’éternité » qu’évoque le poète G. Roud dans Requiem ? Faut-il y voir la prise de conscience de la finitude Ŕ la fascination de la mort pouvant très bien recouvrir paradoxalement un violent rejet de la mort ? (Cf. PP, pp. 37 et 40 : « Souvent je pense qu’il faudra mourir / Où, quand ? Seules questions » ; « Mais le mot qui rendrait les choses immortelles / Est caché dans la mort ».) Ou la découverte de la cruauté, de la violence inhérente au vivant Ŕ c’est-à-dire de la non-séparation du « bien » et du « mal » Ŕ voire de la pulsion de mort inscrite au cœur de l’eros ? Ou encore l’expérience douloureuse des limites de l’amour humain, impuissant à rejoindre les visages (cf. SLN, p. 35 : « Tout visage m’est une eau prisonnière / Que nul amour ne délivre… ») et qui nous « voile seulement » la mort, selon l’expression de Rilke ?…

86 Avec les temps modernes et la « mort de Dieu » s’est effondré ce qui garantissait le chant lyrique et protégeait de la mort (cf. chez Hölderlin, cité par Jaccottet : « l’œuvre sans faille n’est plus possible », et le commentaire de ce dernier, dans Observations et notes anciennes, 1947-1962, Paris, Gallimard, 1998, p. 83 : « Seule est encore concevable une œuvre en quelque sorte blessée, qui cherche à refermer sa blessure et y parvient sans jamais y parvenir »).

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qu’évoquent tous les recueils précédents87. De cette catharsis libératrice naîtra La Voie nomade, qui, sept ans plus tard (après une longue suspension du chant témoignant de la métamorphose intérieure qui s’est produite), substitue au sujet mortellement mélancolique du Livre d’Ophélie un « je » actif doué d’une volonté, d’une force et d’une maîtrise renouvelées :

O rompre les amarres Partir partir

Je ne suis pas de ceux qui restent88

Le désir d’engloutissement du moi, l’appel mortifère des eaux (où se devine, derrière le désir de « remonter sans bruit / vers sa source »89, une inconsolable nostalgie de l’origine), et l’identification du « je » à Ophélie, victime du monde qui l’« assassine » et de ceux qui ont

« brisé le vase / de [sa] raison »90, se sont changés en désir de départ Ŕ comme si, de la méditation sur l’« Ophélie » de Rimbaud « étranglée par ses visions » on avait glissé du côté du « Bateau ivre » ou du « Départ » des Illuminations, l’audace succédant à la paralysie et l’horizon infini du monde à l’appel de l’origine.

Ainsi, c’est à travers la pratique (musicale) de la poésie et l’élaboration mythique de son œuvre qu’Anne Perrier Ŕ sans céder en rien sur son exigence d’absolu mais guidée par un instinct sûr qui lui aura permis de côtoyer les pires périls sans y succomber Ŕ s’est, livre après livre, « guérie » de la pulsion de mort qui l’attirait au-delà du terrestre ; écartelée Ŕ tel Hamlet Ŕ par la « mortelle contradiction / D’être et de n’être pas / Au monde », elle a su tirer de sa complexion dangereusement mélancolique, mais aussi de sa « fidélité inébranlable à l’essentiel »91, à la racine de son être et de son désir, de quoi se constituer peu à peu en sujet, en un « je » lyrique pleinement assumé :

Moi tige tremblante Entre deux mondes […]

Je tire sur mes racines .92

Ouvrant Lettres perdues, ce poème me paraît indiquer un premier tournant dans la trajectoire d’Anne Perrier (le second, décisif, se produisant on l’a vu avec Le Livre d’Ophélie) ; comme

87 Cf. SLN, p. 17 : « Mon cœur se fait secret comme un autel » ; TM, p. 73 : « L’ineffable mystère / Garde son secret » ; etc.

88 VN, p. 155.

89 LO, p. 147.

90 LO, p. 121.

91 Baude, op. cit., p. 143.

92 LP, p. 85.

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si, seul, le choc d’une confrontation réelle avec le deuil93 avait pu l’arracher à sa fascination pour la mort Ŕ une mort soudain éprouvée et non plus seulement rêvée comme échappatoire au monde et à sa cruauté : « Je ne savais pas ce que veulent dire / L’absence le mourir / […] / Amère amère école »94 ; « Oh ! dans le vent d’automne / Ce jamais plus / Comme un volet qui bat »95. Situé, à tous égards, au centre de l’œuvre, Le Livre d’Ophélie se révèle bel et bien, dans cette perpective, comme le livre du deuil et de la mort rejouée, par le biais de l’identification à Ophélie qui permet au poète d’aller Ŕ symboliquement Ŕ au bout de sa

« folie » d’absolu, et d’en revenir : ramenant du fond de l’eau où elle s’est fictivement noyée les poèmes qui vont libérer sa voix.

L’oeuvre littéraire, observait l’helléniste André Bonnard96 Ŕ et ses propos pourraient s’appliquer à l’œuvre d’Anne Perrier Ŕ, « ne se complaît pas dans l’angoisse, elle en prend conscience pour l’anéantir. Plus j’étudie la tragédie, et mieux je découvre son caractère profondément antitragique. Le poète n’est jamais du côté du fatal, il est du côté de l’homme et de sa libération ». Que certains Ŕ tel Cristovam Pavia Ŕ cèdent finalement devant l’adversité, ou à leurs démons intérieurs, ne change rien à la vocation (transcendante à l’auteur) de l’œuvre, et au travail qu’elle suppose vers la clarté. Travail que les lecteurs à leur tour prolongeront et approfondiront, en se l’intégrant.

Du complexe d’Œdipe au « complexe d’Ophélie » ?

…Et si le mythe shakespearien, qui eut valeur de catharsis pour l’auteur du Livre d’Ophélie, se révélait, pour la femme qui écrit (voire pour tout créateur), porteur de la même puissance de reconnaissance et du même pouvoir symbolique que, en son temps, le mythe d’Œdipe inspiré de Sophocle, pour Freud et ses patients ? « Dans un premier temps Ŕ note Jean Starobinski97 (résumant le cheminement de la pensée de Freud) Ŕ Freud émet l’hypothèse : moi, c’est comme Œdipe ; cette proposition se renverse instantanément et se formule comme une vérité historique universalisée : Œdipe, c’était donc nous. La compréhension de soi, dans l’auto-analyse, n’est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi

93 « L’épreuve de la réalité constitue, comme Freud l’indique dans Deuil et mélancolie, un des éléments essentiels du travail de deuil » (Mélanie Klein, dans Dépression et mélancolie (1947), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2006, p. 75).

94 LP, p. 99.

95 LP, p. 87.

96 Dans un billet à Philippe Jaccottet daté du 18 décembre 1946 : cf. Jaccottet poète : poète en dialogue, poète d’inquiétude, catalogue (réalisé par José-Flore Tappy à l'occasion des quatre-vingts ans de Jaccottet) de l'exposition conçue en 2005 par le Centre de Recherches sur les Lettres romandes (Lausanne, BCUL, 2005, p. 34).

97 Starobinski, op. cit., pp. XXXV-XXXVI.

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intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d’une pulsion ». Si chez Anne Perrier, moi, c’est comme Ophélie, faudrait-il en déduire, identifiant là une structure mythique à valeur archétypale, que Ophélie, c’était donc nous ?

Pour advenir à la condition de « sujet » créateur au plein sens du terme (Sarraute parlait d’écriture « androgyne ») et accéder à son tour à la maîtrise, à « l’audace du danseur de corde » ou à l’acte démiurgique en osant donner forme à son désir et inventer une nouvelle réalité ; pour s’accorder jusqu’au bout l’autorisation de penser, d’inventer, d’« accoucher » d’une œuvre à soi qui revendique l’autorité de l’auctor et pour persévérer, surtout, dans son geste de création Ŕ cette prodigieuse liberté en acte Ŕ sans basculer du côté de la folie ou se laisser réduire au silence, la femme aurait-elle à se libérer, en elle, d’un « complexe d’Ophélie » ? À se libérer des larmes, de l’impuissance (qui parfois ne vont pas sans complaisance à soi) Ŕ mais aussi d’une douleur infinie qui roule d’âge en âge des héroïnes mythiques jusqu’à nous, et de l’obsession de l’Absolu ?

…À moins que ce travail de deuil qui est le lot de chacun depuis son entrée dans la conscience (mais que le créateur ou le poète vit sans doute de manière exacerbée, ne pouvant ni renoncer à l’absolu ni renoncer au monde sans en mourir), à moins que ce deuil impossible dont Ophélie et Hamlet incarnent par excellence les figures, ne soit inséparable de la Littérature ?

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