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Préfaces, commentaires et programmation de la lecture : l'exemple des "Métamorphoses"

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Préfaces, commentaires et programmation de la lecture : l'exemple des "Métamorphoses"

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Préfaces, commentaires et programmation de la lecture : l'exemple des

"Métamorphoses". In: Mathieu-Castellani, Gisèle & Plaisance, M. Les commentaires et la naissance de la critique littéraire . Paris : Aux amateurs de livres, 1990. p. 32-39

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29372

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(Université de Genève)

Préfaces, commentaires et programmation de la lecture.

L'exemple des Métamorphoses

Sur l'évolution générale du commentaire au XVIe siècle, dans l'ordre de la fiction, un point essentiel semble acquis - et je l'adopte comme point de départ. La glose qui, au Moyen Age, sert à dégager le sens moral, prend une allure plus technique, plus philologique. Au lieu d'imposer un déchiffrement allégorique, le commentaire favorise l'intelligence du sens littéral ; il explique le texte dans sa différence, il en signale les ressources encyclopédiques et rhétoriques. Du coup, il change de nature. Il n'assigne plus à l'interprétation une méthode contraignante, mais cherche plutôt à outiller le lecte1,1r afin qu'il entreprenne lui-même son propre commentaire. Jadis assujettie à la vérification d'un sens fixé à l'avance, la lecture devient plus problématique et plus productive1•

A p·artir de ces prémisses, je pose la question suivante : les préfaces et autres seuils accusent-ils cette évolution? Bien sûr, le parallèle du discours liminaire et du commentaire doit tenir compte d'une différence : tandis que le commentaire est continu ou, du moins, accompagne le texte dans son déroulement linéaire, la préface ne peut offrir d'interprétation que sous la forme d'un programme ou d'une synthèse. Reste pourtant que l'un et l'autre sont écrits a posteriori, que ce sont des métadiscours, qu'ils remplissent la même fonction d'intermédiaire entre le texte et son destinataire et que, comme tels, ils peuvent infléchir la lecture. Aristote, dans la Rhétorique, assigne précisément cette fonction à l'exorde, qui sert à« indiquer la fin (telos) où vise le discours », si bien que « les auditeurs sauront d'avance sur

1. Sur ces grandes orientations. voir les études de Jean Céard. «Les transformations du genre du commentaire »,dans L'Automne de la Renaissance. Paris.

Vrin. 1988. p. 101-llS et Terence Cave,« The Mimesis of Reading in the Renaissance>>.

dansMimesis ( ... ). ed. John D. Lyons et St. G. Nichols. Ha nover and London. U.P. of New England. 1982. p. 149-165.

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quoi doit porter le discours et leur esprit ne restera pas en suspens » (1415 a)2.

Pour cette brève enquête sur le rapport des préfaces et du commentaire, je me suis limité au domaine de la fable païenne et plus particulièrement aux éditions et traductions des Métamorphoses. La recherche a porté sur les seuls livres parus en France, entre le début et la fin du XVIe siècle, et elle ne prétend pas être exhaustive3.

* * *

L'investigation commence, inévitablement, par la tradition des Ovide moralisé qui, avec la Bible des poètes, se perpétue en France jusque vers 1530. Qu'ils soient en prose ou en vers, en latin ou en vulgaire, qu'ils portent le nom de Bersuire, ou celui du traducteur Colard Mansion, ou encore celui de Thomas Walleys, tous ont un prologue qui, malgré quelques variantes, énonce les mêmes principes.

D'entrée de jeu, il s'agit de justifier le programme exégétique qui a commandé l'entreprise. Comme ces liminaires se ressemblent, je les traite en bloc, pour retenir trois constantes4 .

Le préambule commence par invoquer l'autorité de la Bible et rappelle que celle-ci a utilisé des fables pour transmettre, indirecte- ment, son message. Or les poètes antiques, eux aussi, cachent des secrets dans leurs fictions -c'est la théorie, qui demeure implicite, de la révélation parallèle. Voilà donc le lecteur immédiatement orienté : les Métamorphoses sont présentées comme une série d'allégories, des

«figures obliques »5 , pleines de sagesse, dont il importe de mettre à jour la substance. D'emblée, le commentaire définit son objectif: il se propose d'établir la conformité du mythe païen avec l'enseignement de l'Eglise ; il procédera donc par déduction, en cherchant à reconnaître, dans une matière apparemment profane, la présence de cette vérité unique, permanente et nécessaire, que Dieu, par diverses voies, a transmise aux hommes.

2. Cette remarque s'applique au genre judiciaire. de même qu'aux exordes de poèmes épiques et tragiques. Voir aussi Donat, Commentaire de Térence. Excerpta de Comoedia VII. 2-3. « prologus ( ... ) exponens fabulae argumentum ».

3. Sur le traitement des Métamorphoses au XVI• siècle, voir surtout Ann Moss.

Ovid in Renaissance Fmnce. A Survey of the L<ltin Editions ofOvid and Commentaries printed in France be/ore 1600. London. The Warburg Institute. 1982 et Poetry and Fable ( ... ). Cambridge U.P .. 1984. On trouvera dans ces études la bibliographie des éditions utilisées ici.

4. A côté des Ovide momlisé. les préfaces des éditions du Roman de la Rose illustrent la même tendance: voir le prologue de Jean Molinet (1500) et surtout le

« préambule>>. très explicite. et d'un grand intérêt méthodologique. attribué à Marot (1526). dans B. Weinberg. Critical Prelitces of the French Renaissance. Evanston.

Northwestern U.P .. 1950.

5. « Officium poetae est. quae gesta sun! in alias species obliquis figurationibus cum decore ali quo convertere >> (Metamorphosis Ovidiana moraliter a Magistro Thom a Walleys ( ... ) explan<lta. Paris. Josse Bade. 1509. Prologus.

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Sur quoi la préface va pouvoir exposer la méthode qui règle le fonctionnement du commentaire. Du parallèle avec la Bible, il découle qu'on appliquera tout naturellement le modèle herméneutique de l'exégèse à quatre niveaux. On déploiera le texte des Métamorphoses sur une échelle ascendante, passant de la signification naturelle de chaque récit à son application historique, puis à sa valeur morale et enfin à sa dimension spirituelle. La dénomination des quatre degrés peut varier, leur ordre peut changer, d'une préface à l'autre, mais deux principes demeurent indiscutés : 1) les sens cachés sont supérieurs à l'histoire patente et doivent donc, à tout prix, être exposés ; 2) une grille à entrées fixes impose au commentaire une trajectoire sans surprise.

De là découle enfin une troisième constante. Le protocole de déchiffrement est si strict, dans les Ovide moralisé, que l'interprétation n'est pas perçue comme un problème. Le lecteur et la lecture sont à peine mentionnés. Les préfaces ne sont pas orientées vers l'aval de l'œuvre - sa réception, sa transformation - mais vers l'amont ; elles ne s'adressent pas à une deuxième personne dont on solliciterait l'initiative, mais se tournent rétrospectivement vers le travail déjà accompli, l'encodage d'Ovide et le décodage du moralisateur. Ces deux opérations sont maintenant passées, si bien que le destin du texte est scellé; sa phase productrice, désormais, est close. Le commentaire a épuisé les secrets de l'original et la méthode totalisante des quatre sens n'a laissé aucun reste. Si le lecteur n'est pas interpellé, c'est parce qu'il ne dispose d'aucune marge de manœuvre. On voit mal, d'ailleurs, à quelle activité interprétative il pourrait se livrer, puisque le texte d'Ovide, dans le corps du livre, n'est pas cité, mais tout juste résumé, fable après fable, et remplacé par le commentaire.

* * *

A la formule contraignante des commentaires allégoriques s'oppose, dès la fin du

xve

siècle, une tradition tout autre, d'inspiration philologique, qui favorise avant tout l'établissement d'un texte correct et la compréhension du sens littéral. L'objectif moral s'efface ici devant la recherche historique et le projet savant. On peut distinguer deux solutions.

La première est la plus pure ; elle ne comprend ni notes ni gloses d'aucune sorte ; le latin d'Ovide remplit la page entière6. La seconde formule renoue avec le genre du commentaire érudit de l'Antiquité et, par ses explications grammaticales ou encyclopédiques, s'adresse surtout au public des écoles. Pour les Métamorphoses, ce type d'édition traverse tout le XVIe siècle7. Les notes tantôt alternent avec une séquence

6. C'est la formule inaugurée par Alde (1502) et reprise en France par Simon de Colines (1529) puis Sébastien Gryphe (1534).

7. L'éd. savante de l'Italien Regi us paraît pour la première fois en France en 1496.

A l'autre extrémité du siècle. voir par exemple l'éd. publiée par Marnef et Cavellat.

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de vers, tantôt occupent les marges. Quoique leur quantité et leur contenu varient, certaines matières reviennent plus fréquemment. D'un côté, on utilise Ovide pour l'acquisition de connaissances générales sur le monde antique: des éclaircissements historiques et géographiques, des annotations sur tel mythe ou sur une question de philosophie naturelle. De l'autre, on fait valoir le poème comme exemple de bon latin ou de beau style : on explique ici le sens d'un mot, on signale ailleurs une figure de rhétorique, un tour grammatical intéressant, une liaison heureuse: on établit aussi des parallèles avec d'autres auteurs et on démêle les allusions obscures. Ces éditions-là obéissent à un dessein savant et, par là-même, cherchent moins à imposer au lecteur une interprétation toute faite qu'à lui fournir les instruments de sa propre lecture. Et cette lecture, à son tour, regarde vers l'avenir, puisqu'elle en appelle à l'imitation et destine son matériel à la production d'un texte nouveau.

Le dispositif préfaciel confirme cette tendance. Certaines éditions n'ont pas de préface du tout. D'autres en ont une, mais qui n'aborde pas le problème de la signification. C'est le parti qu'adopte par exemple Marot dans le « prologue » de sa traduction du premier livre des Métamorphoses8: il attire l'attention sur les qualités littéraires du

poème, mais ne touche pas à la question du sens.

Comme pour compenser l'absence ou les ellipses de la préface, le reste du paratexte joue au contraire, dans la plupart des éditions savantes, un rôle important. A côté d'une Vie d'Ovide, on trouve souvent un index des fables, de même qu'un répertoire des mots venant du grec. Dans le corps du poème, l'éditeur intervient volontiers par des subdivisions et des résumés. De la préface doctrinale à ces instruments techniques, un transfert s'est produit: les textes d'escorte servent moins à programmer une interprétation docile, au second degré, qu'à faciliter l'accès au sens littéral. Ainsi outillé, le lecteur pourra déployer lui- même les valeurs latentes.

* * *

Si les humanistes adoptent, peu ou prou, les exigences de l'édition savante, ils ne renoncent pas pour autant à la recherche du sens moral.

Certes, ils sont unanimes à rejeter, dès 1530 environ, la mécanique de la quadruple interprétation ; ils se méfient des anachronismes et refusent la confusion du chrétien et du païen. Mais cela ne veut pas dire que l'allégorie soit définitivement évacuée; elle se perpétue au contraire jusque dans le

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siècle9 . Souvent mêlées aux éditions et aux traductions philologiques, la quête de valeurs édifiantes et l'hypothèse

8. Cité dans B. Weinberg, Critical Prefaces( .. .), op. cit., p. 70-71.

9. A la fin du XVJ< siècle sont publiés en France les commentaires moraux des Allemands Sprengius et Sabinus. Voir aussi la traduction française, accompagnée d'une explication morale, de Renouard (1606).

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de significations latentes demeurent un horizon de lecture largement répandu.

C'est ici que les préfaces vont jouer leur rôle le plus intéressant. La méthode des Ovide moralisé étant définitivement discréditée, les humanistes évitent de superposer systématiquement des valeurs secondes au texte original. Ce serait trahir à la fois les exigences de l'histoire et la productivité actuelle de l'œuvre. On renonce donc au commentaire continu, ort se garde d'expliciter toutes les possibilités d'interprétation, mais on suggère néanmoins des approfondissements, on signale dans le poème des ressources cachées et on invite le lecteur à la recherche d'un plus haut sens. L'exégèse morale des fables existe donc ici à l'état de projet - un projet inscrit dans la préface et abandonné à l'initiative du destinataire. Tel est par exemple le procédé de Jean Martin en tête de sa traduction du Songe de Poliphile :

« Vous povez croire Messeigneurs que dessoubz ceste fiction il y a beaucoup de bonnes choses cachées, qu'il n'est licite reveler, et aussi n'auriez vous point de plaisir si l'on vous les specifiait particulierement ( ... ) parquoy ne vous en diray autre chose, ains remettray le tout a l'exercice de voz estudes.10 »

* * *

Plusieurs préfaces aux Métamorphoses fonctionnent ainsi comme un appel à fabriquer son propre commentaire. Elles exploitent des arguments et des tactiques relativement stables, que je voudrais relever dans quelques éditions latines d'abord, dans les traductions françaises ensuite.

Au début du siècle, l'Italien Lavinius, qui adopte pourtant, dans son commentaire du livre I (v. 1-451 ), l'étagement du sens à plusieurs niveaux et la méthode allégorique, prend garde, dans sa préface, de laisser au lecteur une marge d'intervention. S'il rappelle le principe de la prisca theo/ogia et assigne ainsi à l'interprétation une finalité définie a priori, il laisse cependant plusieurs questions ouvertes ; Ovide est présenté comme le porte-parole d'une vérité divinement inspirée, mais quelles leçons, exactement, il donne et par quelles méthodes y parvenir, cela reste à découvrir.

Au même moment, Raphael Regius, qui se sépare plus nettement de l'exégèse allégorique, imprime à sa préface une allure délibérément dynamique et heuristique11 • Les Métamorphoses. dit-il, sont une source inépuisable de connaissances pratiques et de leçons morales ; pas un secteur de la vie privée ou publique, pas une discipline du savoir qui n'y soit traité sous une forme ou une autre. Le commentaire foisonnant qui

10. «Aux Lecteurs>>. dans Jean Martin. Le Songe de Poliphile. Paris. Kerver. 1546.

Même invitation indirecte dans l'Epitre dédicatoire d'Hugues Sale! à sa traduction de l'lliade (1545). dans B. Weinberg. Critical Prefaces(. .. ). op. cit .. p. 117-129.

Il. Pour Lavinius et Regi us, j'ai utilisé l'éd. sq. : Metamorphoseos lib ri moralizati ( ... ). Lyon. 1. Maréchal. 1519.

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36 MICHEL JEANNERET va suivre révélera bien sûr une bonne part de ces richesses, mais il ne les épuise pas, de sorte que le lecteur est implicitement convié à participer, lui aussi, à la construction du sens - et c'est la préface, justement, qui aura permis d'éveiller cet esprit de recherche.

Cette stratégie se précisera à mesure que les commentaires, plus techniques, toucheront moins à l'interprétation. On la retrouve à l'œuvre dans une édition bâloise de 1568 qui, elle aussi, s'ouvre sur une série de promesses12• La poésie en général, Ovide en particulier, explique le préfacier, offrent tant de pistes de recherche que nulle lecture n'en viendra à bout. Les notes, encyclopédiques ou rhétoriques, qui, dans la suite, jalonnent le poème ne servent qu'à munir les lecteurs afin qu'ils captent eux-mêmes les messages déposés dans le texte et qu'ils en tirent, pour leur usage propre, des modèles de style: «ut habeant studiosi ( ... ) in quo se exerceant ». Une tactique est significative. Comme la plupart des humanistes, l'éditeur reconnaît aux mythes une valeur morale, mais, puisqu'il ne prétend pas l'exposer systématiquement, il se contente, dans la préface, de donner quelques exemples de ce mode d'interprétation : «Sic Arachne docet non contemnendum cum potentiore ( ... ) Tantalus, non esse cumulandas opes per iniuriam ... ». Docere suivi de l'adjectif verbal: la formule revient plusieurs fois, comme pour indiquer au lecteur la voie à suivre.

On lui aura fourni quelques modèles, on aura stimulé son appétit, à partir de quoi il est invité à appliquer lui-même la méthode. Aussi longtemps qu'elle sera lue, l'œuvre continuera de produire du sens; le commentaire n'est jamais définitivement acquis, c'est une activité en devenir.

Deux traductions françaises réalisent un équilibre du même ordre : d\111 côté, dans la restitution de l'original, le respect de la lettre, de l'autre, dans les préfaces, un appel à l'interprétation. L'Olympe des hisroires poëtiques ( .. .) ( 1532)13 est une version anonyme en prose, quelque peu abrégée, des Métamorphoses. sans note ni exégèse.

Chacun des trois volumes s'ouvre sur une brève introduction, dont les deux premières, surtout, nous intéressent. Avec une insistance d'autant plus grande que la vogue des Ovide moralisé est encore toute proche14, l'éditeur souligne qu'il donne le texte des Métamorphoses «selon le naturel du livre sans allegories ». Pour celles-ci, il renvoie au com- mentaire de Fulgence,« et par ainsi a chascun autheur sa louenge sera gardée». Mais s'il importe de distinguer l'original de ses dévelop- pements ultérieurs, la productivité du poème n'est pas close pour autant. Reprenant à son compte le topos de la poésie comme «philo- sophie latente» et trésor de «doctrine moralle et humaine», l'éditeur présente l'interprétation comme un travail à accomplir, qui se conjugue

12. Opem ( ... ) 0\idii. avec commentaires de Imm. Freigius. Henricus Glareanus et Joan. Hartungus. Büle. Off. henricpetrina. 1568.

13. J'ai consulté l'éd. de 1539. Paris. D. Janot. 3 vol. Outre les travaux d'Ann Moss.

voir Terence Cave. Tl!e Cornucopian Text. Oxford U.P .. 1979. p. 96-99.

14. La dernière éd. de la Bible des poètes date de 1531.

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au futur: « Si l'entendement du liseur n'est du tout effacé par ignorance, il en tirera honnestes enseignemens et maniere de bien vivre». En d'autres termes : c'est dans la mesure où le texte sera dépourvu de commentaire allégorique qu'il générera du sens. La meilleure lecture est celle qui, chaque fois, retourne au point de départ et reprend la question à nouveaux frais.

La théorie la mieux articulée, dans cette optique, est celle de Barthelemy Aneau. En 1556, il publie la traduction en vers français des trois premiers livres des Métammphoses - les deux premiers par Clément Marot, le troisième par lui-même15 . En tête du volume, il intercale un texte de 38 pages qui, plus qu'une simple préface, est un véritable traité sur l'interprétation des fables antiques - et la preuve que la lecture est désormais perçue comme un problème sur lequel il est nécessaire de s'expliquer.

L'acte de lecture, explique Aneau, procède de la volonté et de l'intelligence. Or ces deux facultés, parce que, comme l'âme, elles participent de l'infini, ne sauraient se satisfaire d'évidences simples.

Spontanément, elles cherchent le mystère, car il y a toujours quelque chose de plus à vouloir ou à comprendre, il y a toujours un surcroît de sens. La lecture est un processus infini, un désir qui n'atteint jamais son objet et la dynamique spirituelle qui l'anime est un signe, en l'homme, de l'origine divine de l'âme. Pour justifier cette théorie, Aneau invoque une explication d'ordinaire appliquée à l'exégèse biblique. La vérité, dit-il, doit rester secrète afin qu'elle échappe aux« lourdz, et prophanes entendemens » et qu'à l'inverse, elle stimule la curiosité des « bons, et divins espritz », car «les choses difficiles sont les plus belles» (a5r).

D'où il découle que le commentaire qui prétendrait résoudre tous les problèmes est d'avance condamné.

Ce surplus de sens, continue Aneau, n'est pas systématisable. Il peut s'appliquer à des révélations sur la nature, ou sur l'histoire, ou sur la morale,« et quelquefois à deux, et quelquefois à toutes trois» (a6v).

A défaut d'une méthode, on offre donc au lecteur des exemples d'interprétation à tel ou tel niveau16, dans l'espoir que, face au texte, il saura actualiser les valeurs latentes par ses propres moyens. Encore peut-il s'y préparer en cultivant deux qualités essentielles. La première est une disposition mentale, une aptitude spirituelle, car il importe que le lecteur soit « embeu d'esprit semblable à celluy des Poëtes c'est à savoir noble, bon, libre, et( ... ) tendant au Divin » (b4r). La seconde est l'acquisition d'un vaste savoir, par l'étude de disciplines et d'ouvrages dont Aneau dresse la liste. Tout ce qui ressemblerait à un commentaire restrictif et imposé de l'extérieur se trouve ainsi répudié et remplacé par

15. Trois premiers livres de la Metamorphose d'Ovide( .. .). Lyon, G. Roville, 1556.

Le traité liminaire s'intitule «Preparation de voie à la lecture. et intelligence de la Metamorphose d'Ovide. et de tous Poëles fabuleux ».

16. En tête de sa traduction en vers des Métamorphoses complètes (Paris, M.

Fezandat, 1557), François Haber!, sans s'exprimer sur la question de J'interprétation.

donne cependant, lui aussi, des exemples d'épisodes à valeur allégorique.

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les mérites propres du lecteur: une grande disponibilité, une ample culture, une éthique rigoureuse, toutes les ressources personnelles qui font que la lecture est une création toujours recommencée.

* * *

Quoique l'enquête ait porté sur un échantiiion limité et que ses conclusions demeurent provisoires, je voudrais, pour finir, esquisser quelques développements possibles.

La lecture des fables, au courant du XVIe siècle, connaît une évolution importante. Lorsque les Ovide moralisé créditent la fiction de plusieurs sens, ils le font par analogie au modèle de l'exégèse biblique ; le déchiffrement allégorique dispose alors d'une marge de manœuvre réduite, puisque son seul objectif est d'établir la conformité du récit profane avec un ensemble de vérités dictées par la foi et connues à l'avance. Le prologue est mobilisé pour assurer cette stricte program- mation de la lecture. En revanche, les préfaces qui, plus tard, revendiquent pour les Métamorphoses une prestigieuse ascendance et invitent le lecteur à en découvrir les profondeurs cachées, conçoivent la multiplicité des sens possibles dans un esprit tout différent. Le bon usage de la fable antique ne passe plus nécessairement par la théologie ni par aucun système propre à canaliser l'interprétation. Ni les moyens ni les fins de la lechue ne sont assurés. Tandis que le commentaire se limite à fournir une assistance technique, la préface, parallèlement, travaille à motiver le lecteur, elle lui fournit des exemples de déchiffrement, mais ne cherche pas à prescrire un mode d'emploi ; elle lui laisse la responsabilité de son entreprise.

Dans le cadre du corpus analysé ici, le changement de régime se situe autour de 1530, au moment où Le Grand Olympe succède à la Bible des poètes. Or cette période est aussi celle des premières œuvres de Rabelais, ce qui n'est peut-être pas indifférent au débat, toujours ouvert, sur le prologue de Gargantua et sur le fonctionnement du sens - substantifique moelle ou balivernes? - dans.,les récits eux-mêmes.

Le parasitage burlesque du dispositif allégorique, le brouillage des consignes de lecture, la démystification de l'instance auctoriale, toutes les ruses de Rabelais qui, aujourd'hui encore, gênent maints commen- tateurs, nous apparaissent maintenant comme un phénomène d'époque.

N'en déplaise aux esprits positivistes, le refus des grilles réductrices, la problématisation de l'interprétation, la libération du lecteur ne sont pas des anachronismes et encore moins des jeux innocents. Ce sont les conséquences logiques, et sérieuses, du démantèlement, parmi les humanistes, des systèmes herméneutiques contraignants.

A côté de Rabelais, d'autres auteurs comiques jouent un rôle de révélateur, dans la mesure où ils exacerbent les tendances dégagées ici.

Le prologue des Nouvelles Recreations de Bonaventure des Periers, la préface et l'ensemble des commentaires intercalaires de l'Heptaméron viendraient confirmer la stratégie de Rabelais : eux aussi déjouent les

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dispositifs herméneutiques trop simples et s'amusent à dérouter plaisamment le lecteur en quête de vérités définitives. Il suffira de rappeler ici une seule de leurs techniques, qui en dit long sur le désaveu des autorités abusives. Au lieu d'assumer leur statut de métadiscours et d'utiliser leur position liminaire pour contrôler l'interprétation, les prologues comiques participent déjà de la fiction qu'ils introduisent, ils s'inscrivent dans le même monde de fantaisie et de jeu. Traditionnelle- ment dévolus à une fonction de régie et de mise à distance, ils se laissent intercepter par le rire et contaminer par l'imaginaire.

Sous l'apparence du divertissement ou de la farce, les prologues comiques posent, hyperboliquement, la question de l'interprétation. Ils invitent le lecteur à chercher le sens profond, mais reconnaissent en même temps l'impossibilité de réduire la multiplicité des lectures possibles. Ils prennent en compte les mouvements de l'histoire, la diversité des opinions et en appellent moins à la discipline qu'à la disponibilité de leur public. Plus que cela, ils exploitent la licence qui est la leur pour explorer l'idée que l'œuvre a besoin d'être lue et transformée pour se réaliser pleinement. Ils sollicitent la participation active et non programmable d'un lecteur qui, affranchi des réflexes théologiques, annonce la perplexité de l'homme moderne. Dans ce sens-là, ils ne sont pas si éloignés des préfaces que nous avons étudiées.

De part et d'autre, la tendance est de revendiquer, pour la fiction, un terrain indépendant de l'allégorie, de manière que les puissances symboliques de la lettre puissent s'actualiser dans le seul climat où la littérature porte ses fruits :un climat de recherche, d'indétermination et de liberté.

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