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"Aider, c'est pas donné !" Réflexions sur l'aide et le développement

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"Aider, c'est pas donné !" Réflexions sur l'aide et le développement

CHARMILLOT, Maryvonne

CHARMILLOT, Maryvonne. "Aider, c'est pas donné !" Réflexions sur l'aide et le développement.

Nouvelle revue de psychosociologie , 2008, vol. 6, no. 2, p. 123-138

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:37451

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« Aider, c’est pas donné ! » Réflexions sur l’aide et le développement par Maryvonne CHARMILLOT

| érès | Nouvelle revue de psychosociologie 2008/2 - n ° 6

ISSN 1951-9532 | ISBN 2-7492-0946-3 | pages 123 à 138

Pour citer cet article :

— Charmillot M., « Aider, c’est pas donné ! » Réflexions sur l’aide et le développement, Nouvelle revue de psychosociologie 2008/2, n° 6, p. 123-138.

Distribution électronique Cairn pour érès.

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L’’objectif de cette contribution est de questionner les ambiguïtés de l’’aide dans le cadre de la « solidarité Nord/Sud », en particulier dans les relations entre l’’« Occident » et le continent africain. L’’expression « soli- darité Nord/Sud » renvoie au champ de l’’aide au développement et concerne les actions menées par les pays du Nord –– les projets de déve- loppement –– pour améliorer les conditions de vie des habitants des pays du Sud, plus précisément pour « améliorer sans cesse le bien-être de la population et de tous les individus, sur la base de leur participation active, libre et significative au développement et au partage équitable des bien- faits qui en découlent » (Kunanayakam, 2007, p. 8).

Réfléchir aux ambiguïtés de l’’aide suppose que l’’acte lui-même ne va pas de soi et que les relations qui lui sont associées sont problématiques.

Dans le cas de l’’aide au développement, c’’est le constat avéré de l’’échec des politiques de cette dernière qui est révélateur des ambiguïtés. Bientôt

« Aider, c’est pas donné !

1

»

Réflexions sur l’aide et le développement

Maryvonne C

HARMILLOT

Maryvonne Charmillot, maître d’’enseignement et de recherche, faculté de psychologie et de sciences de l’’éducation (FAPSE),

maryvonne.charmillot@pse.unige.ch

1. Cette formule reprend le titre d’’un outil pédagogique réalisé au sein de l’’ONG GRAD par Bernard Lecomte et Christophe Vadon et auquel j’’ai collaboré en menant des entretiens avec des responsables d’’associations paysannes au Burkina Faso. Référence : Aider, c’’est pas donné ! Quatre cahiers d’’étapes pour réfléchir au sein des associations locales de solidarité internationale, GRAD/RITIMO, Bonneville/Paris, 2002.

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cinquante ans d’’aide internationale en effet, et pourtant, actuellement,

« la misère chasse la pauvreté » (Majid, 2003) dans la majorité des pays aidés. Qu’’est-ce qui caractérise donc cette aide qui a exacerbé ce qu’’elle souhaitait combattre ? Est-elle susceptible d’’être transformée pour attein- dre ses objectifs, ou tout au moins, devrait-on dire, pour ne pas nuire ? Faut-il, plus radicalement, « en finir, une fois pour toutes, avec le déve- loppement » (Latouche, 2001) ? Déclaré comme un droit par l’’ONU en 1986, le développement ne s’’affiche-t-il pas aussi paradoxalement comme un devoir pour les pays aidés qui se voient contraints d’’accepter l’’aide et, par voie de conséquence, contraints de s’’adapter aux normes du cadre social productiviste dominant qui l’’a produite et d’’en subir les conséquences ?

Nous avons choisi de traiter ces questions en donnant la parole à trois acteurs de la société civile du Burkina Faso, pays figurant parmi les

« moins avancés » si l’’on se réfère au langage de l’’aide internationale, bien que parmi les plus aidés. À partir d’’entretiens approfondis réalisés auprès d’’un chef de village (A), d’’un sociologue –– agent d’’un organisme international onusien et ancien professeur à l’’université –– (B) et d’’un coordinateur d’’une ONG –– doctorant en études du développement –– (C), nous avons cherché à comprendre comment le phénomène de l’’aide était perçu de l’’intérieur, quelles significations recouvrait cette notion dans l’’organisation sociale endogène et quelles étaient les ressources à dispo- sition pour créer des alternatives aux processus d’’aide actuels 2. Les degrés d’’implication diversifiés des trois acteurs concernant l’’aide offrent des regards complémentaires sur ces questions. Ils sont tous trois béné- ficiaires de l’’aide que reçoit l’’État (ou devraient théoriquement l’’être).

Deux d’’entre eux sont directement engagés dans les activités d’’aide, l’’un au niveau d’’un organisme international, l’’autre par l’’intermédiaire d’’une organisation non gouvernementale impliquée dans des problématiques environnementales. Tous trois portent un intérêt sur les questions de développement (le chef de village en autodidacte, le deuxième à travers sa formation de sociologue, le troisième par ses études portant spécifi- quement sur le développement).

2. Ces trois interlocuteurs sont des personnes avec lesquelles je collabore, de manière formelle et informelle, depuis de nombreuses années. L’’expression de leurs réflexions et de leurs positions critiques face au système d’’aide est le fruit de ces échanges et d’’une confiance réciproque patiemment construite. Qu’’elles soient ici remerciées pour leurs paroles et pour leur contribution quotidienne à la lutte contre une pensée hégémonique qui confine le continent africain dans un

« monde à part » (Traoré, 2008). Je les remercie également pour leur lecture critique de cette contribution.

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CADRE ÉPISTÉMOLOGIQUEET MÉTHODOLOGIQUE

Deux axes sous-tendent nos réflexions. Le premier est lié à plusieurs années de collaboration au sein d’’une organisation non gouvernementale (ONG) franco-suisse travaillant dans le champ de la communication et de l’’éducation avec des associations paysannes en Afrique de l’’Ouest 3. Le second concerne nos activités de recherche parmi lesquelles un certain nombre de recherches et d’’interventions en Afrique de l’’Ouest, au Burkina Faso précisément (Charmillot, 1997, 2002, 2005). Les réflexions produites dans la présente contribution s’’inscrivent sur ce terrain. Elles élargissent par ailleurs une analyse de la solidarité Nord/Sud que nous avons réalisée sous l’’angle de la notion de respect (Charmillot, 2008).

Le cadre épistémique qui oriente nos recherches est celui de l’’inter- actionnisme historico-social 4 et notre démarche est relative au paradigme de la compréhension. Elle consiste à envisager la personne humaine en tant qu’’acteur et à centrer l’’analyse sur la dialectique individuel/collectif.

L’’objectif central de cette démarche consiste à dégager les significations que chacun d’’entre nous attribue à son action (que veut l’’acteur, quels buts veut-il atteindre, quelles sont ses conceptions des attentes des autres…… quelles sont les attentes des autres ?), et à mettre en évidence l’’activité sociale qui en découle (quelle trame les actions et réactions forment-elles, quel est le réseau de significations qui apparaît sur la base du faisceau croisé des actions singulières ?). Notre démarche se réclame d’’une posture de recherche « responsabilisante » (Genard, 1999) définie par une réflexion sur le statut du chercheur et une attention portée aux usages sociaux des savoirs scientifiques. Cette dimension politique de la recherche s’’exprime par le questionnement suivant : « Dans quel sens va mon travail de recher- che, d’’une réduction des inégalités et des injustices sociales ? D’’une habilité à piloter l’’action ? D’’un accroissement de l’’actorialité par le dévoilement des déterminismes ? » (Schurmans, 2006, p. 82). Elle postule que les sciences socio-humaines ne font pas que décrire, expliquer ou comprendre le monde mais contribuent à le construire, à le produire : « Dire que les sciences sociales produisent le monde, cela signifie que la façon dont les acteurs sociaux se construisent comme sujets est étroitement liée aux savoirs que les institutions scientifiques produisent à leur sujet : ils sont ““désignés”” et

3. GRAD –– Groupe de recherche et d’’animation pour le développement (voir le site http ://www.grad.fr, consulté le 4 mars 2008).

4. L’’interactionnisme historico-social « pose comme point de départ l’’activité collective, c’’est-à-dire les modalités pratiques d’’organisation des groupes humains. Cette activité génère, à travers l’’échange langagier, des représentations portant sur les modalités de fonctionnement du collectif, et elle engage par conséquent la constitution de normes actionnelles ainsi que, par appropriation, la construction des représentations individuelles. C’’est sur cette toile de fond que sont évaluées les actions singulières, et c’’est donc à partir de cette évaluation que s’’oriente l’’action individuelle » (Schurmans, 2007, p. 81).

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finissent par se ““reconnaître”” dans les catégories et les représentations d’’eux-mêmes qui découlent des pratiques scientifiques et administratives et qui deviennent ainsi une source de référence ““naturelle”” pour parler de soi et des autres » (Piron, Couillard, 1996, p. 12). Dans le cadre de notre réflexion sur l’’aide, cette perspective nous rendra attentifs aux références

« naturelles » auxquelles ont abouti les politiques de développement légiti- mées par les expertises scientifiques, à savoir les catégories « pays sous- développés », « pays en voie de développement », « pays moins avancés » et celle de « pauvres » pour qualifier les habitants de ces derniers.

Sur le plan méthodologique, notre perspective se réfère principale- ment à l’’entretien de recherche, cela dans la perspective du renversement épistémologique que sa création a inauguré d’’une part, à savoir celui de s’’intéresser aux questions des acteurs en relation avec leur savoir concret, plutôt qu’’aux questions du chercheur (Blanchet, 1985). Et dans la perspective interactionniste d’’autre part qui postule que le réel n’’est autre que le produit d’’interactions langagières. Comme nous le faisons habituellement dans nos travaux de recherche, nous laisserons une large place, dans la présente contribution, aux paroles de nos interlocuteurs.

Cette démarche de restitution s’’inspire de la « posture analytique » de Demazière et Dubar (1997) 5.

L’’AIDE PUBLIQUE AUDÉVELOPPEMENT : UNMYTHE ? UNEHYPOCRISIE ? L’’ère du développement, inaugurée par le président américain Truman dans son discours du 20 janvier 1949 (voir Rist, 2001), s’’annonçait en quelque sorte comme un plan Marshall 6 à l’’égard de l’’Afrique. Il fallait aider les pays du continent à atteindre un certain niveau de vie, en parti- culier ceux d’’entre eux qui avaient, en tant que colonies, aidé une partie de l’’Europe à combattre le fascisme. L’’aide apparaissait, dans ce cadre, comme un devoir moral. Le processus s’’est généralisé dans les années 1960 à l’’ensemble des pays dits « sous-développés ». Dans les années 1970, en particulier après le choc pétrolier de 1974, survint le premier désenchantement : le niveau de développement de la fin des années 1970 s’’avérait inférieur à celui des années 1960. À partir de ce moment-là

5. Demazière et Dubar définissent la posture analytique comme une alternative à deux autres postures, la première, illustrative, dans laquelle la parole des gens est asservie aux besoins de démonstration du chercheur, la seconde, restitutive, dans laquelle la parole des gens est considérée comme transparente. La posture analy- tique est centrée sur le langage conçu comme un système de signes à travers lequel le social se constitue et à travers lequel également les humains se sociali- sent en s’’appropriant les éléments constitutifs du social.

6. Le plan Marshall, ou European Recovery Program (ERP), constitue le principal programme des États-Unis pour la reconstruction de l’’Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale. L’’initiative américaine doit son nom au secrétaire d’’État George Marshall.

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s’’est développée la vision largement répandue aujourd’’hui encore selon laquelle l’’Afrique, empêtrée dans ses problèmes ethniques notamment, serait incapable de se développer. Dans les années 1980, les institutions internationales (le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) ont engagé les États africains dans la voie de la planification contrôlée et de la privatisation pour leur donner les moyens de s’’intégrer dans l’’éco- nomie mondiale. Cependant, loin d’’aboutir à une amélioration des condi- tions de vie dans les pays concernés, ces initiatives n’’ont fait que renforcer les mécanismes de paupérisation. Actuellement, ce sont les migrations qui constituent l’’indicateur le plus significatif de la dégradation des conditions de vie dans les pays « aidés » depuis pourtant plus de quarante ans. Elles sont, autrement dit, le signe le plus probant de l’’échec de l’’aide : « Si l’’homme est bien la finalité de l’’Aide publique au dévelop- pement (APD), force est de constater que celle-ci a lamentablement échoué, puisque la jeunesse africaine est en fuite, désemparée, et chas- sée par des politiques d’’aide au développement de son continent qui se vantent de l’’aider » (Traoré, 2008, p. 189).

Le Burkina Faso, pays d’’Afrique occidentale de plus de 14 millions d’’habitants, enclavé entre le Mali au nord et à l’’ouest, le Niger à l’’est, le Bénin, le Togo, le Ghana et la Côte d’’Ivoire au sud, peut servir à bien des égards d’’exemple représentatif concernant les ambiguïtés patentes du système d’’aide des pays occidentaux qui prévaut à l’’égard du continent africain. En effet, classé 176e sur 177 en 2007 d’’après l’’Indicateur de développement humain (IDH7), avec un budget alimenté à près de 80 % par l’’aide, la réalité du Burkina Faso pose question. La paupérisation et le fossé entre riches et pauvres, loin de s’’amenuiser, s’’accentuent chaque jour davantage. Si les causes de cette situation ne sont pas exclusive- ment imputables à l’’aide, cette dernière pousse néanmoins aux question- nements.

Nos interlocuteurs, dans leurs propos, font d’’emblée le diagnostic de l’’échec de l’’aide, quelles que soient ses formes. Ils rejoignent le sombre constat sur la situation du continent africain rappelée plus haut en réfé- rence à Aminata Traoré. L’’un d’’eux évoque une forme d’’hypocrisie de la part des États pourvoyeurs d’’aides :

« L’’aide n’’a pas atteint les pauvres, elle a généré ou accentué des disparités. L’’Europe est hypocrite, elle sait très bien où se trouve cet argent détourné. Quand un pays est classé avant-dernier comme le nôtre [sur l’’échelle du développement] mais dans les vingt

7. L’’indice de développement humain est calculé depuis 1990 par le « Projet des Nations unies pour le développement » (PNUD) afin de classer les pays selon leur développement qualitatif et pas uniquement économique. Le PNUD définit ainsi l’’IDH : « L’’indicateur de développement humain mesure le niveau moyen auquel se trouve un pays donné selon trois critères essentiels du développement humain : longévité, instruction et conditions de vie. »

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premiers dépositaires de fonds à l’’extérieur, il y a lieu de se poser la question…… à savoir comment cela peut-il se faire à l’’insu de ceux qui nous donnent cette aide ? » (B).

Le point de vue selon lequel ce qui est appelé aide n’’est qu’’un camouflage des rouages du néo-libéralisme est également clairement exprimé. Il n’’y a pas d’’aide mais un marché. Or nul n’’ignore que les sols africains sont riches en ressources naturelles. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’’adage économique « maximisation des profits, minimi- sation des coûts » prévaut dans le système d’’aide et les vies humaines pèsent peu sur la balance :

« Personne ici n’’est content avec l’’Europe. L’’Europe néglige l’’Afri- que et les Africains. L’’Afrique c’’est un coin pour aller exploiter les richesses naturelles, c’’est tout ; les individus, les humains, ce n’’est rien, ça ne compte pas, ça n’’existe pas. Je peux donner un exem- ple. Ici, au Nord, à Dori, il y a du manganèse. On fait des projets d’’exploitation de ces ressources, on demande pour cela des finan- cements à l’’Europe. Mais les Européens disent ““non, il y a du manganèse en Guinée, c’’est très proche du port””. Qu’’est-ce que ça veut dire ? Qu’’économiquement, ils ne vont pas lâcher ça.

Autrement dit : ““Débrouillez-vous, attendez, dans cinquante ans, quand on aura fini avec la Guinée, on viendra !”” Donc ça signifie que cette population-là attend cinquante ans pour se développer. La population est négligeable à leurs yeux. Donc par rapport aux États, il n’’y a pas d’’aide, il n’’y a que le vol de nos richesses, que l’’on camoufle en nous flattant avec des miettes pour nous calmer » (A).

De projet de solidarité universelle au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’’aide au développement est passée à l’’état d’’utopie en se transformant en un processus empreint d’’un profond cynisme.

L’’AIDE AUPROFILHUMANISTE : UNEALTERNATIVE ?

Ces propos invitent à une analyse plus fine des types d’’aides, nuan- cée par la distinction majeure qui s’’impose entre l’’Aide publique au déve- loppement (APD), relative aux États et commercialement intéressée, et l’’aide au profil humaniste déclaré, apportée par les organisations non gouvernementales (ONG) et les Églises. Si nos interlocuteurs se montrent moins sévères à l’’égard des activités associatives émanant de personnes désireuses d’’apporter une aide « réelle », de personnes parfois elles-mê- mes critiques à l’’égard de l’’ordre néo-libéral, ils pointent néanmoins des ambiguïtés émanant des difficultés de compréhension dans la relation entre la personne qui apporte l’’aide et celle qui la reçoit. Ces dernières ne sont plus liées à une forme d’’hypocrisie (s’’enrichir sous couvert d’’aide) mais à la difficulté, pour ceux qui apportent l’’aide, de s’’engager dans la compréhension de l’’Autre dont on présume d’’emblée qu’’il vivra « beau- coup mieux » grâce aux apports de l’’aide :

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« On peut quand même parler de certaines ONG qui viennent pour développer l’’Afrique, et là on peut parler d’’aide, car ils éduquent les populations, les forment, les aident à produire. On peut alors parler des ambiguïtés de cette aide-là : les gens viennent avec leur bonne volonté, mais ils ne manquent pas d’’incompréhension des cultures, ce qui fait que quelqu’’un qui vient ici pour aider risque d’’échouer parce qu’’il lui manque le fond de la culture de celui qui reçoit l’’aide.

Pour que quelque chose aboutisse, il faut que les gens apprennent à se connaître et parlent le même langage. Or je sais que les Européens ne sont pas prêts à nous comprendre du tout » (A).

Ces difficultés sont liées au caractère « naturel » que revêt le déve- loppement pour ceux qui apportent l’’aide. Celui-ci se nourrit d’’une vision occidentale du monde, dont les principes de base sont la croissance et l’’accumulation des biens. Ses politiques se mesurent à partir d’’indices statistiques tels que le revenu par habitant, le taux d’’alphabétisation, l’’accès à l’’eau potable, etc., ainsi qu’’à l’’aune d’’autres paramètres comme la santé, l’’éducation ou l’’espérance de vie. Compte tenu des détermi- nants socio-historiques des relations Nord-Sud 8, le langage de l’’aide est consubstantiel à celui du développement. Les alternatives pour s’’en déta- cher sont dès lors extrêmement difficiles car ce langage est comme une seconde nature, ce qui fait dire à Singleton (2004) que les acteurs du développement sont des ethnocentristes naturellement appelés à s’’igno- rer comme tels. Contrairement à ce qu’’on pourrait penser, ce phénomène ne concerne pas seulement les pourvoyeurs d’’aide occidentaux. Les acteurs endogènes, comme le souligne l’’un de nos interlocuteurs, ne sont pas épargnés :

« Beaucoup de gens d’’ici ont parfois l’’impression qu’’ils sont libres de concevoir le contenu des projets et qu’’ils sont dans une relation de partenariat avec le bailleur, mais en réalité, ils ne sont pas aussi libres que cela dans la mise en œœuvre de leurs projets, car la personne qui construit un projet domine le langage du développe- ment et ce langage est produit ailleurs. Tu te l’’appropries et à partir de là, tu fais ce que tu veux, selon ta vision. Mais cette vision t’’ap- partient-elle vraiment ? Es-tu vraiment libre ? C’’est assez insidieux, car tu n’’as pas d’’autre langage que celui du développement, et la production scientifique qui le valide est occidentale. Or quand tu fais des propositions, c’’est en haut, là-bas, sur la base de cette production, que tes projets vont être ou non validés » (C).

8. Rapports de domination qui tirent leur origine de l’’esclavagisme, se poursuivent avec le colonialisme puis avec l’’ère du développement et qui sont exacerbés aujourd’’hui par le néo-libéralisme.

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Les sociologues parlent de dépendance d’’itinéraire ou dépendance du sentier 9 pour exprimer cet ancrage dans un cadre de pensée, dans une philosophie déterminée. Notre interlocuteur exprime ainsi sa propre expé- rience et celle de ses pairs :

« Moi, là où je suis, je n’’ai pas les repères de mes grands-parents mais les repères de l’’institut de développement dans lequel j’’ai été formé.

Et cette dépendance d’’itinéraire, c’’est le cas de tous les cadres en Afrique, de tous ceux qui conçoivent les projets. Quel est l’’itinéraire qui a permis à des idées soi-disant internes de germer en termes de projets ? Est-ce que c’’est un développement à la burkinabé ? Les gens ont l’’impression que oui, même moi, et pourtant…… » (C).

AIDER, C’’ESTPAS DONNER

On le voit, l’’aide, dans le cadre du développement, réfère à des conditions dont la compréhension et la reconnaissance sont indissocia- bles de leur dimension socio-historique. D’’un côté, une aide enracinée dans un projet d’’hégémonie de l’’Occident à travers la spoliation des biens de toute nature des pays aidés, qui fait s’’accorder de nombreux écono- mistes sur le fait que ce sont « les pauvres qui aident les riches » (Sogge, 2004, p. 10). De l’’autre, des activités associatives bienveillantes condi- tionnées par le projet de société intrinsèque au développement et menées par des personnes aveuglées par leurs bonnes intentions, incapables de voir, encore moins de reconnaître, le projet propre des communautés avec lesquelles elles interagissent. Aider, donc, n’’est pas donné.

Pour approfondir la compréhension des ambiguïtés, nous avons alors interrogé le lien, avec nos interlocuteurs, entre l’’aide et le don : aider signifie-t-il donner ? Leurs analyses aboutissent à des réponses claire- ment négatives dans une perspective matérialiste, contrebalancées par des propositions de don à caractère humaniste.

« Continuer à injecter des fonds, c’’est inutile, aider, c’’est pas donner. Aider, c’’est se donner, se donner comme lien, comme fraternité, celui qui aide, c’’est quelqu’’un qui est là pour vous pren- dre par la main pour que vous franchissiez ensemble certaines diffi- cultés. Il n’’y a pas de distance, ce n’’est pas ““on vous donne et on regarde au bout de trois ans ce que vous avez fait””. C’’est un accompagnement sans être une imposition, c’’est une présence amicale. On est content de voir son ami, on n’’est jamais content d’’avoir la visite du maître ou du contremaître, cette ““terreur”” qui va

9. Cette perspective théorique (path dependence) a été développée en économie dans l’’analyse de l’’innovation et du changement technologiques puis appliquée en économie institutionnelle à l’’analyse du changement institutionnel. Elle a également connu des développements récents dans le champ de l’’économie poli- tique. Voir notamment Bruno Palier, Giuliano Bonoli, « Phénomènes de path dependence et réformes des systèmes de protection sociale », Revue française de sciences politiques, vol. 49, n° 3, juin 1999, p. 399-420.

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vous juger, vous noter. Or c’’est ce que les institutions d’’aide ont fait jusqu’’à présent : noter, juger, sanctionner » (B).

« Il n’’y a pas de don gratuit », selon la formule de Mary Douglas (1999) en référence à l’’essai sur le don de Marcel Mauss. L’’aide, telle qu’’elle s’’exprime dans le cadre du développement, exige des résultats. Elle est conditionnée pour cela par une démarche spécifique, une méthodologie complexe élaborée par les donateurs pour s’’assurer de la légitimité de l’’uti- lisation des fonds. Ces conditionnalités créent d’’emblée des relations hiérarchiques et « la main qui donne est d’’emblée au-dessus de la main qui reçoit ». Aminata Traoré (2008) exprime cette réalité en affirmant que l’’asymétrie des rapports de force fait de l’’aide au développement la politi- que du cavalier et du cheval. Elle cite le président malien Amadou Toumani Touré qui évoque des relations de maître à élève en place du partenariat prôné pourtant par les pourvoyeurs d’’aide : « Un véritable partenariat suppose l’’autonomie des pays bénéficiaires lorsqu’’ils demandent une aide et déterminent leurs objectifs. [……] Souvent, des programmes nous sont imposés en nous faisant croire qu’’il s’’agit des nôtres. [……] Des personnes n’’ayant jamais vu la moindre boule de coton viennent nous donner des leçons sur le coton. [……] Personne ne peut respecter les conditions exigées par certains bailleurs de fonds. Elles sont tellement compliquées qu’’eux- mêmes éprouvent des difficultés à nous les faire comprendre. Ce n’’est pas un partenariat. C’’est une relation de maître à élève » (p. 194).

« Aider, affirme un autre de nos interlocuteurs, c’’est aider à ne plus être aidé, or donner n’’aide pas à se passer de l’’aide » (C). Pour rééquili- brer le rapport de force et rompre la dépendance qui caractérisent l’’aide au développement, il met en regard l’’uniformité des activités liées à l’’aide et la diversité de la culture africaine :

« Le développement, pour moi, c’’est aider des gens à développer leurs potentialités, et les gens ont plein de potentialités, mais quand tu regardes les projets, c’’est pas diversifié, ni dans les activités, ni dans les approches, tu peux lister dix activités et des milliers de projets se retrouvent à l’’intérieur ! Or imagine-toi le potentiel diver- sifié de la culture africaine et des activités africaines…… C’’est énorme ! » (C).

Plus de quarante années d’’aide réduite aux mêmes activités ont peu à peu érodé la confiance en elles-mêmes des populations, quarante années durant lesquelles elles n’’ont entendu d’’autres discours que ceux discréditant leurs façons d’’être, leurs façons de faire, leurs méthodes :

« L’’agent du développement vient en conquérant dans les villages, disant ““ce que vous faites, ce n’’est pas la peine, la polygamie c’’est mal, le mariage forcé c’’est mal, l’’agriculture sur brûlis c’’est mal, l’’élevage extensif, c’’est mal, vos cases sont trop rondes, il faut qu’’elles soient un peu plus carrées””, etc. » (C).

Créer une relation de confiance par le respect et la valorisation de

« ce qui est » apparaît comme la condition sine qua non pour que l’’aide (re)trouve un sens. Ce sens est dépendant d’’un « vouloir vivre ensem-

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ble », autrement dit d’’un projet de société, et ne peut être réduit exclu- sivement à des objectifs économiques mesurables statistiquement (réduire la pauvreté de X……, atteindre un taux de scolarisation X). L’’un de nos interlocuteurs déclare :

« Tout est basé sur la logique de l’’Homo economicus, mais l’’homme avant cela est d’’abord porté par un Homo tout court, un Homo politicus au sens très noble du terme, d’’être de communauté, de vouloir vivre ensemble. Tant que vous n’’avez pas défini cela, vos activités économiques n’’ont pas de sens ou peuvent même avoir un sens contraire à la création de cet Homo politicus porteur d’’un projet de société. Mais ce débat n’’a jamais été mené entre les pays européens et les autres » (B).

Pour qu’’un tel projet de société puisse être défini, il faut en effet avant tout une volonté politique dont l’’absence, ici, n’’est pas à déplorer du côté des pays occidentaux uniquement, mais du côté des dirigeants africains également, dirigeants trop souvent complices d’’une politique qui n’’est pas au service de leurs concitoyens, des dirigeants « davantage à l’’écoute de l’’Europe que de leurs sociétés civiles » (Traoré, 2008, p. 163).

AIDER EN RÉHABILITANTLA CULTURE

Orienter l’’aide du côté du sens, c’’est l’’orienter du côté de la culture, puisque « la culture, dans la signification pleine que la tradition anthropo- logique donne à ce terme, est ce qui donne sens à la réalité humaine et sociale [……], la culture est ce qui permet de trouver une réponse au problème de l’’être et de l’’existence » (Latouche, 2004, p. 107). Le déve- loppement, en imposant la technique et l’’économie, a réduit le sens à une simple fonction vitale, celle de « consommer pour vivre et de vivre pour consommer » (Latouche, 2004, p. 107). Le développement, autrement dit, a déculturé le Sud.

En insistant sur la reconnaissance et la prise en compte dans l’’aide de

« ce qui est », nos interlocuteurs revendiquent la réhabilitation de la culture.

Leurs points de vue ne se confondent pas avec l’’idéalisation d’’un projet de société endogène meilleur que celui véhiculé par le système d’’aide. Il ne s’’agit pas de porter un jugement mais de partir de la culture, avec ses quali- tés tout autant que ses défauts. Le chef de village l’’exprime ainsi :

« Je souhaite un respect scientifique de la nature [la culture], un respect de ce qui existe. Pour moi, ne pas respecter l’’existant, c’’est être a-scientifique. C’’est un peu compliqué de comprendre que des Européens qui sont censés être plus scientifiques que nous, ce sont ceux-là mêmes qui négligent la scientificité et qui s’’occupent de leur subjectivité. Ils négligent ce qui existe et imaginent ce qui n’’existe pas ! Je ne comprends ni la scientificité ni la subjectivité de ceux qui pensent comme ça. Dans tous les cas, leur subjectivité ne passera pas. Il faut respecter une chose, même si elle est mauvaise. Si elle ne sert pas, vous l’’exploitez, vous transformez son poison en antipoi- son. Il faut utiliser nos défauts aussi, c’’est en les exploitant qu’’on

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pourra les transformer, non en les négligeant et en leur substituant d’’autres manières de faire qui sont du coup artificielles » (A).

L’’exemple le plus probant à ses yeux est le fait que les projets de développement n’’ont jamais tenu compte des structures sociales existan- tes, à savoir le système lignager 10, mais ont d’’emblée imposé comme modèle les associations ou groupements. Or, analyse notre interlocuteur,

« ces structures sont séculaires, la colonisation, l’’arabisation, le choc des cultures occidentales à travers les radios et tout le reste n’’a pas changé ce fait, l’’Africain est resté lignager et ethnique, on ne peut pas supprimer les ethnies. L’’âme africaine a toujours été ségrégationniste et ethnique, je ne dis pas que c’’est une qualité, je dis qu’’il ne faut pas négliger cette dimension culturelle » (A).

Dans cette perspective, les associations créées pour recevoir l’’aide ne sont pas viables car elles n’’ont aucun ancrage dans les manières de penser et d’’agir endogènes. Elles engendrent au contraire des risques de mauvaise gestion car elles ne contiennent aucune dimension culturelle qui puisse en assurer le contrôle :

« Les associations qu’’on crée pour recevoir l’’aide, c’’est artificiel. Il n’’y a rien de culturel dedans qui puisse contraindre l’’autre à suivre une bonne voie. Vous avez beau faire des règlements, c’’est écrit mais pas du tout intégré dans nos manières de penser et d’’agir. En créant ce type d’’associations, quelqu’’un va automatiquement se comporter comme un dictateur et dicter aux autres ce qu’’il faut faire malgré les règlements. Il va se soucier de se comporter comme un monarque. Regardez les grandes institutions où le dirigeant est là depuis vingt ans, inamovible, voilà où peut mener notre culture quand on ne la respecte pas ! Alors que si on avait intégré cela dans un lignage, il y a des gens qui sont là, statutairement, pour contrô- ler ce genre de comportements, pour les guider » (A).

Un autre de nos interlocuteurs analyse la situation en posant la ques- tion de la durabilité des institutions mises en place via le système d’’aide :

« Est-ce durable ? Cette simple question te montrera que les activi- tés de développement reposent sur des institutions qui sont artifi- cielles, parce que les populations, si tu les laisses, elles ne peuvent pas fonctionner avec ce que tu as apporté, donc la contradiction, elle est là : est-ce que c’’est vraiment de l’’aide ? » (C).

Quelle est donc la réalité après quarante années d’’aide ? C’’est cela qu’’il faut observer, et s’’appuyer sur ces observations plutôt que s’’atta- cher aux transformations présumées par les résultats attendus –– mais jamais atteints –– des projets. Notre interlocuteur l’’exprime ainsi :

10. Le lignage est un ensemble de personnes (y compris les morts) qui descen- dent d’’un même ancêtre (homme ou femme). Pour une définition extensive et typologique des systèmes lignagers en Afrique de l’’Ouest, voir R. Horton,

« Stateless society in the history of west Africa », dans A. Ajayi, M. Crowder (sous la direction de), History of West Africa, New York, Longman, 1971.

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« Après quarante ans d’’aide, ce qui se voit dans les villages, ce qui se vit, ce qui fait la réalité dans les villages, c’’est ce qu’’il y avait avant l’’aide, ça c’’est clair. Ce sont les relations humaines, la non- accumulation de la richesse, c’’est l’’agriculture et l’’élevage comme avant l’’arrivée de l’’aide. On se bat depuis quarante ans contre la manière dont les villageois réalisent ces activités, autrement dit on se bat depuis contre l’’élevage extensif, contre l’’agriculture sur brûlis, contre les mariages forcés etc., or c’’est cela qui est là.

Pourtant, il n’’y a pas ce paysan qui va te dire qu’’il n’’est pas d’’ac- cord avec ce que tu dis, les paysans sont complètement dans le vent du discours du développement. Le gars au village, il ne va jamais te dire que son problème, c’’est sa case qui est en train de tomber, il va te dire que le problème, c’’est qu’’il n’’y a pas un moulin dans le village. Pourtant aujourd’’hui, ce qui est là c’’est ce qu’’il y avait avant l’’aide. Aucun paysan va te dire qu’’il refuse le dévelop- pement, mais dans la réalité, aucun va aller dans cette direction.

Donc si quarante ans après c’’est cette réalité qui est là, il faut se replier sur elle et chercher ce qu’’il y a de positif » (C).

AIDER À ÊTRESOI

Cette quête de sens autour du projet d’’aide conduit à l’’analyse de la nature des rapports sociaux qui sous-tendent la relation. Au vu de l’’eth- nocentrisme qui le caractérise et des conditions qu’’il impose, le dévelop- pement entraîne, nous l’’avons vu, des rapports asymétriques. L’’un de nos interlocuteurs affirme alors la nécessité de rompre avec la perspec- tive matérialiste en considérant l’’aide non pas comme un outil de domi- nation mais dans une perspective de reconnaissance de l’’autre comme soi-même. Partant du postulat philosophique selon lequel l’’homme ne peut se construire sans la reconnaissance de soi par les autres, il met en évidence l’’insuffisance d’’une reconnaissance acquise par la puissance, une reconnaissance liée à des rapports de force. C’’est la reconnaissance des égaux qui importe, processus rendu complexe par le besoin de distinction propre à l’’humain. Notre interlocuteur l’’exprime ainsi :

« La reconnaissance des égaux, c’’est ce qu’’on cherche, mais on sait, Bourdieu l’’a bien montré, qu’’il y a toujours un besoin de distinction. Je me distingue, même si c’’est par une plume, je suis plus que les autres. La reconnaissance des égaux est donc un perpétuel recommencement, c’’est un travail constant de l’’esprit. En se référant à Hegel, on comprend que l’’homme s’’accomplit toujours à travers l’’autre, la vraie reconnaissance comme Hegel le dit, c’’est non seulement l’’identité de l’’identité, mais aussi l’’identité de l’’alté- rité, autrement dit, j’’ai une vraie reconnaissance de moi-même quand je me reconnais moi-même par rapport à autrui et que je reconnais autrui également comme un autre moi-même » (A).

Cette reconnaissance des hommes par les hommes en tant qu’’êtres égaux, autrement dit l’’idée qu’’« il n’’y a de richesses que d’’hommes », peut néanmoins difficilement s’’accomplir en dehors du religieux, au sens

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large du terme, autrement dit en dehors de l’’idée d’’une transcendance.

Notre interlocuteur poursuit ainsi :

« Le religieux, le transcendant, jouent un grand rôle, car si rien ne rattache les hommes à une origine commune, par rapport à quoi sommes-nous égaux ? Nous devons reconnaître que l’’égalité n’’est pas uniquement une histoire de droits. Personne d’’entre nous n’’a créé l’’autre, ce qui fait de nous des gens égaux, c’’est cette origine commune. Lorsque nous reconnaîtrons cela, je crois qu’’on aura atteint quelque chose » (A).

Dans leur quête d’’un système d’’aide porteur de sens pour les person- nes aidées, nos deux autres interlocuteurs interrogent les significations de l’’aide dans la culture et la langue mossi.

« Dans notre culture, on ne peut pas dominer quelqu’’un parce qu’’on l’’aide. On aide par devoir, non par intérêt. Celui qui donne est peut- être moralement supérieur, mais politiquement et concrètement, il ne peut pas dominer celui qui reçoit l’’aide. On peut dominer son fils qui travaille dans le même champ que soi, mais ça s’’arrête là » (B).

La relation hiérarchique serait même inversée par rapport à l’’aide liée au développement :

« En moré, aider et donner ne sont pas en rapport. ““Songré””, à travers ce terme qui signifie soutien, la personne qui demande l’’aide est supérieure à celui qui aide : j’’ai l’’essentiel, je veux juste un coup de pouce. J’’ai mon champ, vous venez m’’aider un matin, c’’est moi qui tiens les rennes. ““Songré””, la manière dont ce terme désigne l’’aide est en fait très interne, c’’est aider pour éviter les tensions avec l’’extérieur, c’’est entre nous : viens m’’aider afin que je n’’aie pas besoin de quelqu’’un de l’’extérieur » (C).

L’’aide désigne ainsi, culturellement, une action ponctuelle qui vise à se réaliser soi-même et non dans la logique de quelqu’’un d’’autre. Cette conception entre en totale contradiction avec les caractéristiques de l’’aide au développement mises en évidence jusqu’’ici.

Le moré offre néanmoins une expression qui permet d’’illustrer ces caractéristiques. Il s’’agit de l’’expression ““wa zama””, qui signifie « viens m’’entretenir, viens t’’occuper de moi ». L’’expression désigne une relation de droit, par exemple le droit pour l’’enfant que ses parents s’’occupent de lui, le droit pour un vieux que ses enfants le prennent en charge, le droit pour un malade qu’’on s’’occupe de lui. La personne aidée est dépendante de la personne qui aide, la première est en position de faiblesse, la seconde en position de force. Cette distinction permet de comprendre l’’écueil principal de l’’aide développementaliste :

« La distinction entre ““songré”” et ““wa zama”” est essentielle. Ça permet de montrer que ce que nous faisons dans le cadre du déve- loppement, en termes africains ou dans tous les cas dans la culture mossi, ce n’’est pas de l’’aide. Car quand on part s’’occuper des paysans, c’’est comme un vieux qui meurt, tu viens t’’occuper de lui, quand tu pars, il ne peut même plus enlever l’’eau pour boire. Dans nos activités, c’’est pareil. Tant que les gens du projet sont là, les

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choses tournent. Dès que le projet est parti, c’’est fini, le gars dit il n’’y a plus d’’argent pour le carburant, on attend le prochain. Et la spirale s’’installe. Avec l’’aide au développement on est maintenu comme quelqu’’un en fin de vie, sous perfusion. Est-ce que dans cette situation tu peux vraiment avoir une dignité, est-ce que tu peux être heureux ? » (C).

CONCLUSION

Les dictionnaires proposent comme synonymes du verbe « aider » épauler, soulager, soutenir, protéger, et comme antonymes, desservir, gêner, nuire. L’’aide produite dans le cadre du développement apparaît clai- rement, à l’’issue des réflexions élaborées dans cette contribution, du côté des antonymes. Ce constat nous amène à privilégier l’’emploi du singulier pour statuer sur l’’ambiguïté. En effet, davantage que des ambiguïtés plurielles susceptibles d’’être nuancées ou contrebalancées par d’’autres aspects, on relèvera une ambiguïté massive, sans équivoque de l’’aide liée au développement. On peut pour s’’en convaincre reprendre l’’interrogation de Marie-Dominique Perrot (2001) : « Que fait le développement à part ne pas aider ceux qu’’il prétend vouloir développer ? » (p. 41).

Face à cette réalité, qui tient aux rapports historiques de domination Nord/Sud tout autant qu’’aux politiques nationales et internationales actuelles, il est nécessaire à nouveau de distinguer les niveaux pour penser l’’action. Si les réalités politiques et économiques offrent peu d’’al- ternatives, il est néanmoins possible, comme nous l’’ont proposé nos interlocuteurs, de construire des relations basées sur la réciprocité, autre- ment dit de développer une dynamique soi-autrui qui consiste à rencon- trer l’’Autre là où il est, et non pas là où l’’on voudrait qu’’il soit, ni là où l’’on pense qu’’il devrait être. Une dynamique reposant sur ce que Richard Sennett (2003) nomme l’’égalité de l’’autonomie qui consiste à « accepter chez les autres ce qu’’on ne comprend pas en eux » (p. 297). Une dyna- mique basée sur la connaissance de soi et d’’autrui à travers laquelle on accepte de prendre le risque que l’’aide qu’’on souhaite apporter n’’est peut-être pas la solution adéquate.

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MARYVONNE CHARMILLOT, « AIDER, C’’ESTPAS DONNÉ ! ». RÉFLEXIONS SUR L’’AIDE ETLEDÉVEOPPEMENT

RÉSUMÉ

Cet article propose une analyse des ambiguïtés de l’’aide au développement dans le contexte de l’’Afrique de l’’Ouest. Le diagnostic des ambiguïtés est posé à partir du constat, massif, de l’’échec de l’’aide. Non seulement l’’échec de l’’Aide publique

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au développement (APD) mais également celui de l’’aide au profil humaniste rele- vant des organisations non gouvernementales. Les réflexions sont construites à partir d’’entretiens approfondis réalisés auprès de trois acteurs de la société civile du Burkina Faso, pays figurant parmi les « moins avancés » dans le langage de l’’aide internationale, bien que parmi les plus aidés. Comment le phénomène de l’’aide est-il perçu de l’’intérieur ? Quelles significations recouvre cette notion dans l’’organisation sociale endogène ? Quelles sont les ressources susceptibles d’’offrir des alternatives aux processus d’’aide actuels ? Ces questions sont traitées selon deux axes : a) les difficultés de l’’aide (aider, c’’est pas donné), liées à l’’enracine- ment des projets dans une vision du monde basée sur la croissance et l’’accumu- lation des biens ; b) le lien entre l’’aide et le don (aider, c’’est pas donner). Les alternatives au système d’’aide actuel qui ressortent des entretiens réalisés repo- sent sur une dynamique soi-autrui basée sur la reconnaissance. Un exemple de cette dynamique est donné en moré, la langue des Mossi, principale ethnie du Burkina Faso. L’’ensemble des propos est développé à partir du paradigme épisté- mologique de la compréhension.

MOTS-CLÉS

Aide, développement, échec, Burkina Faso, réciprocité, reconnaissance.

MARYVONNE CHARMILLOT, AIDISNOTOBVIOUS. THOUGHTSABOUTAID ANDDEVELOPMENT

ABSTRACT

This article deals with development aid in the West-African context. It discusses the ambiguities of aid, starting from the fact that aid, on the whole, can be quali- fied as a massive failure, whether one is talking about Public Aid to Development or aid as developed by NGOs in a more humanistic framework. The thinking deve- loped here has been elaborated on the basis of in-depth interviews with three figures from Burkina Faso civil society, a country considered in international terms both as one of the « least developed » and one receiving most aid among African countries. How is « aid » viewed by insiders ? What meaning does the notion of aid has for endogenous social organization ? What alternatives resour- ces to traditional « aid » might be proposed ? These issues are tackled from two vantage points : a) the problems and difficulties linked to aid, especially when aid projects are rooted in a vision of the world based on economic growth and accu- mulation of goods ; b) the link between helping and giving (to help is not to give).

Alternatives to the current system that emerge from the interviews evidence the need to place a self-other relation based on recognition at the heart of the dyna- mic of aid. An example of what this dynamic could look like is given in moré, the language of the Mossi, the main ethnic group in Burkina Faso. The argument put forward are presented in the context of a comprehensive epistemology-theory of knowledge.

KEYWORDS

Aid, development, failure, Burkina Faso, reciprocity, recognition.

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