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L'"autorité" chez Kierkegaard

ASKANI, Hans-Christoph

Abstract

La thématique de l'autorité chez Kierkegaard fut abordée avec enthousiasme par les théologiens. Elle rejoignait les interrogations sur la prédication, sur ce que sont un pasteur, un apôtre, la révélation, l'ordination. On était chez soi avec de tels sujets. Mais était-on chez lui?

ASKANI, Hans-Christoph. L'"autorité" chez Kierkegaard. Etudes , 1998, no. 3896, p. 623-633

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30156

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L'« autorité» chez Kierkegaard

Quelques observations par rapport à sa théologie 1

HANS-CHRISTOPH ASKANI

1. Je remercie mon col- lègue Olivier Abel, qui a bien voulu corriger ce texte.

2. Pour la signification du terme danois Myndighed chez Kierkegaard, et pour le problème de sa traduc- tion, cf. E. Hirsch, Kierlœ- gaardstudien 1, Gü.tersloh, Benelsmann, 1933, p. 318 (note).

3. Cf. W. Schulz, « Sôren Kierkegaard. Ex.istenz und System >>, in SOren Kierke- gaard, éd. H.-H. Schrey, Darmstadt, WBG, 1971, p. 297-323.

« Si seulement il n'y avait pas cette dialectique! »

LES AFFIRMATIONS de Kierkegaard concernant l'autorité' avec laquelle le message chrétien est - doit, devrait être -:- annoncé ont préoccupé surtout les interprètes théologiens de son œuvre. D'un point de vue philosophique, cette thématique, de plus en plus impor- tante dans les écrits des dernières années, fut longtemps considérée comme une problématique plus ou moins à part et ne concernant qu'un aspect particulier de son œuvre. On s'intéressait plutôt à la signification de la pseu- donymité : le fait d'une rédaction pseudonyme, le sens de la communication indirecte, la relation des pseudonymes entre eux, leur construction et interconnexion, jusqu'à tenter une interprétation systématique de cette pensée anti- systématique3. On a pourtant rarement essayé de mettre en relation les œuvres pseudonymes avec les Discours que Kierkegaard signait de son nom et qui mentionnaient déjà

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4. Le pasteur Adler, à la suite de ce qu'il compre- nait comme une << révéla·

tian >>, prétendait écrire directement sous la dictée du Christ, et provoquait ainsi sa destitution. En 1846 il publiait quatre livres, qui représentent pour Kierkegaard la cause de maintes réflexions.

5. H. Diem a souligné de manière convaincante qu'on ne peut pas simple- ment parler, comme on le fait d'habitude, d'une

« attaque » de Kierkegaard contre l'Eglise, mais que la question de savoir s'il s'agit ici d'une attaque ou plutôt d'une défense de l'Eglise dépendait de la réaction de celle-ci (cf. H.

Diem, Die Existenzdialektil<

von Siiren Kierlœgaard, Zürich, Evangelischer Ver- lag, 1950, p. 98-106).

( 6. Notamment les articles publiés dans le Faedreland après la mort de Mynster et la revue (publiée par Kierkegaard lui-même)

« l:1nstant ». Or la problé- matique qui est exposée ici est déjà présente dans beaucoup de textes des Journaux de Kierkegaard des années précédentes.

Elle est élaborée dans le Livre sur Adler et les deux petits traités « Un homme a-t-ille droit de se laisser mettre à mort pour la vérité? De la succession d'un solitaire )), Essai poé·

1

tique par H. H., et Sur la différence du génie et de l'apôtre par

H. H-J

7. Th. W. Adorno, " Kier- kegaard noch einmal >>, in Marerialien zur Philosophie S. Kierlœgaards, éd. M.

Theunissen et W. Greve, Frankfurt a. M., Suhr- kamp, 1979, p. 557-575, 560.

8. Le Livre sur Adler, Œuvres complètes de S. Kierkegaard, tome XII, Ed. de l'Orante, 1983, p. 7 4 sq. Cf. 77 et passim.

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dans leurs différentes préfaces la problématique de l'auto- rité - problématique devenue explicite dans les textes concernant le « cas Adler » et les écrits qui se réfèrent à la dispute avec l'Eglise officielle danoise 5

Du côté des théologiens, la thématique de l'autorité et les questions afférentes avaient été abordées avec plus d'enthousiasme. Ce sujet rejoint les thèmes de la prédica- tion, les interrogations sur ce que sont un pasteur, un apôtre, la révélation, l'ordination ... Kierkegaard les traitait tous. On était chez soi avec des tels sujets. Était-on chez lui?

Je voudrais donc - à travers une thématique assez restreinte, et de manière plus indicative et implicite qu'exhaustive et argumentative - rendre attentif au fait que 1) les écrits, parfois très polémiques 6, des dernières années de la vie de Kierkegaard se trouvent liés aux œuvres antécédentes; que 2) la pseudonymité des œuvres considé- rées comme principales et la non-pseudonymité, notam- ment des Discours, ne relèvent pas d'une simple distinction, mais renvoient l'une à l'autre dans un rapport hautement réfléchi et conscient; que 3) la relation, dans l'œuvre de Kierkegaard, entre « couche philosophique » et << couche théologique >> (comme les nommait Adorno 7) n'est ni celle d'une juxtaposition indifférenciée, ni celle d'une base phi- losophique et d'une << superstructure >> théologique, mais qu'il s'agit d'un jeu de références et de renvois essentiel pour la compréhension de la communication chrétienne.

Cette dernière est, chez Kierkegaard, l'objet d'une réflexion extrêmement poussée, devenue inéluctable eu égard à la particularité du statut du message chrétien.

S'irriter ou croire

Quelle est cette particularité? Elle a ses fondements dans deux éléments qui, ensemble, constituent la vérité chrétienne: d'un côté la révélation de l'éternel dans un fait historique - << Le christianisme est la vérité paradoxale, il est le paradoxe suivant lequel l'étèrnel a pris réalité, une fois, dans le temps >> 8; de l'autre, l'attitude possible face à cette vérité, à ce paradoxe : s'irriter ou croire. Selon Kierke- gaard, il n'existe pas de troisième possibilité, sinon le rejet des deux à la fois, c'est-à-dire une neutralité qui n'aurait pas même compris de quoi il s'agit, pas même vu, pas même entendù la question.

Cette impossible neutralité est révélatrice : la foi chrétienne est toujours susceptible de susciter l'irritation.

Croire veut toujours dire, et toujours de nouveau, sur- monter l'irritation, croire contre l'irritation, croire en la possibilité de croire. Telle est la situation de la foi : la non- neutralité déjà en tant que situation de la foi, et la situation de la foi déjà comme quelque chose qui est cru et qui est à croire, comme quelque ch0se qui n'est là que par la foi et à travers la foi. C'est dans cette situation que nous place la prédication chrétienne, sous condition qu'elle soit enten- due, comprise, appropriée.

Mais que signifie, pour le message chrétien et pour sa communication, le fait que la situation dans laquelle se pose la question de la foi soit déjà une situation de foi?

Plusieurs interprétations sont possibles. A) Ce message est devenu superflu, car la foi est à elle-même son propre fon- dement et sa propre réalisation; la foi se fonde sur la foi.

B) Ce message est, au contraire, déjà tout; il constitue tota- lement la foi. C) Le message chrétien dépend de la foi, comme celle-ci dépend du message; ainsi ce dernier ne peut que se référer d'emblée à la foi, qui pourtant n'est pas simplement là, qui n'est pas donnée. Cette structure éton- nante impliquerait une particularité de ce message qui, selon Kierkegaard, définit son essence : en se référant à cette foi qui n'est pas donnée, mais qui en même temps fait partie de ce message même, ce dernier doit vouloir, exi- ger, appeler la foi. Le message chrétien doit pro-voquer cette foi, à laquelle il se réfère << depuis toujours >> : << Tu dois croire cela! >>, <<Tu croiras cela! >>

S'il en est ainsi, le message chrétien ne constitue pas une doctrine neutre, susceptible d'être acceptée ou non, mais cette doctrine en tant que telle qualifie déjà l'exis- tence:<< Tu croiras ou tu t'irriteras>>. Et celui qui l'écoute ne se trouve pas seulement dans la situation d'entendre, d'accepter ou non. Il se trouve devant cette question : ce message, est-ce que je l'entends de manière adéquate, juste, d'une manière qui corresponde à une telle qualification?

Tout se joue donc dans cette communication; elle ne se réa- lise pas de manière << pure >>, << objective >>, comme si le contenu était indépendant du mode de transmission; au contraire, tout dépend de cette transmission, de la façon dont elle se fait et dont on se l'approprie.

«La doctrine[ ... ] est en principe juste. Ce n'est donc pas ce sur quoi je dispute, c'est qu'il faille en faire quelque

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9. Pap. X 3, A 635 (traduc- tion - à partir de l'alle- mand-H.-C. Askani).

10. Cf. S. Kierkegaard, Die Dialelitill der etl!iscl!en und der ethisch-religiiisen Mit- teilung, Bodenheim, Philo, 1997, p. 51. Il s'agit d'un texte fragmentaire de:

Kierkegaard (Pap. Vlll-28, 80 sq.) qui vient d'être traduit en allemand (je ne connais aucune traduc- tion française); trad., à partir du texte allemand, H.-C. Askani.

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chose», écrit Kierkegaard'. Et il redit la même chose dans un autre contexte : << L'homme a le devoir, face à Dieu, de représenter la vérité dans sa forme la plus vraie » 10Il n'y a pourtant rien de bien nouveau dans le fait de souligner le lien étroit entre forme et contenu, de réfléchir sur l'accom- plissement d'une parole dans son écoute, et de compléter, pour ainsi dire, une herméneutique de l'auteur et du texte par une herméneutique du lecteur... Mais s'agit-il seule- ment de cela chez Kierkegaard? La communication chré- tienne est-elle un cas parmi d'autres de la communication en général? Déjà ce << Tu croiras », cet appel incommensu- rable, dépassant tout horizon herméneutique, indique qu'il n'en est pas ainsi. Mais s'il n'en est pas ainsi·, se pose alors la question non seulement de ma foi, de mon ouverture vers cette parole, vers cet appel, mais de savoir qui a le droit de parler, d'appeler ainsi. Et quelle est ici la manière de parler, d'appeler?

La vérité face à Dieu

<< L'homme a le devoir, face à Dieu, de représenter la vérité sous sa forme la plus vraie. >> Le même émerveille-

ment, le même choc que nous expérimentons par rapport au point culminant de l'herméneutique kierkegaardienne:

<<Tu croiras! >> - étonnement existentiel, philosophique et théologique - , le même émerveillement, le même choc, est provoqué par cette formulation. Il faut pourtant dévoi- ler ce qui est étonnant ici.

Ce qui est étonnant ici, c'est ce face à Dieu. Non pas le fait que Kierkegaard parle d'un << face à Dieu », mais le fait qu'il en parle à ce moment-là et de cette façon. Qu'il existe un devoir de (re)présenter la vérité sous sa forme la plus vraie, c'est-à-dire la plus adéquate, cela va de soi; mais ce n'est pas le sujet de la réflexion de Kierkegaard. Une telle affirmation ne serait pas une constatation kierkegaar- dienne. Il lui manque, pour être une phrase kierkegaar- dienne, la dialectique : que ce qui semble aller de soi soit mis en rapport avec quelque chose qui ne semble pas aller de soi (et ne va pas de soi), quelque chose qui semble tout simplement s'ajouter (ce face à Dieu); car c'est seulement en relation avec ce qui ne va pas de soi que ce qui va de soi commence à être vrai. Il faut représenter la vérité sous sa forme la plus vraie : cette affirmation la plus banale ne devient vraie que face à Dieu. Et devant Dieu, seulement

1

Il. C'est, par exemple, la lecture d'Adorno : « A ne pas s'y tromper, l'idée du témoin de la vérité a le point de départ de sa construction dans la propre existence jde Kier- kegaard! ' (Unverlœnnbar gi11g seille Idee des Wah- rlreitszeugen aus von der Konstmktio1r der eigenen Exule11z). Th.W. Adorno,

• Kierkegaard noch ein- mal *in Materialien zur PhilOJophie S. Kierlœgaards, éd. M. Theunissen et W. Grev~ Frankfurt a. M. : Suhrkamp, 1979, p. 557- 575, 557 (trad. H.-C.

Askani).

devant Dieu, devient vrai ce que tout le monde croyait depuis toujours avoir su. Il faut arriver à cette perplexité pour pouvoir déchiffrer les affirmations, la grammaire kierkegaardiennes.

Mais revenons au contenu de la thèse évoquée.

Kierkegaard n'a pas voulu dire qu'il serait nécessaire d'exprimer la vérité d'une manière vraie. Que serait d'ailleurs cette vérité? Non, il a voulu dire: devant Dieu, la question de la vérité et de sa communication se pose d'une manière particulière : Le << face à Dieu >>, la << vérité >> et la question de sa présentation mis ensemble, dans une seule phrase, dans une seule problématique, entraînent une radi- calisation, une possibilité et en même temps une exigence d'un << encore plus >> : « encore plus vrai >> devant Dieu et

<< encore plus vrai >> en ce qui concerne la communication de la vérité qui est en jeu ici. Devant Dieu, la question de la vérité et de la transmission de la vérité devient toujours plus radicale, question de plus en plus ouverte et qui ne peut pas se contenter de réponses toutes faites. C'est ici qu'entre en jeu le thème de l'autorité, non pas en tant que réponse qui mettrait un terme à la problématique, mais en tant qu'élément de la réflexion qui soutient et<< garantit>>

son ouverture.

L'autorité et la réflexion « dialectique »

Le thème de l'autorité, lié à celui de l'<< extraordi- naire >> et à son rapport avec la contemporanéité, occupe

intensément Kierkegaard à partir de l'année 1846. Ce qui le pousse vers ces thèmes c'est, d'un côté,<< l'affaire Adler>> et, de l'autre, l'attaque contre l'Eglise officielle représentée, pour Kierkegaard, par l'évêque Mynster.[J?e plus en plus, Kierkegaard constatait dans le christianisme de son époque un affaiblissement de la foi et de la vie chrétienne. L'évêque Mynster était le représentant de ce christianisme. En même temps, Mynster fut, dès la jeunesse de Kierkegaard, un ami de la famille et un homme très admiré, dont Kierkegaard attendait un mot honnête : l'aveu public que le christia- nisme de cette Eglise danoise représentait un christianisme à bas prix. Tout dépendait, selon Kierkegaard, de cet aveu qu'il voulait provoquer. Mais Mynster laissa attendre Kierkegaard en vain]On a vu dans les écrits de Kierkegaard sur ces sujets soit des textes de circonstance, soit l'expres- sion d'une problématique profondément personnelle 11

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12. Le texte est reproduit dans l'édition française dans les Annexes, p. 233- 236. !:histoire de la rédaction et de l'édition de ce livre, exuêmement compliquée, ne peut pas nous occuper ici.

13. Le terme de« généra- tion >> doit être pris ici dans le sens de « huma- nité >>, de << génération humaine».

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A l'inverse, nous voudrions montrer que ces réflexions poursuivent une problématique fondamentale de la philo- sophie et de la théologie de Kierkegaard.

Dans l'« avant-propos de l'éditeur » au Livre sur Adler", Kierkegaard formule le projet de ce texte:

Au fond, ce liwe analyse le concept de révélation, analyse ce qu'il faut entendre par « être appelé par une révélation >> du point de vue de l'éthique; il examine comment celui qui l'a reçue se rapporte à la génération", au général, et comment nous, les autres, nous rapportons à lui; il examine toutes les confusions dont le concept de révélation est victime à notre époque confuse. Ou, ce qui revient au même, tout le livre est, au fond, une analyse du concept d'autorité : que signifie

« avoir une autorité divine » ? Comment un homme investi de cette autorité se rapporte-t-il à la génération, au général, et comment nous rapportons-nous à lui? Cet homme s'informe de la confusion résultant de l'oubli complet où est tombé le concept d'autorité en notre temps confus (p. 234).

« Comment un homme investi de cette autorité se rapporte-t-il à la génération, au général, et comment nous rapportons-nous à lui? » C'est la question qui non seule- ment préoccupe Kierkegaard, mais qui est, selon lui, le plus étroitement liée au destin du christianisme, comme l'indique d'ailleurs déjà le parallèle exact entre le thème de la révélation et celui de l'autorité dans la citation évoquée.

Or, s'il peut être irritant de se trouver confronté à un mes- sage prononcé avec autorité, il est tout aussi difficile de comprendre ce qu'est en vérité une telle autorité. L'effort de réflexion de Kierkegaard est le reflet exact de l'incompatibi- lité du message chrétien avec l'existence et les catégories qui lui sont« naturelles», à savoir celles d'« immanence», d'« esthétique».

L'irritation existentielle provoquée par l'autorité avec laquelle !e message est annoncé exige une 'réflexion extrême, que Kierkegaard appelle << dialectique », et qui a pour but de trouver dans la pensée la correspondance de cette irritation. Mais l'effort dialectique ne s'accommode pas seulement d'un paradoxe qui serait déjà donné; l'effort dialectique s'adapte, dans une dialectique toujours prolon- gée, à une provocation existentielle qui se réalise en même temps. Ainsi Kierkegaard ne réfléchit-il pas seulement sur le paradoxe de la révélation chrétienne, mais sa réflexion, en participant à ce paradoxe, le conduit de plus en plus vers un paradoxe qui se dévoile non pour la première fois (car

14. Kierkegaard, pour exprimer la même chose, l'exprime de manière opposée, c'est-à-dire encore plus radicale :

« J ... J car cette qualité est

par essence de l'ordre du paradoxe et, venant après (non avant, devant) la pensée, elle est contre la pensée» (Sur la différence, 87).

15. Cf. Adorno, op. ciL., p. 564 sq.

1

16. S. Kierkegaard, Sur la différence du génie et de l'apôtre, par H. I-1., traduit du danois par P.-H. Tis- seau, 1935, p. 95.

la première fois, c'était le paradoxe de la révélation même), mais pour la deuxième fois dans sa réflexion. La réflexion provoquée par le paradoxe et poussée vers une paradoxalité qui elle-même s'accélère, fait partie de ce mouvement qui est son objet, et donc plus qu'un objet.

Kierkegaard nous conduit et se transporte lui-même à travers sa dialectique dans une sphère qui est toujours en avance par rapport à toute réflexion " et qui, en même temps, est inséparablement liée à cette réflexion dialectique à laquelle le paradoxe originaire communique son aiguillon et avec laquelle ce paradoxe partage sa découverte de plus en plus provocante. La réflexion fait désormais partie intégrante de la foi, et en même temps la foi modifie, destine ce qu'est sa (!) réflexion. La réflexion, dans son effort dialectique, n'est plus une pensée neutre, autonome aussi bien par rapport à son objet qu'à son effort; les deux, objet et effort, sont du ressort de la foi même.

On a considéré que le point le plus caractéristique de la dialectique kierkegaardienne, le saut qualitatif, n'était qu'un héritage, une absorption de la philosophie hégé- lienne 15Or ce n'est pas vrai. Si le saut qualitatif dans la philosophie hégélienne est un moment décisif du mouve- ment dialectique - et en même temps une découverte de cette dialectique - , chez Kierkegaard le saut qualitatif, la différence entre quantitatif et qualitatif, qui ne sera jamais définitivement comprise, est extérieure au mouvement dialectique; et toute la dialectique ne sert qu'à comprendre ce saut qui n'est jamais intégrable. Toute la dialectique kier- kegaardienne conduit, et toujours de nouveau, à cette in- intégrabilité.

L'autorité et la prédication chrétienne

Car, dès que le facteur dominant de l'autorité, le spécifique du paradoxe, est en question, tout subit un changement qualitatif, et la manière de se pénétrer alors du christianisme, par ailleurs permise et désirable, devient une faute et une témérité".

L'autorité est donc le représentant de cette in- intégrabilité; en d'autres termes, du paradoxe originaire du christianisme. Le changement qualitatif se formule et même se réalise en elle, plus précisément dans la rencontre avec elle. Car l'autorité n'est autorité qu'en relation, en pro-

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1 7. S. Kierkegaard, Das Buch über Adler, neugeord- net und übersetzt von H. Gerdes, Regensburg, Eugen Diederischs Verlag, 1962, p. XXll : « die Pre- digt gründet nicht auf einer besonderen Voll- macht des Predigers, son- dern auf der Tiefe seiner eigenen Existenzdialek- tik »(trad. H.-C. Askani).

18. Sur la différence, p. 85 (note).

vocation. C'est pour cette raison que son lieu originaire est la prédication, et, conformément à cela, le propre - en principe le seul propre - de la prédication est l'autorité avec laquelle elle est prêchée.

Cela a gêné maints interprètes de Kierkegaard, sur- tout protestants. Le traducteur en allemand du Livre sur Adler dans l'édition des Gesammelte Werke, H. Gerdes, écri- vait dans son introduction à ce livre : << La prédication ne se fonde pas sur une autorité particulière du prédicateur, mais sur la profondeur de sa propre dialectique existentielle >> ".

Non! la prédication se fonde sur l'autorité du prédicateur et sur rien d'autre. Or, comment comprendre cette autorité, et comment comprendre qu'elle soit donnée au pasteur?

Peut-être, à propos de ces vues sur « l'autorité », tel ou tel lec- teur songe-t-il, comme moi (écrit l'auteur de « Sur la différence du génie et de l'apôtre ••: H. H.] aux Discours religieux du Magister Kierkegaard, où l'on voit si fortement soulignés ces mots qui reviennent invariablement dans chacune de ses préfaces : « Ce ne sont pas des ser- mons, parce que l'auteur n'a pas l'autorité requise pour prêcher. »

L'autorité est une qualité spécifique soit de la vocation apostolique, soit de l'ordination. Prêcher, c'est justement recowir à l'autorité; et que ce recours soit l'essence de la prédication, on l'a complètement oublié de nos jours".

C'est donc l'ordination qui donne autorité au prédi- cateur, et Kierkegaard met en parallèle, sous cet aspect du discours d'autorité, le pasteur ordonné et l'apôtre. Mais que signifie cette référence? Le pasteur ordonné possède-t-il l'autorité à la façon d'un apôtre? C'est une interprétation courante. Elle me semble toutefois inadéquate pour Kierke- gaard, et de nature à entraîner des conséquences qui vont à contresens de tout son effort dialectique. Que veut-il donc dire en mettant en rapport le pasteur ordonné et l'apôtre?

Il ne veut pas établir de parallèle entre les deux, mais dans leur rapport à l'auditeur du message chrétien. C'est la réception qui permet de les mettre en parallèle. Entre, d'un côté, la prédication du pasteur ordonné et son auditeur, et, de l'autre, celle de l'apôtre et de son auditeur (ou de son lecteur), se joue la même relation paradoxale : la confron- tation avec la révélation de l'éternel dans le temps et l'impossibilité de dissoudre le temporel dans l'éternel.

L'autorité, qui est elle-même un fait paradoxal, est la ga- rantie de cette impossibilité, la garantie du caractère para- doxal du message chrétien.

19.' L'ordination ] ... ]est la transformation para- doxale dans le temps d'un maître qui devient ainsi dans le temps autre chose que ce que donnerait le développement imma- nent du génie, du talent, des dons intellectuels, etc.

Qu'est-ce à dire, sinon qu'ici encore le temps devient décisif de l'éternel, ce qui empêche le retour à l'éternel par l'immanence de la réminiscence. L'ordi- nation fait encore surgir le nota bene chrétien )) (Post- scriptum définitif et non scientifique aux miettes phi- losophiques par Johannes Climacus, Œuvres com- plètes de S. Kierkegaard, tome X, éd. de l'Orante, 1977, p. 254 ).

20. Cf. H. Diem, « Kierke- gaards Hinterlassenschaft an die Theologie )), in Soren Kierlœgaard, éd. H.- H. Schrey, Darmstadt, WBG, 1971, p. 273-296, 282 : Diese Akzentuierung der Mitteilung durch den paradoxen Charallter des Mitreilers a Iso ist es, was der christlichen Mitteilung die Autoriliit gibt, vor die Ent- scheidung zwischen Argemis und Glaube11 zu stellen, wobei festzuhalten ist, daft diese Autoritdt ein blei- bendes und nicht nur ein

« trmt5itorisches )) Moment in der Mitteilung ist. (( Ce qui donne à la commu- nication chrétienne J'auto- rité, c'est cette accen- tuation de la communi- cation par le caractère paradoxal de ce qui com- munique, et qui ainsi met devant la décision entre irritation et foi. Or il faut savoir que cette autorité n'est pas un élément Mtransitoire" de la com- munication, mais un élé- ment qui l'accompagne toujours » (trad. H.-C.

Askani).

L'autorité du pasteur ordonné n'est donc pas une autorité apostolique, qui serait la preuve de l'éternité de la vérité qui se prononce à travers sa prédication. L'autorité avec laquelle est annoncé le message chrétien est au contraire, aussi bien dans le cas du pasteur ordonné que dans celui de l'apôtre, le signe, le sceau de l'impossibilité de concilier le temporel et l'éternel, de ramener le temporel dans l'éternel, et ainsi d'atténuer le paradoxe de la vérité chrétienne. L'autorité est garante de la relation toujours paradoxale entre toute prédication et sa réception. Le fait paradoxal de l'autorité avec laquelle le message chrétien est annoncé empêche l'accès immédiat à ce message, qui ne peut qu'être cru.

Il n'y a donc pas de point de repos, de tranquillité, pour celui qui a reçu l'ordination, pas plus que pour celui qui se trouve confronté à elle. Non, cette ordination est au contraire le point inébranlable d'irritation entre la prédi- cation et sa réception, entre le prédicateur et le croyant, entre la parole prononcée avec autorité et la réponse par la foi. L'ordination représente la transcendance qui se joue entre prédication et foi. Elle met davantage l'accent sur la spécificité du message chrétien, de sorte que celui-ci est toujours incompatible avec toute tentative de l'intégrer, de le réintégrer, de l'aller rechercher dans l'immanence. Autre- ment dit, la seule transcendance qui soit contraire à cette immanence n'est pas une autorité institutionnalisée, prou- vée- ce serait la fin de la transcendance-, c'est plutôt la question et l'appel face auxquels se trouve inévitablement le croyant, et qui le mettent dans l'impossibilité de ra- mener le paradoxe chrétien - l'éternel dans l'Histoire - à son éternité et à sa tranquillité '9La seule transcendance qui ne disparaîtra pas dans l'immanence est donc celle qui se réfère à une autorité qui, définitivement, ne se laisse pas réduire à l'un ou l'autre élément de la relation dialectique entre la parole et la foi, mais qui, ultimement et jusqu'à l'éternité, se joue entre les deux20

Kierkegaard parle surtout de l'autorité dans le texte publié anonymement : Sur la différence du génie et de l'apôtre. Mais la vraie problématique se déploie si l'on confronte ce texte - qui, originairement, faisait partie du Livre sur Adler - à un autre, qui appartient aussi à ce livre.

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21. Lim-e sur Adler, p. 40.

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Ce texte parle de « l'extraordinaire » et de sa relation avec

« le général >>. Et la question de l'autorité ne se joue, au fond, dans aucun des deux textes, mais là où les probléma- tiques des deux se rencontrent. Les deux textes visent des deux côtés la vraie question de l'autorité. Elle est virulente dans le premier texte, qui parle de l'exception, de l' extraor- dinaire. Cette exception est un témoin de la vérité qui a le droit de mettre en cause l'ordre établi et de le« renouveler en y apportant un point de départ nouveau >>2'. Mais d'où prend-il ce droit? D'où peut-il savoir qu'ill' a? S'il était évi- dent, pour lui-même et pour les autres, qu'il avait une autorité divine, le problème de sa position, de sa justifica- tion, de sa reconnaissance et de l'accueil de ce qu'il a à dire serait résolu. Mais Kierkegaard ne parle pas ici de l'autorité, ou peut-être en parle-t-il sans en parler? Il provoque la question, mais ne donne pas la réponse !

La donne-t-il dans le second texte, sur la différence entre le génie et l'apôtre? Oui et non. En effet, dans ce texte, il parle sans cesse de l'autorité, mais il ne parle plus de l'extraordinaire et de sa relation au général. Il parle de l'apôtre; dont personne ne doute qu'il a de l'autorité et qu'il parle avec autorité. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que, dans ce second texte, Kierkegaard parle de l'autorité, mais sans parler du problème de l'autorité, tandis que dans le premier texte il parle du problème de l'autorité, mais sans parler de l'autorité. Le problème de l'autorité et l'explicaüon de ce qu'elle est se rencontrent entre les deux textes. Le premier conduit vers la question de l'autorité : si seulement l'extraordinaire avait de l'autorité, parlait avec autorité, tout serait clair, aussi bien pour lui que pour nous. Mais la réponse n'est pas donnée.

Au lieu de donner la réponse, Kierkegaard développe un autre raisonnement, commençant par l'autre aspect: pour la communication chrétienne, la prédication avec autorité est indispensable. Mais cette autorité n'est pas à trouver dans les relations humaines, pas même là où il s'agit, selon les critères humains, d'une exception, le génie.

Car le génie est justement le contraire de l'apôtre; le génie est une exception qui a tout, sauf l'autorité.

En voulant s'approcher de l'autorité (et la distinc- tion entre individu ordinaire et individu extraordinaire, comme le recours au génie, représentait une telle approche), on perçoit que l'on ne peut pas s'approcher d'elle. Elle serait nécessaire, et nous savons même ce qu'elle serait.

Mais où est-elle? Nous avons la question :parle-t-il d'auto- rité? Est-il vraiment l'exception; le témoin de la vérité? Et, d'un autre côté, nous avons la conviction, confirmée par la réflexion de Kierkegaard, que la chrétienté aurait besoin d'un témoin qui parle avec autorité. Mais nous n'avons pas le lien entre les deux. Kierkegaard ne veut pas le donner; il ne peut pas le donner. Le seul lien se fait dans la prédi- cation même et la foi qui lui correspond. Sans l'autorité, les deux n'étaient rien, mais l'autorité ne se trouve qu'entre les deux. La réflexion de Kierkegaard dans la communica- tion indirecte nous conduit, et seulement nous conduit, vers ce point où les deux« côtés >> tendent l'un vers l'autre sans se rencontrer.

Nous avions énoncé plus haut que toute la dialec- tique de Kierkegaard ne fait que penser (plus précisément ne pas penser) le saut qualitatif. Il y a les deux aspects de la dialectique, comme dans les deux textes de Kierkegaard. Ils tendent l'un vers l'autre, ont besoin l'un de l'autre et sont amenés à une proximité extrême, mais ne sont jamais médiatisés. Cela correspond exactement au « thème >>, au fait de l'autorité; ce fait représente ce qui justement n'est jamais médiatisable, aussi grand, aussi extrême soit le désir de la médiatisation qu'il provoque.

HANS-CHRISTOPH AsKANI Professeur de Dogmatique à l'Institut Protestant de Théologie

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