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Géographie Économie Société: Article pp.53-72 of Vol.14 n°1 (2012)

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Texte intégral

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Géographie, économie, Société 14 (2012) 53-72

doi:10.3166/ges.14.53-72 © 2012 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

économie société économie société

Territoires des taxis-motos à Lomé : de la pratique quotidienne à la recomposition des espaces urbains

et des liens sociaux

Territories of motorcycle taxis in Lomé: from daily practices to the recomposition of urban spaces

and social bonds

Assogba Guézéré

Maître-assistant à l’Université de Kara (Togo) Département de Géographie - Tél (00228) 90-28-06-03

Résumé

Face à l’étalement urbain et à l’inexistence des transports publics à Lomé, les vingt dernières années ont vu se développer les taxis-motos qui jouent aujourd’hui un rôle important dans le transport urbain. L’objectif de cet article n’est pas de faire une analyse géographique et écono- mique de la mobilité urbaine mais plutôt de décrire les territoires quotidiens des conducteurs de taxis-motos et d’apporter un éclairage sociologique sur la recomposition des liens sociaux induits par ce nouveau mode de transport. Partant de la typologie des conducteurs et des trois logiques de localisation des têtes de lignes qui ont fortement recomposé l’espace urbain, nous montrons comment les différentes corporations et les syndicats sont des lieux quotidiens de socialisation et de communion entre conducteurs des taxis-motos. Si les rapports entre les conducteurs et les usagers sont conviviaux, c’est plutôt un lien conflictuel qui existe entre conducteurs et acteurs publics à cause des policiers et des agents du service des impôts qui les traquent. Amenés, de par leurs activités journalières, à circuler dans tous les quartiers et à rencontrer beaucoup de per- sonnes, les conducteurs taxis-motos sont considérés comme de bons vecteurs d’informations et

*Adresse email : guezere1970@yahoo.fr

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sont souvent sollicités par les associations, les ONG et surtout les partis politiques pour participer à diverses caravanes, campagnes de sensibilisation et campagnes électorales.

© 2012 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary

Facing the urban sprawl and the absence of public transport, the motorcycle taxis have developed in Lome over the last twenty years and play today a significant role in the urban transport. The aim of this article is not to make a geographical analysis of urban mobility but rather to describe the daily territories of motorcycle taxi drivers and to bring a sociological lighting on the recom- bining of the social bonds induced by this new urban transport system. Based on three logics of localizations of the motorcycle parks that have recomposed the urban space, we show how the various corporations and the trade association are daily places of socialization between drivers of the motorcycle taxis. If the social practices between the drivers and the users are convivial, the relations between drivers and the public agents are more conflictual, because of the policemen and the taxmen who track them. As they circulate in all the districts and transport many people, the taxi-motor bikes drivers are seen as good vectors of information and are often requested by the international associations, institutions and especially the political parties participate in various caravans, public awareness campaigns and election campaigns.

© 2012 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : Lomé, taxis-motos, territoire quotidien, liens sociaux, espaces urbains Keywords: Lomé, motorcycle taxis, daily territory, social bonds, urban spaces

Introduction

Cet article de géographie sociale s’efforce de comprendre la nature des rapports qui se nouent entre des êtres humains, les conducteurs de taxis-motos, et l’espace géogra- phique. Il est évident que la territorialité joue un rôle fondamental dans l’analyse des liens sociaux et parler du territoire quotidien des taxis-motos, c’est évoquer leur espace qui explique la manifestation de telle ou telle pratique sociale. Les conducteurs de taxis-motos tracent leurs itinéraires quotidiens plus ou moins réguliers. Ils créent « un enchevêtrement de cheminements et de lieux au sein duquel se négocient les affaires, s’effectue la production, se nouent les relations affectives ou amicales » (Di Méo, 1996). Le paysage urbain de Lomé est quotidiennement animé par la circulation conti- nue et bruyante des conducteurs organisés ou ambulants de taxis-motos qui rythment le système de transport et la vie quotidienne des quartiers. De par leur omniprésence sur les voies publiques, dans les quartiers enclavés et de par le service porte-à-porte qu’ils rendent aux usagers, ils impriment à la ville leur « vision » des territoires et occupent en retour une place importante dans la représentation sensible que les Loméens ont du système de transport de proximité de leur ville.

Dans le cadre des recherches de notre thèse en géographie, qui ont porté sur les acteurs et les usagers des taxis-motos, nous avons mené une analyse géographico-économique en montrant que l’émergence de ce nouveau mode de transport a été une réponse à la crise

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urbaine et au besoin de la mobilité quotidienne (Guézéré, 2008). Son organisation, son fonctionnement et son impact sur la structuration de l’espace urbain ont été analysés. Il est apparu dans nos conclusions que ce mode de transport dont il est difficile d’envisager la disparition un jour est entièrement intégré aux modes de vie loméens.

Le territoire urbain est globalement structuré par plusieurs réseaux de conducteurs de taxis-motos qui occupent anarchiquement les carrefours, les rues et les places publiques.

Cet article tentera d’appréhender la recomposition du paysage urbain de Lomé depuis l’ap- parition de ce mode de transport dans les années 1990 et abordera aussi son rôle social. Il faudra chercher ainsi à décoder les liens sociaux visibles et invisibles qui se nouent et se dénouent, d’une part entre conducteurs et usagers pendant la négociation des prix et sur la moto durant le trajet, et d’autre part entre les conducteurs dans les points d’arrêts, dans les carrefours et dans différents lieux de chargement. On pourra comprendre les relations entre les conducteurs, les usagers et les territoires à travers la notion d’espace vécu, par laquelle les itinéraires quotidiens des gens sont répertoriés, ainsi que « les pratiques quotidiennes et les représentations des espaces fonctionnels » (Sénécal, 2005). L’analyse géographique et sociologique de la pratique quotidienne de l’espace urbain et la description de la recompo- sition des liens sociaux promus par les taxis-motos passent par les réponses aux question- nements suivants : quelle est la typologie des conducteurs et la logique de localisation de leurs points de rassemblement dans le territoire urbain ? En quoi ces points sont des lieux de socialisation entre conducteurs ? Quelles sont les pratiques sociales quotidiennes entre les conducteurs et les différents acteurs des taxis-motos ?

Voilà les problèmes posés par notre objet, qui nécessite que l’on précise un peu son cadre théorique autour des concepts de territoire et d’espace approprié. Selon Levy et Lussault (2003), « le territoire est un espace approprié disposant, d’une manière ou d’une autre, d’un attribut de possession ou d’identification. C’est une composante identitaire, voire idéelle de n’importe quel espace ». Selon les mêmes auteurs, les individus et les collectifs sociaux s’approprient ces territoires sur des registres essentiellement cognitifs ou symboliques. Cette définition rejoint celle de Frémont (1980) pour qui le terme ter- ritoire, proche de celui d’« espace de vie » correspond à l’ensemble des lieux fréquentés par un groupe, avec les interrelations que cela implique. Étudier cet espace dans lequel se déroulent les actions des taxis-motos à Lomé permettra de définir les frontières phy- siques, sociales ou psychologiques établies entre les différents groupes de conducteurs ainsi que la proximité et la distance qui séparent les acteurs. Elissalde (2005) rappelle que

« L’idée d’appropriation contenue dans les concepts de territoire et d’espace, renvoie aux domaines décisionnels et organisationnels ainsi qu’à la force des représentations sociales.

Lefebvre (1974) considérait l’appropriation comme la transformation d’un espace naturel afin de servir les besoins et les possibilités d’un groupe. Cette idée est souvent utilisée en anthropologie pour caractériser l’action des populations en vue de garantir l’accès, le contrôle et l’usage des ressources contenues dans une portion d’espace ». Jérôme Lombard dans le vaste champ de recherche que constitue le transport, a décrypté les lieux où se produit l’acte de transport. Il définit ce lieu comme « le territoire qui manifeste l’interaction généralisée qui anime le monde. Il est la cellule spatiale de base où s’affirme la rencontre entre l’ici et l’ailleurs, celle ou se mêlent les productions, les identités, les attentes de ceux qui vivent en proximité et de ceux qui viennent d’autres horizons plus ou moins distants » (Lombard, 2004).

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Cette problématisation de notre thème permettra, dans les analyses qui vont suivre, de rendre compte de la façon dont sont structurées les relations entre les sociétés et les relations entre des individus dans les lieux de transport des taxis- motos. Sur la base des résultats de notre thèse et à partir d’entretiens qualitatifs approfondis, recueillis auprès des conducteurs et usagers à Lomé, nous tenterons ainsi de répondre aux questions posées plus haut. Il sera d’abord important de pré- senter le territoire étudié et ses caractéristiques. Après avoir établi la typologie des conducteurs de taxis-motos et de leur territoire et identifié les logiques spatio-tem- porelles qui régissent la localisation de leurs lieux de stationnement, nous essaye- rons d’expliquer les liens sociaux tissés dans leur univers. Nous montrerons enfin qu’au-delà de son rôle géographique et social, le taxi-moto est un puissant canal de diffusion d’informations et de sensibilisation.

1. Des citadins impuissants devant un espace urbain disloqué sans aménagement Imaginer Lomé sans les taxis-motos, c’est se représenter un espace urbain dont les quartiers éparpillés et enclavés sont déconnectés du reste de la ville. Sa présen- tation topographique en rapport avec son organisation urbanistique mérite d’être explicitée avant de comprendre le rôle du taxi-moto dans la recomposition de son espace urbain. En réalité, la morphologie de la ville de Lomé n’est pas accidentée tant l’altitude moyenne est très faible, sans collines ni pentes fortes. C’est plutôt une surface topographique plane qui comporte toutefois d’autres spécificités rela- tives à l’existence du système lagunaire et des zones marécageuses un peu partout.

Bloquée par l’océan Atlantique vers le sud et le Ghana vers l’ouest, la ville ne peut se développer que vers le nord et surtout le nord-ouest, qui bénéficie en principe d’un vaste espace facile à aménager en dehors de la zone inondable du fleuve Zio comme l’indique la carte ci-après.

:Carte de l’agglomération de Lomé montrant le front d’urbanisation

Source : Carte réalisée par l’auteur à partir d’une trame urbaine existante.

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Le processus de développement de Lomé a été, dans une très grande partie, « non contrôlée par les pouvoirs publics » (Coquery, 1991) et est le résultat d’une production « par le bas ». Il s’est fait par un étalement horizontal et de vastes zones d’urbanisation spontanée sont venues se greffer à l’ancien noyau urbain hérité de l’époque coloniale, conférant ainsi à Lomé le statut de ville dévoreuse d’espace comme le sont les grandes agglomérations africaines. C’est dans ses parties septentrionale et orientale que la ville de Lomé connaît une extension spectaculaire avec la prolifération de nouveaux quartiers. Le front d’urbanisation qui évolue à vive allure vers le nord-ouest, le long de la route de Kpalimé, est en train d’opérer un sérieux mitage de l’espace rural de Sanguéra, où les maisons sont éparpillées dans les champs de maïs et de manioc. Au nord de la ville, la jonction est faite entre Lomé et Togblékopé où l’espace bâti est plus ou moins dense et seule la vallée inondable de Zio est encore vide au niveau de Togblékopé et de Kélégougan (Dziwonou, 2000). L’occupation de l’espace compris entre la route de Kpalimé et celle d’Atakpamé à la hauteur de Sanguéra et Togblékopé est presque effective même s’il ne s’agit aussi pour le moment que d’un vaste chantier de constructions inachevées dans la brousse. Amadahomé, Anomè, Avédji, Vakpossito, Apédokoe, Zossimé, Logopé, Koshigan, Sogbossito, Fiove, Kove, Adokpokopé, Atigan-Kopé, Togblécopé etc. constituent quelques-uns de la pléiade de quartiers périurbains des années 1990-2000 qui occupent anarchiquement la zone nord-ouest. Le constat est le même en ce qui concerne l’extension vers l’est, le long de la route d’Aného, où l’espace bâti a largement dépassé la zone portuaire. Baguida, Adamavokopé, Avépozo, Agbata et Agodéké connaissent une urbanisation massive et on s’inquiète déjà des longues distances à parcourir pour atteindre la ville et des difficultés à aller d’un quartier à un autre. Une grande partie de cet espace, du fait des pratiques foncières privées n’impliquant pas l’État, est construite sans viabilisation ni infrastructure de base.

Alors que dans les pays développés, le processus d’urbanisation s’est étalé sur plus d’un siècle et a ainsi permis que se mettent progressivement en place les équipements socio- collectifs et les infrastructures de communication, ce processus s’est plutôt déroulé sur un laps de temps très court et à un rythme brutal dans les pays africains. Dans le cas typique de Lomé, non seulement il a été désordonné mais il s’est aussi caractérisé par un faible niveau d’équipement en services publics et en offres de transport. Dans toutes les extensions périphériques précitées, les réseaux de voirie canalisant les flux de déplacement font défaut alors que le rayonnement d’une ville ne s’étend plus loin dans l’espace que lorsqu’elle est bien desservie par un réseau de voies de communication dense et viable. Très embryon- naire, la voirie est dominée par un ensemble de pistes et de sentiers qui s’entremêlent dans un espace inadapté aux taxis collectifs. Les quelques rues principales connectées aux voies aménagées sont difficilement carrossables en saison pluvieuse et jouent mal leur rôle de voie de désenclavement. Face aux rues non goudronnées ni revêtues, ensablées, défoncées et inondées, limitant l’accès aux taxis collectifs, seuls les taxis-motos et les deux roues pri- vées arrivent à assurer le déplacement des habitants dans les périphéries.

2. Une urbanisation anarchique vaincue au nom du taxi-moto

Les quartiers des extensions périphériques de Lomé qui jouent essentiellement une fonction de résidence sont défavorisés en voies de dessertes et en taxis collectifs. Mais grâce à l’utilisation des taxis-motos, l’urbanisation anarchique et ces quartiers enclavés ne constituent pas un obstacle insurmontable à la mobilité quotidienne.

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Le réseau de lignes structurantes des taxis-motos est très dense, sous forme de toiles d’araignées qui maillent tout l’espace urbain. Contrairement aux réseaux de lignes des taxis collectifs, composés d’un ensemble de lignes de longue distance assurant des dessertes régulières entre le centre-ville et les quartiers périphériques sur les pénétrantes et les axes bitumés à fort trafic, les taxis-motos opèrent sur l’ensemble du périmètre urbain et périur- bain en empruntant toutes les rues sans distinction aucune. Il n’y a pas de liaisons linéaires et de lignes prédéfinies, surtout pour les nombreux conducteurs ambulants dont les lignes sont pluridirectionnelles et dépendent plutôt de l’origine et de la destination des usagers. Le réseau de lignes innerve tous les compartiments de l’espace urbain et permet à chaque pas- sager d’imposer la ligne au conducteur. Aucun quartier, vieux ou nouveau, enclavé ou acces- sible, n’échappe aux toiles d’araignées tissées par le réseau de desserte des taxis-motos, ce qui n’est pas le cas des taxis collectifs qui ont des liaisons linéaires fixes et régulières. Il n’y a pas d’interconnexion entre les différentes stations taxis-motos. Pour les conducteurs organisés autour des points d’arrêts, le chargement s’effectue selon l’ordre d’arrivée. Mais la diversité des destinations selon les passagers remorqués exige de la part des conducteurs la disponibilité à faire du porte-à-porte. Dans ce cas, c’est le conducteur lui-même qui doit chercher son passager par des coups de klaxon, des interpellations et des sifflements.

Se rendre chaque matin au centre-ville de Lomé est obligatoire pour les actifs parce que l’essentiel des activités économiques et administratives y est concentré. Les taxis collectifs limités aux rues aménagées et aux pénétrantes sont inefficaces pour desservir les maisons et quartiers enclavés, ce qui pose un problème d’accessibilité. Le taxi-moto est alors le seul moyen de transport bien adapté aux espaces périurbains et capables de sortir de l’isolement la masse ouvrière, les petits fonctionnaires et les travailleurs du sec- teur informel rejetés à la périphérie. Il offre la possibilité de vivre autrement la ville en favorisant une interpénétration des économies, des sociétés et des modes de vie urbain et rural comme le dit Agossou (2004), «  désormais, tout chemin, tout sentier, toute piste rurale est devenue lieu de transport, aisément emprunté, facilement accessible.

Ce dialogue quotidien entre ville et campagne est l’un des éléments les plus originaux de la transformation des sociétés rurales, du passage progressif du rural à l’urbain » au Togo. La capacité des taxis-motos à assurer exclusivement la mobilité dans les quar- tiers périurbains montre combien ils accompagnent l’étalement urbain (Guézéré, 2008).

Grâce à leur efficacité à l’intérieur des quartiers, ils ont conquis d’immenses territoires et dominé le marché des transports urbains. Cette notoriété leur a valu de s’établir sur toutes les lignes intra-urbaines, concurrençant ainsi les autres modes de transport. Leurs réseaux répondent à des logiques spécifiques d’exploitation que nous présenterons dans la partie qui va suivre. Malgré les fréquents accidents de circulations qu’ils causent, les taxis-motos séduisent par leur efficacité, leur dynamisme et leur capacité d’adaptation aux structures urbaines. En intégrant dans leur schéma de fonctionnement des nœuds et des lignes, ils ont pu former des liaisons réticulaires qui maillent l’espace urbain. Disons de façon globale que les deux roues motorisées s’adaptent à l’urbanisation anarchique parce qu’ils pénètrent partout et se déploient aussi bien en zones loties qu’en zones non loties, favorisant ainsi un habitat plus dispersé à très faible densité. Une typologie des conducteurs en rapport avec les territoires pratiqués, permettra de mieux comprendre non seulement le lien entre eux et leur territoire, mais aussi leur efficacité dans la struc- turation de l’espace urbain de Lomé.

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3. Typologie des conducteurs de taxis-motos et de leurs territoires quotidiens Les conducteurs de taxis-motos que nous avons interrogés se regroupent en plusieurs catégories, qui s’approprient le territoire en fonction de leurs intérêts. La typologie des conducteurs selon le rythme de travail et le système d’exploitation d’une moto nous per- mettra de connaître l’enjeu de l’occupation désordonnée de l’espace urbain.

3.1. Typologie des conducteurs selon l’organisation du travail et le territoire desservi 3.1.1. Les conducteurs professionnels « organisés » dans les stations

Les conducteurs professionnels de taxis-motos sont ceux qui exercent à plein-temps l’activité et qui en ont fait leur principale profession. Même si plusieurs d’entre eux sou- haitent changer d’activité plus tard à cause de la pénibilité et des conditions difficiles de sa pratique, ils sont globalement satisfaits de la rentabilité du secteur puisqu’ils tirent des revenus qu’ils jugent suffisants pour vivre. Nous parlons de « professionnels organisés dans les stations » parce cette catégorie regroupe les conducteurs en associations locales ou en syndicats dans différents points de stationnement à travers la ville de Lomé.

Conscients que leur activité reste en grande partie ancrée dans l’informel et les expose à la précarité et aux conflits avec les services publics, ils ont choisi de s’organiser autour des têtes de lignes ou des lieux de stationnement pour bien coordonner leurs actions. Ces lieux d’arrêt correspondent aux places stratégiques de la ville, qui sont des pôles d’attraction, générant des flux d’usagers que nous développerons dans la 4e partie sur la logique de localisation des têtes de lignes. Au total, on peut dénombrer à peu près 100 points de stationnement informel dans l’agglomération de Lomé qui ont totalement recomposé l’espace urbain. L’objectif essentiel visé par les membres de chaque station est de réaliser la solidarité, la cohésion de la corporation et d’établir l’ordre dans la recherche des clients, à travers l’institution des tours de rôle. La création de ces stations devrait, normalement, se faire sous le contrôle des autorités municipales et obéir à des démarches administratives et réglementaires pour éviter l’embouteillage et le désordre dans l’organisation du territoire urbain. Cependant, plus de 80 % des stations sont installées sans autorisation et occupent les espaces urbains de façon désordonnée. Malgré leur organisation en syndicat, les conducteurs ne payent pas les taxes de stationnement et n’entretiennent aucun rapport avec la municipalité. De l’entretien mené avec la mairie de Lomé sur cette désorganisation, il ressort que les autorités municipales, par crainte d’explosion sociale face au lobbyisme des conducteurs, sont obligées de fermer les yeux et de tolérer ces regroupements sauvages en espérant que la mise en place de la nouvelle Société de Transport de Lomé1 en cours réglera le problème. Elles estiment que les problèmes occasionnés par les taxis-motos dépassent incontestablement le cadre communal et nécessite le recours à un encadrement étatique pour réguler leurs activités.

Dans les grandes villes d’Afrique noire où le système de taxi-moto a cours, Lomé est l’une des rares capitales où l’État n’intervient pas du tout a posteriori pour régu-

1 Depuis la disparition de la Régie Municipale des Transports urbains en 1982, le système de transport urbain de Lomé a été privé des transports collectifs par autobus. Les taxis collectifs et les taxis-motos, qui ont tenté tant bien que mal de combler le vide laissé, n’ont pas suffi à assurer un service de qualité. C’est ce qui justifie le retour d’une nouvelle entreprise de transport public depuis 2009 appelée Société de Transport de Lomé (SOTRAL) qui entend améliorer les conditions de mobilité à Lomé.

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lariser les occupations illégales d’espace. Certes, il existe un arrêté interministériel qui a été rédigé le 4 janvier 1996 pour réglementer le secteur, mais ce texte n’a pas réussi à organiser les taxis-motos et l’État impuissant est obligé de les regarder faire.

Si les autorités municipales n’ont pas encore la capacité d’organiser et de maîtri- ser les conducteurs regroupés dans les stations, elles sont encore plus impuissantes lorsqu’il s’agit de mettre de l’ordre dans les rangs, plus nombreux, des conducteurs professionnels ambulants dispersés dans tous les quartiers.

3.1.2. Les conducteurs professionnels ambulants éparpillés dans tout le territoire Estimés à plus de 60 000 sur l’ensemble des 90 000 conducteurs de l’agglomération de Lomé, les conducteurs ambulants sont les plus nombreux. Il s’agit en réalité d’une catégorie de conducteurs clandestins fonctionnant en toute illégalité et très indisciplinés.

Contrairement aux autres conducteurs professionnels repérables sur le territoire dans les stations et dont les porte-parole sont des interlocuteurs valables en cas de besoin, les ambulants inconnus et difficilement identifiables sont éparpillés dans tout le territoire et échappent en grande partie au fisc et à tout contrôle car n’appartenant à aucune associa- tion locale et à aucune organisation syndicale. Ils font de cette profession leur activité principale mais ont décidé volontairement de ne pas appartenir à une corporation. Pour eux, la pratique de l’activité correspond à une situation transitoire qui leur permet de se lancer plus tard dans une autre activité décente et il ne leur apparaît pas nécessaire de se faire recenser. C’est surtout le cas des artisans chômeurs et des diplômés d’université qui n’aiment pas se mélanger aux autres dans les stations. Pour certains de ces ambu- lants permanents, on constate aussi apparemment une obligation de travailler isolément parce qu’ils viennent de loin, alors que l’appartenance à une station dans la commune de Lomé se fait en fonction de la proximité des quartiers d’habitation. Ces ambulants per- manents sont généralement originaires des banlieues lointaines (Agoènyivé, Agoè-zongo, Aflao Sagbado, Baguida, Adamavo…), des espaces périurbains (Adétikopé, Togblékopé, Sanguéra, Avépozo…) et même des villes secondaires proches de Lomé comme Davié, Tsévié, Aného et Noépé. Ils font partie des populations animant les migrations pendu- laires. Chaque matin, ils arrivent dans la commune de Lomé et selon leur zone de prove- nance, ils opèrent dans les quartiers administratifs et commerciaux, dans la zone portuaire ou dans les quartiers populaires de leur choix. À la fin de la journée, ils repartent dans leur localité d’origine, avec bien sûr un ultime client qui rentre aussi dans la même direction.

Appartenir à une station ou à un syndicat pour ces conducteurs banlieusards devient dif- ficile et inutile parce qu’ils ne résident pas dans la ville de Lomé.

3.1.3. Les conducteurs occasionnels qui cherchent à arrondir les fins de mois Les ambulants occasionnels sont ceux qui exercent l’activité à des périodes bien choi- sies dans la semaine et dans la journée, en appoint à une autre activité professionnelle. Ils le font, plus par nécessité que par plaisir, surtout quand leur revenu ne leur permet pas de subvenir à tous les besoins. Du menuisier, à ses heures non ouvrables, à l’enseignant, qui finit ses cours, le taxi-moto est devenu une activité passe-partout qui procure facilement des recettes à ces conducteurs occasionnels. C’est dans cette catégorie qu’on peut retrou- ver aussi les élèves, les apprentis, les fonctionnaires, les militaires retraités et surtout les étudiants. Tous ces groupes sociaux se voient obligés d’exercer cette activité à la dérobée,

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soit les week-ends, soit les jours fériés, soit de nuit, pour arrondir les fins de mois, en ce qui concerne les fonctionnaires, ou pour juste avoir l’argent de poche, en ce qui concerne les apprentis et étudiants. De nombreux jeunes diplômés sans emploi ou encore étudiants n’ont que cette opportunité pour supporter la crise économique qui frappe la jeunesse togolaise. À la différence des professionnels, cette catégorie ne sillonne pas toute la ville.

Les quartiers desservis sont proches de leurs lieux de résidence. Mais certains ont honte de se faire remarquer et préfèrent s’éloigner pour pratiquer l’activité dans l’anonymat d’un vaste quartier lointain à l’abri des regards des amis et des proches du quartier. Les conducteurs les plus discrets sont ceux qui travaillent la nuit.

3.1.4. Les conducteurs noctambules qui desservent des territoires éclairés

La dernière catégorie des conducteurs est celle des noctambules qui, malgré l’insécurité et les risques de braquage, ont opté pour travailler nuitamment. L’implantation nocturne des têtes de lignes sur le territoire urbain est guidée par l’éclairage dans les grands carrefours.

Presque toutes les têtes de lignes se situent à proximité des stations d’essence pour profiter de l’éclairage public, d’autant plus que l’obscurité est un cadre favorable aux braqueurs.

Mis à part le carrefour Dékon et la devanture de l’hôtel Palm Beach, le centre-ville est déserté par les taxis-motos au profit des quartiers populaires très dynamiques la nuit. Le carrefour GTA, la gare routière d’Agbanlépédogan, le carrefour Atikoumè, le rond-point port, le marché de Bè et celui d’Akodessewa, le Centre Hospitalier Universitaire de Tokoin, etc. sont les espaces les plus fréquentés et abritent les arrêts de taxis-motos.

Dès 21 heures jusqu’à l’aube, la circulation des taxis collectifs devient très rare et ne concerne plus que les grands axes, ce qui augmente la probabilité des taxis-motos ayant choisi de travailler la nuit, de rencontrer beaucoup de clients. Les usagers composés en majorité de jeunes mélomanes friands des boîtes de nuit et des bars dancings, de femmes se livrant à la prostitution publique, et des employés de nuit sont obligés, pour leur mobilité nocturne, d’accepter les tarifs élevés imposés par le conducteur du taxi-moto. Selon les conducteurs, le service de nuit rapporte plus vite et davantage que le jour surtout lorsqu’on sait qu’il n’y a pas d’embouteillage aux différents carrefours et qu’il n’y a pas de rafles poli- cières pour inquiéter d’éventuels contrevenants. Le travail de nuit est vraiment plus rentable dans la mesure où le tarif est parfois le double voire le triple de celui de la journée. Mais il a aussi son aspect négatif à cause de la menace permanente des braqueurs : le conducteur doit faire preuve de prudence en sachant choisir ses clients et ses territoires de desserte.

Parmi les différentes catégories que nous avons énumérées, les conducteurs occasion- nels ont moins de pression du fait que, dans la plupart des cas, ils exercent déjà une acti- vité principale. Les trois autres types ont un rythme de travail différent et difficile, lié à la forme du contrat signé et du système d’exploitation qu’il faut décrire pour compléter l’explication de l’anarchie dans l’occupation de l’espace.

3. 2. Une typologie liée au système d’exploitation de la moto

Il existe trois systèmes d’exploitation d’un taxi-moto. Le premier type est celui des conduc- teurs-propriétaires qui ne signent aucun contrat. Avec leur propre moto, ils travaillent pour eux-mêmes et n’ont pas de compte à rendre. Ces conducteurs ne sont pas trop pressés dans la circulation, observent plus ou moins les règles de la circulation et respectent les feux rouges.

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La deuxième catégorie est celle des conducteurs qui ont le contrat « work and pay2 ». C’est un contrat de location-vente où le conducteur s’engage à exploiter la moto durant une période donnée et à verser au propriétaire l’équivalent du double du prix d’achat de la moto. C’est en fait un prêt à usure très pénible, qui contraint le conducteur à rouler à longueur de journée pour amortir au plus vite la moto qui deviendra sa propriété à la fin du contrat. L’échéance est souvent fixée à 18 ou 20 mois et oblige le conducteur à payer un montant hebdomadaire qui varie entre 12 000 et 15 000 FCFA. Ce type de contrat met une forte pression sur le conducteur et l’oblige à travailler sans repos pour pouvoir mettre de côté 2 000 FCFA par jour à verser au propriétaire chaque fin de semaine. Il doit en outre, simultanément, pouvoir gagner des revenus supplémentaires pour ses besoins quotidiens et pour la réparation de la moto en cas de panne.

La dernière catégorie de contrat concerne les conducteurs locataires qui ont loué la moto et sont condamnés à payer au jour le jour la recette de 2 000 FCFA au propriétaire.

Comme la moto ne leur appartient pas, ils doivent aller la chercher chaque matin chez le propriétaire et travailler aussi intensément pour espérer faire le versement exigé et avoir les reliquats pour les besoins quotidiens de la famille.

Ces deux dernières catégories sont les plus « dangereuses », avec des comportements qui posent problème dans l’espace urbain. Les conducteurs s’illustrent par leur comportement souvent agressif dans la circulation, décrié par les autres usagers de la route. Ils insultent les autres conducteurs, roulent vite et ne respectent pas le code de la route. Leurs actions désor- données sont celles qui mettent dangereusement en cause la cohérence du territoire urbain dans les places publiques, dans les carrefours et les rues surtout lorsqu’ils se livrent à des slaloms sur les chaussées entre les véhicules pour arriver plus vite à destination.

Cette typologie des conducteurs montre comment le territoire urbain est désorganisé et recomposé, et ceci est renforcé par la logique de localisation des stations.

4. Une logique de localisation des points d’arrêts taxi-moto qui recompose l’espace urbain

La prolifération des taxis-motos a favorisé une certaine recomposition de l’espace urbain, dans la mesure où les zones de stationnement se sont multipliées un peu partout au point d’entraîner un encombrement des marchés et des rues. La lecture des locali- sations des points d’arrêts des conducteurs dans l’espace urbain répond à une logique spatio-temporelle qui rime bien avec les centres d’intérêt économique de la ville. Les conducteurs sont confrontés à un arbitrage entre trois logiques spatio-temporelles qui sont autant de stratégies alternatives pour bien contrôler et s’approprier le territoire urbain

« dans la dynamique des échanges entre individus, dans les déplacements des personnes et des biens, et de manière plus générale dans le mouvement des activités humaines et sociales, ainsi que dans la répétition des interactions et des connexions » (Torres, 2009).

Ces logiques correspondent au choix stratégique des têtes de lignes des taxis-motos de se localiser à proximité des marchés et établissements publics, dans des places animées, à proximité des zones d’activités et dans les carrefours de forte affluence.

2 Anglicisme qui veut dire « travailler pour payer ». C’est un système de payement par traite actuellement en vogue à Lomé dans le domaine du transport où le conducteur de la moto en loca- tion-vente s’engage à payer au propriétaire un montant hebdomadaire de sorte que la moto lui revienne à la fin du contrat.

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4.1. Localisation à proximité des marchés

Places centrales par excellence, les marchés sont des pôles attractifs très puissants où se rencontrent et s’affrontent parfois tous les acteurs des transactions diverses et variées nécessaires au « fonctionnement de la machine urbaine » (Claval, 1981). À l’image des autres marchés des villes africaines, une multitude d’activités informelles et artisanales s’organisent autour des marchés de la commune de Lomé, qui constituent des lieux de rencontre pour presque toutes les couches de la société urbaine et de véritables lieux structurants de l’urbanité. Les marchés d’Adawlato, d’Hédzranawoé, de Bè, d’Akodés- sewa, d’Agoè-Assiyéyé, d’Adidogomé etc. sont de véritables pôles économiques de convergence drainant tous les jours un grand nombre de personnes, ce qui nécessite un nombre important de déplacements assurés par les taxis-motos. Le grand marché d’Adawlato constitue plutôt une centralité d’arrivée particulière pour tous les conduc- teurs de la ville centre. Après avoir descendu leurs passagers, ils repartent aussitôt dans toutes les directions avec d’autres passagers vers leur lieu de stationnement ou vers les quartiers de destination du client. Le stationnement étant interdit dans le périmètre commercial, l’attente furtive, l’arrêt et la recherche des passagers se font par de petites rotations au moyen de coups de klaxon et d’interpellation avec une grande vigilance pour éviter les arrestations et les amendes des forces de l’ordre.

4.2. Localisation à proximité des établissements commerciaux et publics

La localisation des têtes de lignes à proximité des établissements publics ou des secteurs d’emplois répond à la deuxième logique, qui représente une deuxième forme d’insertion spatiale. Tout comme pour les marchés, cette proximité des stations de ces lieux permet de capter les usagers tributaires des taxis-motos. Plusieurs stations observent une proximité géographique avec les centres commerciaux, les pôles d’activités commerciales et les ser- vices administratifs. Dans ce type de schéma de localisation, ce sont les plages d’activités les plus variées et les plus denses qui attirent les têtes de lignes, souvent identifiées par ces établissements. Ainsi en est-il des places commerciales Décon dans le quartier Amoutivé, Atikoumé dans le quartier Bè-Klikamè, du supermarché Ramco dans le quartier Gbadago, de la boîte de nuit Privilège à Agbadahonou, de la gare routière d’Agbalépédogan. D’autres stations, plus nombreuses encore, sont très ciblées autour des équipements et des services publics pour attirer une clientèle composée en majorité de fonctionnaires et de scolaires.

C’est ce phénomène qui s’observe autour du CASEF, des services bancaires (la BTD, la BTCI, l’UTB, l’ECOBANK, la Banque Populaire du Togo), devant la Poste du Togo, devant le Ministère des Affaires Etrangères, devant le Commissariat Central, devant la Direction Générale des Douanes, devant les CHU-Campus et Tokoin, autour des Collèges et Lycées (collège Saint Joseph, NDA, Collège Protestant…), à l’Université, etc. Avec cette proxi- mité, les taxis-motos permettent à ceux qui les empruntent de se rendre à l’heure au travail et de se déplacer sans trop attendre ou sans marcher pour rallier les arrêts des taxis col- lectifs. À proximité des hôpitaux, les taxis-motos sont toujours présents pour faciliter le déplacement des visiteurs, des agents de santé et même des malades qui ne sont pas trop souffrants. À côté des établissements scolaires et surtout universitaires, ils permettent de suppléer l’absence ou l’insuffisance des autobus.

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4.3. Localisation des têtes de lignes dans les lieux de transit ou carrefours

La dernière catégorie de stations de taxis-motos a une prédilection pour les « espaces carrefours » qui apparaissent comme des nœuds dotés d’un fort pouvoir d’attraction (Aloko-N’guessan, 2001). Pour se rapprocher de la clientèle, les conducteurs des taxis- motos choisissent les points stratégiques de l’espace urbain. Ils implantent leurs stations dans les carrefours pour vite accoster les usagers. Dans cette logique, les carrefours appa- raissent comme des lieux idéaux d’appropriation spatiale, non seulement à cause de la fonction de zone de rabattement qu’ils jouent, mais aussi, à cause de l’importance de la localisation des activités économiques. C’est pourquoi dans presque tous les quartiers, chaque intersection des voies de circulation devient un site potentiel d’établissement d’une station ou d’un arrêt spontané des taxis-motos.

Au total, les lieux et les territoires de rassemblement des conducteurs sont bien distribués et comptent sans doute moins pour leur cohérence géographique (localisation anarchique et illégale) que pour la contribution qu’ils apportent à la mobilité quotidienne. De par leur omniprésence sur la voie publique, ils impriment à la ville leur « vision » des territoires et occupent en retour une place importante dans la représentation que les citadins ont de leur ville (Meissonnier, 2007). Ces trois logiques de localisations ont fortement recomposé l’es- pace urbain et représentent des espaces de rencontre quotidienne. L’existence de ces lieux dévolus aux taxis-motos répond donc à une nécessité de satisfaire les besoins de proximité que l’urbanisation de Lomé sans transport urbain adéquat ne permet pas de réaliser. Ce sont des lieux de socialisation quotidienne et d’interaction entre conducteurs et différents syndi- cats qu’il faut analyser aussi avant de comprendre la recomposition sociale.

5. Points d’arrêts, lieux quotidiens de socialisation entre conducteurs des taxis-motos Dans son article « Les taxis-motos zemijan à Porto-Novo et Cotonou », Agossou (2004), a établi le lien entre le taxi-moto et la création des lieux de transport, qui est parfaitement identique à la situation de Lomé. Les usagers comme les opérateurs de zemijan (moto-taxi) sont créateurs de lieux de transport, compris comme endroits du territoire où est assurée la mobilité des personnes et des biens. Il s’agit des lieux de stationnement que nous avons déjà présenté dans la logique de localisation des têtes de lignes, auxquels on peut ajouter les points de vente de carburant illicites, des lieux de restauration, des devantures de kiosques de journaux.

Les territoires des taxis-motos sont appropriés de façon différenciée et le risque qu’un conducteur entre en conflit avec un conducteur d’un autre point d’arrêt est permanent. Les conflits de proximité viennent, selon Sénécal (2005), élargir en quelque sorte notre com- préhension des milieux de vie et des relations de voisinage, permettant d’aborder la façon dont les individus, les groupes et les organisations de la vie collective entrent en contact. Ce conflit se traduit éventuellement par des insultes que le conducteur étranger, généralement conscient de n’être qu’un acteur toléré dans l’espace urbain, supporte sans mot dire. Parfois, d’autres ripostent et dans ce cas, les discussions dégénèrent et sont accompagnées de bagarres.

Généralement, c’est la légitimité des conducteurs ambulants non affiliés aux stations qui est mise en cause quand ils se retrouvent sur un territoire approprié par un groupe déjà installé ; car l’espace urbain est bien délimité et il y a toujours un rayon dans lequel il n’est pas auto-

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risé à un conducteur ambulant étranger d’accoster un passager. C’est pourquoi chaque point d’arrêt est constitué en corporation et il faut accepter de se plier au règlement de la corporation pour éviter les rixes. La gestion des points d’arrêts et la solidarité qui y règnent sont des indices d’une véritable autodiscipline collective en place. Les délégués veillent scrupuleusement au respect des procédures de gestion et traitent les multiples litiges qui surviennent entre les membres. Sous cet angle, l’autodiscipline est très largement acceptée et favorise une véritable vie de symbiose entre tous les conducteurs d’un même territoire.

Pour faire face aux impératifs de la station tels que l’aménagement des kiosques, la fabrication des bancs et les aides aux pointeurs, il faut compter sur les droits d’adhésion, les cotisations journalières qui varient entre 25 et 50 F CFA, les amendes et les cotisations exceptionnelles. La solidarité professionnelle et sociale qui lie les membres les oblige à honorer leur engagement. Une partie des cotisations permet de suppléer l’absence de toute forme de protection sociale et de venir en aide aux conducteurs en difficulté en cas d’accident ou de maladie, de contribuer à certaines dépenses occasionnées par des cérémonies de funérailles, de mariage et de baptême. Il peut s’agir, en outre, d’aider les conducteurs dans le cas où ceux-ci se voient dans l’impossibilité de régler de trop fortes contraventions, afin d’éviter l’immobilisation prolongée de la moto. L’autre dimension de la solidarité des stations est qu’elles revêtent une importance considérable au sein de l’économie urbaine en constituant une filière d’insertion économique et sociale pour de nombreux individus déscolarisés. Elles contribuent à réguler, tant soit peu, le chômage et toutes les formes d’entraide qui s’exercent à l’égard de certains conducteurs sans moto.

Ces chômeurs en quête d’une moto à conduire sont sollicités occasionnellement pour relayer les conducteurs-propriétaires pendant quelques heures ou les week-ends. Il y a donc une véritable organisation corporative, indépendamment des grands syndicats qui rassemblent plusieurs conducteurs appartenant à différents points d’arrêts.

L’affiliation à un syndicat est un impératif car, tout en contribuant à fournir à ses adhé- rents un cadre social, le syndicat a en outre pour mission de faire appliquer la réglementa- tion relative aux conditions d’exploitation. C’est l’unique structure susceptible d’aider les conducteurs à se faire respecter par les usagers et surtout par les pouvoirs publics. C’est enfin à cette seule condition qu’ils pourront améliorer leurs conditions de travail.

6. Les pratiques sociales quotidiennes entre les conducteurs et les différents autres acteurs des taxis-motos

Un réseau de relations sociales se développe entre les conducteurs et tous les autres acteurs. Si les rapports sont plus ou moins étroits entre le conducteur et son usager puisqu’ils sont condamnés à sympathiser ensemble sur la moto, les policiers et les agents des impôts sont une source d’ennuis pour le conducteur.

6.1. Entre conducteurs et usagers, une affaire d’interactions conviviales

Il existe une interaction momentanée qui se noue entre conducteurs et usagers des taxis-motos. Elle commence autour de la négociation du tarif et finit lorsque l’usager arrive à destination. Appartenant à un secteur informel et venant d’un ailleurs improbable et inconnu, le conducteur doit parvenir à établir une relation de confiance avec ses clients.

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À cet effet, il doit donner les gages implicites de confiance relatifs à sa provenance ou à la qualité de sa prestation à travers sa manière de parler et de discuter le prix avec son client potentiel car les prix résultent toujours d’un compromis entre conducteur et usager.

Pour solliciter le service d’un taxi-moto, il suffit de se placer au bord de la rue et d’at- tendre quelques secondes, parce que les motos passent sans arrêt, surtout sur les grands axes. Il y a deux manières de faire l’auto-stop. On peut, soit émettre un léger sifflement discret, une sorte de long psitt, puis faire un signe de la main ou de la tête en regardant le conducteur qui décrypte tout de suite la demande. La deuxième technique est de l’apos- tropher en utilisant les termes « Oléyia »3 ou « Zem4 » et très souvent, on a l’embarras du choix quand deux ou trois se présentent au même moment. Parfois, il n’y a rien d’autre à faire pour inviter un conducteur que se placer en position d’attente au bord de la rue. De loin ou de près, les conducteurs, toujours en rotation, anticipent les actions et les mouve- ments des usagers potentiels et vont à leur rencontre pour les accoster. Un simple geste de dénégation suffit pour remercier ceux dont le profil n’intéresse pas.

Très souvent, les prix sont fixés par rapport à la distance, à l’état de la rue et à la tête du client. La tarification demeure le point de discorde entre conducteurs et passagers car chacun use de la ruse pour faire perdre l’autre dans ce marchandage où l’intérêt pécuniaire l’emporte sur le bon sens. Malgré la souplesse d’application de ces tarifs, illustrée par la possibilité pour l’usager de marchander une réduction, des prix exorbitants leur sont souvent imposés au nom de l’augmentation des prix du carburant ou de l’enclavement du quartier et surtout du mauvais état de la rue. L’usager négocie de son côté le rabais en évoquant le niveau bas des salaires togolais et la crise économique qui n’épargne personne. Parfois, certains conducteurs laissent la latitude aux usagers de fixer le prix auquel ils veulent être transportés et c’est après discus- sion dans un esprit convivial qu’on trouve un tarif de compromis.

Avant de monter sur la moto, il faut s’assurer que le conducteur a bien compris la des- tination qui doit être bien expliquée pour éviter les disputes à l’arrivée. À Lomé, il n’y a pas vraiment d’adresse mais de simples repères pour indiquer les lieux où l’on va. On les désigne par les monuments, les rues, les places publiques, les hôtels ou les endroits bien connus tels que Goyi Score, SGGG, hôtel Palm Beach, Colombe de la Paix, École Française, Collège Protestant, Commissariat Central, Decon, etc. Les étrangers et surtout les touristes blancs qui ne comprennent pas la langue locale Ewé sont une clientèle de choix pour certains conducteurs qui profitent de leur mauvaise connaissance de la ville pour revoir à la hausse les tarifs. Mais dans tous les cas, on finit toujours par s’entendre et c’est en ce moment que commence la convivialité. Une fois sur la moto, les discussions sont empreintes de cordialité et témoignent de la sociabilité qui règne sur la moto lorsqu’elle roule. Le conducteur peut engager le premier la discussion suite à une scène de la route.

Cette convivialité cache parfois des mésententes, surtout à destination lorsqu’un accord préalable n’a pas été trouvé sur le tarif au lieu de départ. Les relations se dégradent aussi lorsque la destination n’a pas été bien indiquée et que le conducteur est obligé de parcou- rir des distances supplémentaires en grondant. Parfois, les bagarres éclatent et les insultes

3 « Oléyia » en langue mina au Togo signifie littéralement « veux-tu aller ou « vas-tu » que les conducteurs utilisent pour interpeller les usagers de la route et de leur proposer leur service.

4 Zémijan, est un vocable gungbe du Bénin qui signifie littéralement « prends-moi sans précaution, sans ménagement » ou encore « prends-moi vite ». Dans ces deux termes, il est mis en exergue la rapidité et la promptitude du déplacement.

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seront échangées de part et d’autre, avant que les deux parties ne soient séparées par une tierce personne. C’est surtout au début des taxis-motos dans les années 1990 qu’il y avait beaucoup de ces incompréhensions. Le côté le plus négatif et dangereux des rapports conducteurs-usagers est l’existence de voleurs ou agresseurs qui sont prêts à assommer le conducteur afin de lui arracher sa moto. Cette forme d’insécurité, qui a connu son apo- théose entre 1998 et 2005, se caractérise par le vol à main armée, le vol par ruse, le vol par agression ou par violence, etc. Les vols de moto par agression se commettent dans les endroits isolés, peu fréquentés et dans les quartiers périphériques non éclairés. La manœuvre met en jeu deux ou trois malfrats dont l’un est chargé de jouer le rôle du pas- sager généreux et de requérir une moto qu’il fait conduire à un endroit où ses coauteurs font le guet. Arrivé à l’endroit indiqué, il fait semblant de régler les frais au conducteur en utilisant un billet ou une pièce de monnaie qui exige que soit rendue la monnaie. Le temps dont a besoin le conducteur pour lui rendre ce reliquat suffit aux autres malfrats en embuscade pour jaillir, assommer leur victime et emporter tranquillement leur butin. De nos jours, ces formes d’insécurité ont considérablement diminué à cause des patrouilles et du nouveau système de sécurité dénommé « araignée5 ». C’est plutôt avec les acteurs publics et ces agents de sécurité que les relations sont exécrables.

6.2. Entre conducteurs et acteurs publics, c’est une question de chien et chat

Dans sa contribution à la revue Autrepart sur les lieux de transport dans les Suds, nœuds où se tissent des liens qui structurent les systèmes spatiaux et où s’expriment des rivalités de pouvoir, Lombard (2004) évoque les conflits qui mettent aux prises les autorités compétentes en charge des territoires et les acteurs privés, les chargeurs et les clients. Dans le cas de Lomé, le non-respect des dispositions réglementaires entraîne des sanctions et toutes sortes de tra- casseries policières auxquelles sont soumis les conducteurs. La question de la réglementation du secteur des taxis-motos et celle de l’application des textes existants sont les problèmes qui entravent le bon fonctionnement du secteur. Contrairement aux autres formes artisanales de transport collectif, notamment les taxis collectifs autorisés à opérer dans la ville tout en restant soumis aux différentes démarches réglementaires et aux payements de taxes, le secteur taxis- motos constitue, jusqu’aujourd’hui, une activité dont le cadre réglementaire est encore flou. Il est vrai qu’une réglementation existe mais c’est un cadre général contraignant qui n’a pas reçu l’adhésion des conducteurs. Il s’agit de l’arrêter interministériel de janvier 1996 comportant plusieurs articles relatifs à l’exploitation d’une moto à des fins commerciales. En attendant une éventuelle révision de ce cadre réglementaire, tous les conducteurs devraient en principe se soumettre à trois conditions élémentaires retenues avec les syndicats, à savoir le paiement de la redevance annuelle de 8 000 F CFA au service des impôts, la détention d’une carte grise et enfin la mise en place d’une plaque minéralogique, pour être à l’abri des menaces et persécu- tions policières. Cependant, plus de la moitié des exploitants refusent de payer cette redevance annuelle de 8 000 F CFA. Le service des impôts est obligé de déployer son personnel avec la contribution des agents de sécurité pour organiser des saisies et des rafles.

5 Créé en 2007 pour faire face à la recrudescence et à la récurrence du grand banditisme à Lomé, le

« système araignée » est un dispositif de sécurité caractérisé par un maillage de la ville de Lomé par les patrouilles. L’objectif est de renforcer la police de proximité afin de lutter efficacement contre la crimina- lité sous toutes ses formes en quadrillant toute la ville.

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Au quotidien, l’interaction sociale dans laquelle se placent les conducteurs les expose à un certain nombre de risques d’affrontement avec les agents des impôts et les agents de police. Les agents du service des impôts en charge de la répression du secteur informel illégal sont craints. Leur rencontre constitue un risque majeur. Lorsqu’ils sont assistés de forces de l’ordre, le risque d’être victime de brimades est grand et le plus grave pour le conducteur est la confiscation de sa moto. Pour la reprendre, il faut en effet s’acquitter de tout ce que l’on doit aux impôts depuis que la moto a été achetée et payer les frais de fourrière, ce qui peut équivaloir à une recette de dix jours de travail, voire plus. C’est pourquoi les agents des impôts et les conducteurs jouent au chat et à la souris dans l’espace urbain. Pour éviter ces arrestations intempestives très pénalisantes, les conducteurs en situation irrégulière tentent d’échapper aux forces de l’ordre en violant le code de la route et les feux tricolores lors de fuites, avec pour conséquence des accidents graves de circulation. Les policiers et les gendarmes qui ont en charge la régulation de la circulation profitent de cette situation pour rendre très difficiles les conditions d’exploitation en rackettant systématiquement les conducteurs, même ceux qui respectent la réglementation. Le racket, organisé par les forces de l’ordre en plein jour et surtout la nuit dans les rues, aux carrefours et au grand marché d’Adawlato, est une pratique quotidienne difficile à combattre. Cette pratique s’est instaurée dans le fonctionnement des transports et constitue l’une des gangrènes du système de transport.

Les contraventions des taxis-motos régulièrement victimes d’amendes concernent les violations des feux tricolores, des sens interdits et les interdictions de stationnement.

Les amendes fixées à 5 000 F CFA sont exorbitantes pour les conducteurs, astreints à faire un compte journalier de 2 000 F CFA au propriétaire. Les conducteurs ont alors intérêt à verser des pourboires de corruption de 200 à 500 F CFA voire 1 000 F CFA selon l’ampleur de l’infraction, pour éviter la verbalisation. Le cas le plus flagrant de racket est le « péage policier » (Godard, 1992) que les forces de l’ordre organisent les nuits dans tous les quartiers au cours des opérations de patrouille. Bref, le racket des forces de l’ordre dans le milieu du transport est une pratique rentable pour les policiers et gendarmes au Togo, comme c’est le cas dans la presque totalité des villes d’Afrique au sud du Sahara, et pose le problème de la corruption très présente dans le transport.

De toute évidence, les lieux de transport nécessitent une gestion rigoureuse. Il faut pouvoir gérer les acteurs et les flux d’hommes pour rendre fluide l’espace. Même si cette gestion engendre des compétitions farouches entre autorités et conducteurs, il faudrait pouvoir instaurer un arbitrage entre eux pour éviter les conflits que nous avons décrits. Un lieu de transport, pour fonctionner, implique un ordre, une règle, des méca- nismes de contrôle, de régulation. Sa gestion impose des instances de dialogue que Lomé devra mettre en place pour faciliter la communication entre professionnels des taxis-motos et services publics.

7. Le taxi-moto : un moyen de communication et de diffusion d’informations Au-delà de ces pratiques sociales quotidiennes entre les conducteurs et acteurs publics, les taxis-motos sont des vecteurs de communication souvent utilisés par les services et les partis politiques pour atteindre le public.

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7.1. De la ronde autour des kiosques à journaux à la diffusion spatiale des informations À part les canaux modernes de la circulation des informations que sont les mass-médias et les télécommunications, il faut compter aujourd’hui à Lomé avec les conducteurs des taxis-motos qui sont « émetteurs et outil de communication » (Di Méo, 2010) et servent de moyen de diffusion d’informations. Depuis leur apparition, les taxis-motos ont constitué un des facteurs structurants de l’espace en tant qu’auxiliaires de communication et de diffusion d’informations à travers toute la ville. Après la radio, la télévision et la presse écrite, les oléyia passent pour constituer le quatrième agent de la propagation des informations et des rumeurs du pays comme le dit Agossou (2004), « Les zemijan constituent les principaux faiseurs et diffuseurs de rumeurs, fabriquées parfois à partir des stands de journaux. Parce que l’information journalistique s’y prête dans une large mesure, ils n’hésitent pas à y ajou- ter un grain de sel, et comme leur profession les promène un peu partout à travers les villes, la rumeur gonfle et se diffuse ». Pour l’heure, leur pouvoir de dispersion n’a pas d’égal sur de courtes distances, sur de moyennes distances et même dans un rayon de 15 à 20 km.

Lorsqu’une information tombe dans les oreilles d’un seul conducteur, elle est tout de suite relayée de bouche à oreille et, au bout d’une heure, tous les conducteurs sont au parfum de la nouvelle. Les conducteurs de taxis-motos ne font jamais économie lorsqu’il s’agit de divulguer une information d’actualité. Très bavards et voulant jouer au premier informateur, ils engagent toujours les premiers des discussions avec les passagers sur des sujets privés, socio-économiques, et surtout politiques. On pense à tort que, de par la nature de cette activité, les conducteurs sont sous-informés parce que leur niveau d’instruction est faible et qu’ils n’ont pas de temps pour écouter les informations à la radio et à la télévision. Mais en réalité, ils sont férus de la presse écrite, ce qui explique leurs attroupements réguliers autour des kiosques de vente de presse écrite qui sont leurs lieux privilégiés de socialisation et d’information. Ils y vont soit pour décrypter les titres qui sont à la une, soit pour acheter des numéros aux titres sensationnels. Un ou deux numéros achetés suffisent largement pour tous les conducteurs qui les liront à tour de rôle pour être informé de l’actualité du pays. De tous les kiosques visités à travers la ville de Lomé, l’un des plus importants qui se distinguent au centre-ville en raison des impressionnants attroupements quotidiennement constatés est celui situé à l’entrée du Centre Administratif des Services Financiers (CASEF). Cette place a la réputation d’être une place centrale de convergence des taxis-motos parce qu’elle regroupe parfois plus de 100 conducteurs qui viennent au même moment, non seulement pour se reposer dans l’espace ombragé, mais aussi pour débattre des points de vue exprimés dans les journaux et discuter âprement des problèmes politiques portant sur une décision prise au dernier conseil des ministres, une loi votée à l’assemblée nationale, la chute du régime Gbagbo, la crise libyenne, un fait divers, une ambiance pré ou post-électorale, les activités des différents partis politiques du pays. La ferveur partisane et l’intérêt unanime que remporte le football se traduisent par l’existence de conventions d’échanges quasi-lin- guistiques (Meissonnier, 2007). Le commentaire des derniers matches des éperviers du Togo, du FC Barcelone contre le Real de Madrid, d’Arsenal contre Chelsea, équipes où évoluent des joueurs africains, est un préalable presque incontournable à l’interaction entre conducteurs de taxis-motos qui trouvent ici un terrain opportun pour engager une conversa- tion sans risque de dispute et sans aucun risque de blesser ou d’aborder un sujet qui fâche.

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Amenés de par leur activité professionnelle à circuler dans tous les quartiers et à rencontrer beaucoup de personnes, les conducteurs de taxis-motos sont considérés comme de bons vec- teurs d’informations et sont souvent sollicités par les associations, les institutions internatio- nales et surtout les partis politiques pour participer à diverses caravanes et campagnes de masse.

7.2. Les taxis-motos, vecteurs des campagnes de sensibilisation

Les taxis-motos au Togo s’impliquent positivement dans des actions humanitaires et dans des programmes de sensibilisation sur les problèmes sociaux à travers des cam- pagnes propagandistes auxquelles ils sont souvent associés. Le secteur présente aussi un grand intérêt pour les associations et organisations non gouvernementales qui y trouvent un moyen efficace de communication. L’exemple de l’association anti-sida « Sauvons la vie », développé dans notre thèse, est très éloquent (Guézéré, 2008). Elle a utilisé près de 1500 conducteurs de taxis-motos comme « messagers de l’espoir » contre le sida, et ces conduc- teurs ont accepté d’être des pairs éducateurs formés par cette association pour sensibiliser les populations de Lomé à garder espoir dans la vie face à la propagation du VIH/Sida.

La méthode consiste à capter l’attention du public pendant leur déplacement grâce à leurs tee-shirts et casquettes qui invitent les populations à faire le test de dépistage du VIH ou à changer de comportement. Sur ces casquettes et tee-shirts sont inscrits des slogans tels que

« j’ai fait le test et toi ? », « j’ai changé de comportement et toi ? », « Oui à l’abstinence et à la fidélité », ce qui facilite le dialogue avec les clients qui sont obligés de lire les messages affichés sur le dos du conducteur. Jusqu’à la fin du projet, plusieurs stations de taxis-motos ont été intégrées au programme et tous les conducteurs ont été non seulement indemnisés pour les heures passées en formation ou en réunion, mais aussi ont fait gratuitement le test de dépistage du VIH/SIDA, condition sine qua non pour être messager.

Les taxis-motos sont également associés à toutes les manifestations de promotion des sociétés publiques, para-publics et privées telles que Togotélécom, Togocel, Moov, GTA- C2A, etc. en fin d’année en leur servant de panneaux publicitaires ambulants. Ils offrent également aux leaders des partis politiques un terrain favorable de manipulation pour la récupération politique des différents problèmes des conducteurs et des syndicats. En période électorale et à l’occasion des différentes manifestations politiques et culturelles, ils deviennent de véritables panneaux publicitaires bruyants à travers toute la ville. Les mêmes scènes de liesse s’observent aussi lors des grands matchs internationaux des Eperviers où, en cas de victoire, les taxis-motos deviennent les seuls maîtres des rues et se livrent à des acrobaties très préjudiciables à la sécurité routière.

Par leur nombre, les conducteurs de taxis-motos, composés notamment de jeunes désœuvrés et déçus de la vie, constituent une force qui fait peur aux autorités poli- tiques, tant ils sont facilement manipulables par les partis politiques d'opposition.

Que ce soit à Lomé, à Cotonou ou à Douala, les conducteurs des taxis-motos sont devenus dangereux aux yeux des pouvoirs publics à cause de leur effet de masse et de leur faculté de mobilisation. À la moindre altercation avec l’un des leurs ou après l’arrestation d’un éventuel voleur de moto, ils envahissent les lieux, encerclent les coupables et cherchent à se faire justice en s’appuyant sur la vindicte populaire. À plusieurs reprises, les conducteurs ont manifesté leur mécontentement vis-à-vis des forces de l’ordre dans ces différentes villes, en saccageant les commissariats et en

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bloquant la circulation. De ce point de vue, ils constituent un danger permanent pour les autorités qui dans l’impossibilité de les interdire, doivent trouver une formule efficace pour les organiser et les discipliner, de sorte qu’ils soient bien intégrés au système de transport dans un esprit de collaboration avec tous les acteurs publics.

Conclusion

À la lueur de l’analyse socio-anthropologique des pratiques quotidiennes de l’espace urbain et de la recomposition des liens sociaux induites par les taxis-motos, on comprend donc mieux le rapport que les conducteurs entretiennent avec l’espace urbain d’une part et avec les usagers et les autres acteurs d’autre part. Ils ont réussi à « apprivoiser » un espace pour en faire leur territoire propre (Meissonnier, 2007).

L’urbanisation de Lomé a été non seulement désordonnée, mais aussi caractérisée par un faible niveau d’équipement en services publics et en offres de transport. Dans toutes les exten- sions périphériques, les réseaux de voirie canalisant les flux de déplacements font défaut.

Les quartiers périphériques éparpillés et enclavés sont déconnectés du centre-ville du fait du manque de planification des transports urbains. Notre analyse a mis clairement en évidence une convergence entre les formes urbaines et l’importance des taxis-motos aujourd’hui incon- tournables dans le système de transport. Certes, l’objectif de cet article n’était pas d’analyser la mobilité urbaine induite par les taxis-motos mais plutôt d’apporter un éclairage sur la pra- tique sociale quotidienne des territoires de proximité et l’impact sur la recomposition des liens sociaux, thèmes trop souvent négligés dans l’étude de ce nouveau mode de transport.

Nous avons décrit d’abord la typologie des conducteurs et de leurs territoires avant d’aborder la logique de localisation des stations et des lieux d’arrêt et de rassemblement.

Carrefours, proximité des marchés et des établissements commerciaux, places publiques sont autant de territoires privilégiés qui, au-delà de leur rôle géographique, constituent des lieux quotidiens de socialisation et de communion entre les conducteurs. Ces lieux rendent possibles de nouvelles façons de faire et d’être en ville, soit dans le partage autour de la solidarité professionnelle et sociale qui lie les membres des corporations obligés de mener une vie collective parce qu’appartenant désormais à un seul réseau communautaire, soit dans les pratiques sociales et les discussions familières entre conducteurs et usager.

En considérant la manière dont les groupes sociaux se côtoient dans un esprit de convi- vialité, l’article a permis d’abord de comprendre les différents niveaux de relation de confiance qui existent entre conducteurs et clients autour de la négociation des prix et des discussions mutuelles sur la moto durant les trajets. Mais en même temps, il y a entre conducteur et acteurs publics, des relations conflictuelles et des tensions permanentes qui confirment l’informalité de ce secteur et les difficultés énormes que rencontrent les auto- rités publiques dans la mise en place d’un cadre réglementaire consensuel.

Outre ces échanges de sociabilité, l’analyse nous a amenés à relever enfin le rôle com- municationnel des taxis-motos qui sont perçus comme des vecteurs d’échanges sociaux et des diffuseurs efficaces d’informations. Les conducteurs et leurs syndicats sont de véritables instruments publicitaires et politiques que les services publics, les entreprises privées et les partis politiques utilisent pour marquer leur territoire. Leur participation à toutes les caravanes organisées à Lomé et les messages publicitaires véhiculés à l’endroit du public renforcent leur rôle social et le dialogue quotidien qui existe entre eux et la population.

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Références

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Références

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