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Géographie Économie Société : Article pp.435-443 du Vol.14 n°4 (2012)

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Regards

Géographie, économie, Société 14 (2012) 435-443

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Denise Pumain

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Artisane du développement de la Nouvelle géographie française, Denise Pumain s’est attachée tout au long de sa carrière à édifier des bases théoriques et mé- thodologiques quantitatives. Luttant contre les idées reçues, elle défend l’idée de la ville comme un lieu d’efficacité et de diversité.

* Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS (CRGA), lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée le 19 novembre 2012 à Paris.

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Fonction actuelle :

Professeure émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne Discipline : Géographie

Fonctions passées : Rectrice de l’académie de Grenoble, Directrice de l’UMR Géographie-cités

Denise Pumain

Denise Pumain est née à Montbard (Bourgogne) en 1946. Bonne élève, curieuse de la diversité du monde, elle est très vite attirée par la géographie. Elle entre en Khâgne au Lycée Carnot à Dijon puis à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses. Son chemin est alors tracé. En 1968, dans le cadre de son mémoire de Maîtrise à la Sorbonne, elle réalise avec Marie-Claire Robic, sous la direction de Philippe Pinchemel, une étude sur les migrations vers et à partir des villes françaises grâce à une source inédite, disponible à l’Insee, évitant ainsi une énième monographie de son village de naissance. Elle découvre alors la recherche et effectue ses premiers pas dans la modélisation. Elle part ensuite au Québec, où elle entame, toujours sous la direction de Philippe Pinchemel, une thèse de 3e cycle sur la convergence des écoles de géographie française, anglaise et américaine au Québec, thèse qu’elle soutiendra en 1974.

Durant son séjour au Canada, elle développe et consolide ses connaissances en méthodes quantitatives. De retour en France, elle rejoint l’Université Paris 1 où elle occupera un poste d’Assistante puis de Maître assistante jusqu’en 1981. En 1972, elle inaugure à l’Université Paris 1 le premier cours d’analyse spatiale et de statistique en géographie. Engagée dans le développement de l’utilisation de méthodes quantitatives en géographie, elle participe acti- vement au déploiement de celle-ci en France en organisant et participant à des formations à l’intention de chercheurs et de professionnels. Poursuivant ses travaux sur la ville, elle déve- loppe avec Thérèse Saint-Julien les premiers travaux d’analyse multi-variée sur les profils d’activités et les profils sociaux des villes, travaux qui donneront lieu en 1978 à la publication de l’ouvrage Les dimensions du changement urbain. Elle participera dans le milieu des années 70 à une vaste étude sur les connexions entre systèmes urbains. En 1980, elle soutient une thèse d’État intitulée Contribution à l’étude de la croissance urbaine dans le système urbain français. Cherchant à développer ses propres moyens d’analyse, elle conservera tout au long de sa carrière des liens avec la mathématique, la physique et l’informatique. Aussi entamera- t-elle au début des années 80, une collaboration avec des physiciens autour des questions de la modélisation et de la complexité, à l’Institut National d’Études Démographiques (INED) où elle occupe désormais un poste de Chargée de recherche. Elle découvrira les travaux de Peter Allen sur l’auto-organisation, qu’elle expérimentera dès 1984 sur quatre villes fran- çaises avec Thérèse Saint Julien et Lena Sanders. Ces travaux seront publiés en 1989 dans l’ouvrage Ville et auto-organisation. En 1986, elle est nommée professeur à l’Université Paris 13 et rejoint en 1989, l’Université Paris 1 où elle poursuivra sa carrière. Parallèlement à ses recherches, Denise Pumain a occupé diverses fonctions administratives, direction de labora- toire de recherche, direction de formations, ou encore Rectrice de l’académie de Grenoble.

Elle a également contribué à l’animation scientifique de sa discipline, notamment au travers de la création de la revue Cybergéo qu’elle dirige. Denise Pumain a reçu en 2010 le prix Vautrin Lud, équivalent du prix Nobel en Géographie.

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Vous avez consacré vos recherches à la géographie et aux systèmes urbains. Pouvez-vous nous pourquoi ? Pourquoi la géographie ? D’une façon générale, c’est une curiosité que j’ai sur la diver- sité du monde depuis mes études scolaires. Sans doute entretenue par des professeurs qui étaient particulièrement intéressants dans leur approche de cette discipline, qui savaient à la fois satisfaire une envie d’ailleurs, de diversité, mais aussi proposer une intelligibilité aux différences dont ils essayaient de rendre compte.

Après avoir travaillé sur les migrations et sur la géographie québécoise, vous avez choisi de consacrer vos recherches aux systèmes urbains. Pouvez-vous nous dire ce qui a motivé ce choix ?

Pourquoi les villes ? Je m’y étais un peu intéressée pendant cette année de maîtrise dans la mesure où les statistiques relatives aux migrations étaient détaillées pour toutes les agglomérations urbaines de plus de 50 000 habitants. Elles permettaient à la fois de mesurer l’inégale attractivité des villes pour les migrations, et de dessiner autour des villes des champs migratoires puisqu’on connaissait l’origine et la destination de ces mouvements migratoires. Ensuite, Philippe Pinchemel de son côté avait fait des travaux comparatifs sur les villes à Lille mais aussi avec Françoise Carrière, il avait écrit un livre intitulé Le fait urbain en France, publié en 1963 chez Armand Colin. Il avait continué à travailler sur ces questions en nous y associant, à mon retour du Québec. Ainsi, je me souviens d’un travail mené avec Jean Bouinot, l’économiste. Il s’agissait de déterminer quelles étaient les causes des inégales variations de population des villes françaises (entre 5 000 et 50 000 habitants) et de voir si la couleur politique du maire avait un effet sur le plus ou moins grand dynamisme des villes. On avait été absolument sidérés de voir à quel point les discours étaient très localistes, en termes de causalité. C’est parce que le maire avait fait une politique de logements, pour telle ou telle raison d’action locale que la ville se développait. Mais le discours tenu était un peu toujours le même. On voyait difficile- ment comment imputer à ces seuls facteurs locaux un mouvement qui était un mouvement d’urbanisation assez général. D’emblée, j’avais été intriguée par cette question-là et par la capacité d’action des acteurs locaux dans l’initiative de ce mouvement, sinon son accom- pagnement. D’autant qu’on avait découvert à l’époque que la couleur politique n’avait absolument rien à voir avec le dynamisme urbain.

À partir de là, les choses se sont enchaînées. Bien avant d’avoir terminé le 3e cycle québécois, j’avais envisagé de commencer une thèse d’État sur le sujet de la croissance urbaine dans le système des villes françaises. À l’époque, on était portés par le fait que les Français s’étaient intéressés à leur armature urbaine. Il y avait beaucoup d’écrits là- dessus, chez les économistes régionaux comme Jacques Boudeville et Claude Ponsard…

mais aussi chez les géographes avec notamment la thèse de Michel Rochefort de 1960 sur l’organisation urbaine de l’Alsace et plus tard les thèses dirigées par Pierre George sur les réseaux urbains régionaux. J’étais avec Philippe Pinchemel dans un laboratoire de géographie humaine justement dirigé par Michel Rochefort.

On a également mené un peu plus tard, vers le milieu des années 70, avec Étienne Dalmasso, un programme de recherche pour la Délégation générale à la recherche scien- tifique et technique. Il s’agissait d’étudier la connexion entre le développement des sys- tèmes urbains et l’établissement des réseaux, notamment le réseau de chemin de fer.

J’ai ainsi collecté et constitué une base de données sur l’évolution des villes françaises depuis le début du XIXe siècle. D’autres personnes, dont Pascale Dancoisne, qui faisait

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sa thèse avec Philippe Pinchemel, a collecté les dates d’établissement des tronçons du réseau ferré, à partir d’une source sur La vie du rail. Et on a pu mettre en corrélation ces données. Ayant lu, sur les recommandations de Philippe Pinchemel, un ouvrage de Brian Robson sur l’approche de la croissance urbaine à partir de la mise en relation avec les innovations et des tests des modèles de croissance mais aussi grâce aux outils statistiques et à ma connaissance du Fortran1 acquise au Canada, nous avons pu effectuer des traite- ments statistiques appropriés.

Votre séjour au Québec semble vous avoir beaucoup apporté en termes de méthode et joué un rôle clef dans votre carrière puisque vous avez consacré par la suite une grande partie de vos recherches à développer l’analyse spatiale et la géographie quantitative en France. Pouvez-vous nous dire com- ment vous avez procédé pour impulser une autre approche méthodologique en géographie et si cela a été difficile pour vous ?

Est-ce que ça a été facile de développer la géographie quantitative en France ? J’ai eu la chance de travailler avec une personne qui était ouverte, Philippe Pinchemel, Directeur de l’Institut de géographie à l’époque. Et dès 1971-1972, il m’a confié une unité de valeur destinée aux étudiants de 2e année associant méthode quantitative et analyse spatiale.

C’était pour moi très intéressant parce que je mettais en application tout de suite des choses que j’avais apprises dans quelques petites sessions de formation, ça et là. Mais surtout pendant un stage d’initiation aux méthodes statistiques qui avait été organisé par l’Orstom à Aix-en-Provence en septembre 1971 auquel avaient participé des chercheurs de l’Orstom et d’autres universitaires comme Sylvie Rimbert ou Colette Cauvin. Une chose nous réunissait : une insatisfaction profonde avec l’Agrégation de géographie, d’avoir acquis des savoirs, mais de ne pas avoir de fondements épistémologiques, de fondements scientifiques solides pour les transmettre. Et d’être seulement dans la repro- duction des acquis.

De plus, le développement de l’enseignement de la géographie quantitative a été facilité par le fait qu’assez vite, il y a eu une directive ministérielle enjoignant de développer ces enseignements dans les cursus en sciences humaines et sociales. Dire que ça a été accepté par la communauté, non, pas facilement. On l’a vu à plusieurs reprises par des anathèmes, par des jugements à l’emporte-pièce, de collègues qui ne pratiquaient pas mais qui déni- graient et récusaient. On nous a étiquetées de tâcheronnes prisonnières du chiffre.

Vous avez consacré vos recherches à la définition d’une théorie évolutive des systèmes urbains.

Quelles ont été les grandes étapes dans vos travaux de recherche pour atteindre votre objectif ? Ce qui domine mon parcours de recherche, c’est la continuité, continuité de la théma- tique, de la manière de procéder, qui est un travail toujours à partir de bases de données statistiques adaptées à l’échelle où on travaille. À l’échelle de villes, c’est la méthode qui s’impose. Et dans une recherche collective avec des collègues et des étudiants. Là-dessus, je n’ai pas varié. Au cours de mon passage à l’INED, j’ai eu quelques interpellations pour aller vers une recherche éventuellement plus formalisée ou encore la tentation de me lan- cer dans ce qui se faisait beaucoup là-bas, des grandes enquêtes.

1 Le Fortran (FORmula TRANslator) est un langage de programmation utilisé principalement en calcul scientifique.

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Ensuite, c’est plutôt un enrichissement par la fréquentation d’autres disciplines des sciences sociales, surtout dans le courant des années 90. J’ai fréquenté un groupe qui s’appelle Raison et rationalités en Suisse. Je me suis un peu acculturée aux démarches des sociologues, des juristes, des économistes, des gens de sciences politiques. C’était un élargissement des fondements et une invitation à repenser la démarche théorique en géographie, dans le champ plus large des sciences sociales.

Parallèlement, depuis toujours, j’avais continué une formation en statistiques, en mathématiques, avec des interactions avec des collègues de physique et d’informatique.

Dès les années 1980, j’ai eu la chance d’être en contact avec des physiciens de l’École de Bruxelles et de l’École de Stuttgart pour travailler sur des modèles d’auto-organisation, des modèles de systèmes complexes, avec des vrais programmes permettant de tester des modèles de simulation, d’essayer de les calibrer sur des données d’observation. C’est un exercice très enrichissant qui permet vraiment de mettre à l’épreuve l’opération de formalisation des concepts de sciences humaines, avec tout ce que ça comporte d’incer- titude, d’insuffisance, de difficultés parfois de transfert des notions ; et aussi d’accepta- tion d’un certain contenu formel par les disciplines physiques ou mathématiques, qui ne s’intéressent pas toujours à ce qui semble fondamental à un chercheur en sciences humaines et sociales. Il y a donc eu des périodes de négociation, d’intercompréhension, qui demandent un gros investissement. Finalement, c’est quand, parfois, vous mettez le doigt sur une erreur faite dans une équation ou dans un programme, que les physiciens en face cessent de vous considérer comme une personne qui ne fait qu’apporter des données sur lesquelles expérimenter leurs modèles, et acceptent d’entrer dans un dialogue à un niveau un peu plus profond où vraiment, ils peuvent remettre en question certaines de leurs évidences. C’était sûrement quelque chose qui m’a également beaucoup apporté.

Vous continuez à travailler sur cette même problématique, pouvez-vous nous dire ce qui vous motive aujourd’hui ?

Si je continue, à mener des travaux encore aujourd’hui sur ce sujet, c’est que je viens enfin d’obtenir les moyens financiers et opérationnels de faire des expérimentations de ces modèles de simulation. Et cela va jusqu’à la mise en œuvre de ces modèles sur une plate-forme d’expérimentation de modèles de simulation qui envoie le travail sur des grilles de calcul de manière à réduire la durée des simulations.

Pour vous donner une image, quand nous avons travaillé sur le modèle SIMPOP avec plusieurs collègues, avec Lena Sanders, Anne Bretagnolle, nous étions très fières de nous quand une opération de calibrage nous avait demandé une bonne centaine de simulations, par essai et erreur, en essayant de contourner les inévitables bifurcations pour recentrer les valeurs des paramètres sur des valeurs qui produisaient les résultats qu’on pouvait assimiler aux dynamiques et aux trajectoires observées. Là, les doctorants qui travaillent actuellement avec moi font 180 millions, voire un milliard de simulations sur le même modèle, en redistribuant avec des algorithmes génétiques toutes les combinaisons pos- sibles de paramètres pour cibler le jeu ou les jeux qui répondent véritablement aux objec- tifs qu’on a fixé au modèle. On est dans une période où à la fois la capacité de calcul et les collaborations avec des informaticiens permettent de faire des choses très satisfaisantes : d’entrer dans cette phase de géographie numérique, expérimentale, parce qu’on a beau avoir de bonnes intuitions, de bonnes théories, ou bien tester partiellement les théories par

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des méthodes analytiques, comme on le fait très souvent, reconstruire tous ces résultats dans un modèle où on installe ses hypothèses et sa théorie, et on regarde si ça marche, c’est une autre étape très satisfaisante.

Vous dites quelque part que votre projet de recherche va au-delà d’une simple traduction spatiale des changements sociaux, que finalement vous vous intéressez à l’effet des dynamiques des systèmes de ville sur le changement social. Ainsi, selon vous, l’échelle du système urbain est une des échelles pertinentes pour comprendre le changement social. Pouvez-vous nous donner un exemple concret et expliciter pourquoi cette échelle est pertinente pour comprendre le changement social ?

On est dans une situation paradoxale que je rencontre très souvent en discutant, soit avec des personnes ordinaires, non chercheurs, soit avec les décideurs, soit avec des collègues d’autres disciplines qui posent des questions sur les villes. Très souvent, on a l’impression que les gens sont choqués de ce que les villes continuent à croître, à se développer, alors qu’il semblerait que les aspirations de chacun soient une petite maison à la campagne, tran- quille, au calme, où on puisse travailler à distance avec les moyens modernes. Ils acceptent très difficilement qu’il puisse y avoir une espèce de dynamique autonome de ces systèmes de villes qui ont l’air de s’emballer pour faire croître… Quand on discute avec des cher- cheurs américains, ils assimilent très volontiers la ville à un cancer, ils ont tout de suite des mots extrêmement péjoratifs. Pour eux, il est évident que la criminalité augmente iné- luctablement avec la taille des villes. On a beau leur montrer que statistiquement, ce n’est pas vrai… Il y a tout ce contexte, à la fois d’idéologie, par rapport aux connaissances des sciences sociales quant à une correspondance directe entre les aspirations individuelles et l’organisation collective, et les capacités de la technologie à une redispersion des activi- tés, alors que pourtant, les avancées technologiques anciennes comme le chemin de fer, le téléphone, qui à l’époque avaient été soupçonnées de permettre une redispersion, n’ont pas donné lieu, et au contraire, ont accompagné la continuité de la concentration. Mon travail, c’est non pas de défendre l’idée qu’il faut construire des villes de plus en plus grandes. Je n’ai pas de préconisations à ce sujet. Mais d’essayer d’objectiver cette idée que quel que soit le régime économique, le régime politique, il y a une propension, du fait de l’organisation en réseau des villes, à cette émulation compétitive qui les entraîne vers des accumulations croissantes. Accumulations quantitatives et qualitatives, en valeur également. On le voit avec le renchérissement des prix fonciers dans beaucoup de villes. Et là, bien entendu, les échelles pertinentes pour travailler sont celles des pays au moins, mais souvent des conti- nents, et de plus en plus l’échelle mondiale dans la mesure où les interactions, qui rendent les villes interdépendantes, qui les font donc se solidariser dans cette dynamique, sont de plus en plus développées à cette échelle. Les interactions se font aujourd’hui, pour bien des échanges, à ce niveau-là. Je suivrais sur ce point ce que vous a dit François Bourguignon sur le fait que l’échelle globale est une échelle extrêmement importante pour comprendre ce qui se passe, parce qu’à la fois, c’est quelque chose qui a été créé précisément par cette mise en réseau des lieux habités, peut-être au moins autant que par les interactions internatio- nales entre les États nations ; et en même temps, c’est quelque chose qui réévalue les situa- tions géographiques des villes, et donc leur possibilité de devenir, par rapport à la position qu’elles ont aujourd’hui à cette échelle, que ce soit en termes de poids démographique ou de poids économique. Pour bien des villes, en tout cas dès qu’elles atteignent une certaine taille, c’est à cette échelle que se jouent les interdépendances.

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Pouvez-vous nous dire ce que serait une ville idéale pour vous, sachant que vous vous intéressez à la question sociale ?

Pour moi, en tant que chercheur, il n’y a pas de ville idéale. Il n’y a pas de ville optimale. Il y a une géodiversité des villes, qui est extrêmement bénéfique aux sociétés parce qu’on a tou- jours des lieux de rechange, en cas de catastrophe, en cas de crise d’un secteur dans lequel telle ou telle ville se serait spécialisée. On a des positions de repli quand on habite les très grandes villes et qu’il y a un conflit majeur. On voit la plupart des personnes, dans les moments de guerre, civile ou autre, se replier sur des villes plus petites, où la gestion du quotidien est plus facile. Mais quand on fait des études sérieuses sur les villes les plus écologiques, on se rend compte que c’est dans les plus grandes métropoles que la dépense par habitant en termes de matériaux, d’énergie, d’infrastructures, est la moins grande. Du point de vue strictement écologique, ça peut choquer l’écologie politique, mais c’est ainsi : ce sont les grandes métro- poles qui sont les plus à défendre. Par ailleurs, j’aime beaucoup lire sur les utopies urbaines, même quand c’est de la science-fiction parce que je pense que c’est par l’imagination que les architectes, les urbanistes et même les philosophes ou les écrivains peuvent amener à réfléchir sur nos pratiques, sur nos façons de vivre. Et que là aussi, on a besoin de ce terreau de villes imaginaires comme ressource intellectuelle pour penser le devenir des villes.

Comment définiriez-vous votre posture de chercheur ? Êtes-vous cantonnée dans votre discipline ? Votre posture a-t-elle évolué au cours de votre carrière ?

Je me suis effectivement très bridée de ce côté-là, pour plusieurs raisons. Parce que je viens d’une discipline qui était vraiment lâche et floue, j’ai toujours fait en sorte de n’écrire aucune ligne dont je ne puisse pas répondre. Donc, je me suis toujours cantonnée à traiter de sujets sur lesquels j’avais travaillé et où je pouvais apporter, pas des certitudes, mais en tout cas des propositions que je pensais suffisamment étayées.

Étant une femme, là aussi, je ne voulais pas céder à ce qu’on attendait éventuellement du charme, du flou… que sais-je, du caprice… Je tenais à afficher des positions conformes à ma position épistémologique. C’est vrai que je ne me suis pas accordé beaucoup de liberté, ni du côté de l’engagement parce que je ne voulais pas donner de préconisations pour lesquelles je n’aurais pas eu suffisamment de certitudes scientifiques… J’ai essayé de m’en tenir à cette position, même si dans ma vie sociale ordinaire, je n’ai pas toujours cette même attitude. Aujourd’hui je me laisse aller de plus en plus souvent à dire ce que je pense de la géographie, des sciences sociales ou des autres sciences, en particulier de ce que font nos collègues physiciens ou mathématiciens qui débarquent dans nos disciplines avec des bottes de sept lieues parfois !

Vous parliez du dialogue entre les disciplines. Aujourd’hui on demande aux chercheurs beaucoup d’interdisciplinarité. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ? Pensez-vous que c’est vers quoi on doit aller ? Qu’il faut retrouver une sorte d’ouverture que l’on aurait perdue dans la spécialisation ?

Ce qui est compliqué, c’est qu’il faut les deux. On fait bien de la pluridisciplinarité si on est très fort dans sa discipline, et si on sait en faire respecter les acquis en termes de connaissance des processus dans un certain domaine de la réalité sociale. Dans mon cas, tout ce qui touche à la spatialisation et aux interactions spatiales. Mais on ne peut pas imposer cette vision pour traiter d’un sujet quelconque, dans la mesure où la complexité sociale est constituée précisément de ces regards analytiques dans lesquels se sont spé-

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cialisé des disciplines différentes. On sait très bien que si on ne prend en compte qu’un regard et pas les autres, on fait des catastrophes, comme quand on résout des questions par le tout économique ou par le tout préservation de la biodiversité. Ce qui est très com- pliqué, en particulier dans le développement durable dont vous parliez tout à l’heure, c’est que les injonctions de préservation de l’environnement pour les générations futures, on peut y faire adhérer facilement les individus aussi bien que les collectivités parce que cha- cun est préoccupé de laisser un monde satisfaisant pour ses enfants. Les engagements à la croissance économique et au développement pour les mêmes raisons, on y fait adhérer assez facilement les individus et les collectivités. Mais quand on arrive à l’engagement de cohésion sociale, qui est requis par le modèle, on se trouve engagé dans des structures identitaires qui sont très violemment renforcées par les nationalismes, même parfois à des échelons géographiques encore plus fins, et qui font obstacle à l’identification de l’autre comme une personne à laquelle on doit accorder les mêmes exigences que celles que l’on a pour soi. Dans la mesure où cet enjeu n’est guère pris en charge par les individus ou par beaucoup d’institutions, il faut vraiment en faire une priorité si on veut que le déve- loppement durable remplisse effectivement simultanément les trois exigences, qui sont les trois facettes de la complexité du monde social. Le monde social entendu aujourd’hui planétairement, donc avec des responsabilités en termes écologiques qu’on doit assu- mer également. Je trouve ça passionnant pour les générations actuelles, pour les jeunes, comme défi. Et là, la pluridisciplinarité est requise. Au plan intellectuel, elle implique des négociations pour ce qui est d’imaginer des solutions, elle implique des dialogues.

Bonus

Quelle est votre ville préférée ? Et est-ce qu’il y a un lieu particulier dans cette ville ?

Il faudrait comme Italo Calvino pouvoir en construire une à partir des éléments qu’on aime. Une ville rêvée, ça serait une ville qui aurait la baie de Rio ou la montagne de la Table du Cap, pour toujours garder un œil sur la mer et sur un relief. Une ville qui aurait des jardins, une ville qui aurait un fleuve comme la Tamise ou la Seine. J’aime beaucoup Paris pour l’homogénéité de son urbanisme qui est vraiment exceptionnel dans le monde actuel, à cette échelle. Mais je suis sensible à un certain charme de la puissance et de la démesure dans Manhattan ou dans Shenzhen. J’aime me perdre dans les villes, j’aime oublier le plan des villes et y circuler en toute sérendipité, en quête de découverte, sans avoir ni d’itinéraire précis, ni de point de recherche particulier.

Vous êtes Bourguignonne alors nous ne résistons pas à vous poser cette question : Quel est le vin que vous aimez ?

J’assume mon passé de jeune Bourguignonne à qui on a fait goûter solennellement du bon vin quand elle avait 15 ans, et qui a gardé depuis une sensibilité forte à ces terroirs.

J’aime beaucoup certains crus comme le Volnay ou le Pernand-Vergelesse, avec ce par- fum de cerise qui caractérise les grands crus bourguignons.

Quelle question auriez-vous aimé que l’on vous pose, et que nous ne vous avons pas posée ?

Est-ce que l’opinion des géographes sur l’économie a une importance pour les économistes ? On l’avait prévue. Mais on ne l’a pas posée.

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Sélection d’ouvrages

2012, Multi-agents System Modelling for Urban Systems : the Series of SIMPOP models,  In  Heppenstall A. J., Crooks A.T., See L.M., Batty M. (ed), Agent-based Models of Geographical Systems, Springer, London.

2012, Urban systems dynamics, urban growth and scaling laws : the question of ergodicity,  In Portugali J., Meyer H., Stolk E. Tan E., (ed), Complexity Theories of Cities Have Come of Age : An overview with implications to urban planning and design, Springer, Heidelberg, Berlin.

2010 (dir. avec T. Saint-Julien),  Analyse spatiale : tome 1. Les interactions. Tome 2. Les localisations,  Armand Colin, Paris.

1999 (avec N. Cattan, C. Rozenblat et T. Saint-Julien), Le système des villes européennes, Anthropos, Paris.

1996 (Dir. avec P.-H. Derycke et J.-M. Huriot), Penser la ville. Théories et modèles, Anthropos, Paris.

1995 (avec A. Bailly et R. Ferras), Encyclopédie de Géographie, Economica, Paris.

1994 (avec M. Béguin), La représentation des données géographiques : Statistique et cartographie, Armand Colin, Paris.

1982, La dynamique des villes, Economica, Paris.

1978 (avec T. Saint-Julien), Les dimensions du changement urbain, CNRS, Paris.

1974, Histoire de la Géographie au Québec, Rééd., 2008, Edilivre, Paris.

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