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Géographie Économie Société : Article pp.167-185 du Vol.18 n°1 (2016)

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géographie économie société géographie économie société

Géographie, Économie, Société 18 (2016) 167-185

Comptes Rendus

Gwenaël Doré et Luc Paboeuf (dir.), 2015, Gouvernance locale et entrepreneuriat rural. Regards croisés France-Québec, Institut du Développement Local - La libraire des territoires, 143 pages.

Cet ouvrage est composé de 16 articles, issus d’un séminaire qui s’est tenu à Agen les 5 et 6 février 2015, d’une présentation du livre et d’une conclusion. Comme la plupart des ouvrages issus de colloques ou séminaires, il est destiné plus spécialement aux praticiens du développement territorial et aux étudiants. Gwenaël Doré, dans la présentation, essaie de préciser l’importance et le champ du thème « Gouvernance locale et entrepreneuriat rural » en mettant en lumière les ressemblances et les différences entre la France et le Québec en matière de développement territorial. Il plante en quelque sorte le décor de l’objet de la comparaison. Il nous donne en même temps une présentation de l’ouvrage, en mettant en évidence les apports, multiples, des contributions à la question de l’entre- preneuriat en milieu rural.

Kamal El-Batal, dans le chapitre intitulé « La ruralité québécoise à travers l’évolu- tion des politiques publiques », avance l’idée que le développement local est le produit d’un équilibre entre « les programmes publics de développement rural, les capacités des milieux et les principes de gouvernance synergiques ». L’auteur conclue sur le fait que la ruralité n’est pas toujours présentée dans les politiques publiques au Québec mais que paradoxalement elle constitue le cœur des politiques de développement. On aurait souhaité trouver une analyse sur les effets de ces politiques publiques en termes de gouvernance.

Bruno Jean présente une analyse de « L’évolution des structures publiques, parapu- bliques et autres appuyant le développement entrepreneurial en milieu rural au Québec ».

Il nous montre, à travers la description des dispositifs et instruments mobilisés par les pouvoirs publics, comment le local est devenu un niveau d’action privilégié. Dommage que l’auteur n’ait pas tiré de leçons en matière de gouvernance. Y a-t-il des outils, dispo- sitifs particuliers à certains modes de gouvernance ?

Fabien Nadou, nous transporte sur le vieux continent pour nous présenter un travail sur « Territoires ruraux et entrepreneuriat en France ». Il montre, à partir de statistiques INSEE, l’infl uence urbaine sur les territoires français : 95 % des Français vivent dans des communes sous infl uence urbaine. Par ailleurs, il fait l’hypothèse que les instruments des politiques publiques mobilisés depuis plus de 40 ans ont pour objectif d’améliorer la productivité et que les pouvoirs publics ont du mal à abandonner cette logique. Après

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avoir présenté les Plans État-Région, les contrats territoriaux et le programme LEADER, il analyse le nouveau contexte marqué par la politique nationale de la Ruralité, qui a pour objectif d’améliorer l’attractivité des territoires, en particulier des territoires fragiles.

L’auteur fait l’hypothèse que, peut-être, l’heure est arrivée de proposer des instruments et dispositifs qui développent l’entrepreneuriat collectif, en milieu rural (sous influence urbaine) et qu’un regard particulier soit porté aux « écosystèmes d’affaire ».

La question de « L’entrepreneuriat collectif : ce que le Québec peut nous apprendre » est traité par Patrice Leblanc pour qui ce type d’entreprises a marqué le développement territorial au Québec depuis 150 ans et reste une alternative non seulement économique mais aussi politique - plus démocratique et participative - pour le milieu rural.

André Joyal illustre l’importance de l’innovation territoriale à travers l’exemple de « PME en milieu rural : des exemples de succès québécois ». Cette innovation territoriale prend des formes différentes selon les territoires et les produits, l’invariante étant la constitution et la dynamique du « milieu innovateur ». Ces milieux innovateurs vont jouer le rôle, hypothèse que nous pouvons formuler à la lecture de la contribution pour questionner le phénomène de gouvernance, de dispositifs de gouvernance territoriale où les acteurs vont construire des stratégies, mobiliser des réseaux techniques et sociaux internes et externes.

Le lecteur ne trouvera pas seulement dans la lecture de l’ouvrage de nombreux et riches exemples de développement territorial au Québec et en France mais également des connaissances et de nouvelles idées sur la place et le rôle de l’entrepreneuriat individuel ou collectif dans la dynamique des territoires. Cependant, la gouvernance locale ou terri- toriale semble un peu moins présente dans l’ouvrage.

Eduardo Chia INRA-Montpellier

© 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mario Polèse, Richard Shearmur et Laurent Terral, 2015, Économie urbaine et régionale : géographie économique et dynamique des territoires, Paris, Économica, 394 pages.

En vingt ans, cet ouvrage a bien évolué depuis que Mario Polèse fut responsable in solo de la première édition. L’opportunité m’a été donnée de recenser la deuxième édition pour la revue québécoise Organisations et Territoires alors que Richard Shearmur s’était joint à son collègue montréalais de l’INRS, Culture et Société. S’agissant d’une revue de vulgarisation destinée avant tout à des praticiens du développement, j’avais cru bon de recommander la lecture de quatre des onze chapitres répartis à l’intérieur des trois parties. Cette fois-ci, au bénéfice des lecteurs de GES, je recommande l’intégralité de cette nouvelle édition à laquelle s’est joint Laurent Terral de l’IFSTTAR et rattaché au LVMT de Paris-Est. Entretemps, R. Shearmur a quant à lui rejoint les rangs de l’École d’urbanisme de l’Université McGill alors que M. Polèse1 résiste toujours aux sirènes d’une retraite bien méritée. Tout me laisse croire que l’on peut évoquer la présence d’un nouveau trio appelé à nous rappeler à leur souvenir lors de prochains ouvrages. Suffit,

1 Né comme moi peu après la bataille de Stalingrad.

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pour s’en convaincre, de se rapporter à leur excellent ouvrage sur une France dite « avan- tagée » recensé dans ses pages2.

Le questionnement à la base de l’ouvrage demeure le même que pour les précédentes éditions. On y trouve entre autres :

- Pourquoi les villes existent ? Quel est leur fondement économique ?

- Pourquoi les villes continuent de grandir malgré les problèmes liés à la pollution ? - Quelle est l’efficacité des pouvoirs publics en matière de développement local ? - Quel est l’impact du progrès technologique sur la localisation des activités ?

Le lecteur obtient des éléments de réponse tout en se familiarisant pour certains, ou se re-familiarisant pour d’autres, à des concepts fréquemment utilisés en économie régio- nale : économies d’agglomération, coefficient de concentration et de localisation, grappes industrielles, milieux innovateurs, analyse shif-share. Et combien d’autres tout aussi per- tinents ayant pour toile de fond la question fondamentale : le progrès économique est-il possible sans la transformation continue des paysages et des modes de peuplement ?

Une grande partie de la réponse se trouve dans la première partie, Les fondements écono- miques de la ville, qui comprend quatre chapitres. En s’interrogeant sur la distance, le deu- xième chapitre se termine par une intéressante discussion suscitée par l’interrogation à savoir si avec internet on assiste à la fin de la distance en tant que contrainte économique. Et le quatrième chapitre comprend comme ajout un lien entre l’agglomération et le trop fameux développement durable. On se demande combien de temps va durer cette expression valise.

La deuxième partie La région comme objet d’analyse comprend cinq chapitres dont le premier présente de façon détaillée le modèle de la base économique dont la célébrité m’a toujours étonné. Car n’importe quelle ménagère en train de faire son repassage peut facilement concevoir que l’économie de certaines régions dépend avant tout de produits exportés à l’extérieur, vers d’autres régions ou à l’international3. S’en suit un chapitre comprenant tout ce qui se rapporte au développement régional pour se terminer, comme pour les autres chapitres qui le précèdent par une discussion-question : doit-on considérer le développement régional inégal comme un mal nécessaire ?

Mais, comme il faut bien parler des politiques d’action régionale, place est ainsi faite à la critique. On devine ce que les auteurs pensent des primes à la localisation dont l’inefficacité est légendaire. Effectivement, on ne modifie pas la géographie d’un pays à l’aide de subventions. Tout comme rien ne sert de trop miser sur les investisse- ments en infrastructures publiques. Si l’Afrique a connu ses cathédrales dans le désert, Montréal avec son aéroport soi-disant international dans le « désert de Mirabel » en offre une bien triste illustration4. Pour ce qui concerne les transferts de revenus, les auteurs s’interrogent encore une fois : doit-on se réjouir de leurs effets désincitatifs à la migration ? Bonne question en effet : que faire des quelque 200 villages québécois de moins de 300 habitants et de leurs trop nombreux équivalents français ? Oui, signalent les auteurs, il faut se méfier de la dépendance envers la générosité de l’État, soit ce que les Brésiliens appellent l’assistencialismo.

2 Polèse, Mario, Shearmur, Richard, Terral, Laurent, La France avantagée : Paris et la nouvelle économie des régions, Paris, Odile Jacob, 2014, recensé dans le GES de 2014, pp. 265-271.

3 Ma mère, qui a beaucoup fait de repassage, m’a demandé souvent pourquoi il fallait un doctorat en écono- mie pour comprendre certaines évidences.

4 Ayant mis fin à ses activités au début du siècle, on y a mis la hache au sens propre du terme en 2015.

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Le chapitre sur les politiques de développement local, comme pour les éditions précé- dentes, résume bien la conception que l’on se fait au Québec comme en France de cette approche du développement (par le bas ou endogène) qui attend toujours d’être couverte d’un cadre théorique rigoureux. Par ailleurs, on ne peut qu’apprécier l’ajout d’un chapitre intitulé Développement territorial, information et innovation. Voilà qui est dans l’air du temps. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre connaissance des appels à communica- tions portant sur la définition et le fonctionnement des territoires, sur le rôle des parties prenantes, sur le type de gouvernance souhaité ou existant, sur la transmission de l’infor- mation (effets de proximité) en vue de susciter une nouvelle culture entrepreneuriale.

Trop de choses pertinentes pour laisser place à une discussion ? Ce chapitre, à l’instar des deux précédents, et ceux qui suivent contrairement aux six premiers, ne se termine pas par un débat inspiré d’un questionnement. Dommage, car le lecteur y avait pris goût.

La troisième partie Localisation de l’activité économique ne contient que deux cha- pitres au lieu de trois auparavant. Ils font partie des chapitres pour lesquels j’avais servi une mise en garde aux lecteurs d’Organisations et Territoires étant donné une teneur théorique susceptible de rebuter le lecteur moins aguerri. Ce qui ne devrait pas être le cas avec les lecteurs de GES. Le chapitre X reprend le titre de la partie en mettant activités économiques au pluriel et en ajoutant dans l’espace national. On y trouve le fameux

« triangle de Weber » avec sa plaine homogène sans accident géographique qui fait pen- ser à un lac québécois lors d’un hiver « pré-changement climatique » où on y patine(ait) dans tous les sens. Le frère de Max (et son éthique protestante) a mis l’accent sur les coûts de transport à une époque où l’information ne comptait pas parmi les principaux facteurs de production. S’en suit un autre chevalier teutonique (!), A. Christaller, géographe de son métier, et sa théorie des places centrales dont le développement, aux dires de ce théo- ricien, ne laissait rien au hasard puisqu’elles donnent lieu à une hiérarchie au sein d’un système ordonné5. Le dernier chapitre Localisation des activités et des populations dans l’espace métropolitain traite de la rente foncière en offrant une belle figure, issue d’une simulation pour la France, pour montrer à l’aide d’une diagonale Le Havre-Marseille accompagnée d’un graphique, comment se présente la rente foncière par hectare. Et, dans une section traitant des fondements économiques du centre-ville (apparemment de n’importe quelle ville d’importance : Central Business Districts dans la littérature anglo- saxonne) on trouve d’intéressantes considérations sur les tours à bureaux.

Enfin, ce qui servait d’ultime chapitre dans l’édition précédente se veut ici une conclu- sion générale qui n’en est pas vraiment une avec ses nombreux ajouts : Dynamiques ter- ritoriales, synthèse et prospective. On peut regretter que le mot de la fin ne se termine pas par la question-constat des éditions précédentes : pourquoi une ville ou une région réussit mieux qu’une autre alors qu’elle partage des éléments de taille, de localisation et de structure industrielle semblables, ce qui revient à s’interroger sur les fondements du développement économique et du développement local. Avec cette édition, les auteurs auraient pu ajouter : et du développement territorial.

5 Si une figure représentant les aires de marché dans un système de lieux centraux montre bien les formations en hexagones, curieusement, les auteurs occultent complètement l’œuvre d’un autre auteur de la même époque, pourtant tout aussi renommé : A. Lösch. Une chose qu’aurait déplorée le regretté Claude Ponssard qui, en nous présentant les hexagones de Lösh, insistait pour souligner que lui n’était pas nazi.

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On peut déplorer l’absence d’un index de noms propres, mais on apprécie la mise en page très aérée et un texte agrémenté de nombreux encadrés facilitant la compréhension des différentes sections.

André Joyal Centre de recherche en développement territorial Université du Québec

© 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Anne Bossé, 2015, La visite. Une expérience spatiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 190 pages.

L’ouvrage consiste en une analyse de la visite urbaine en tant qu’expérience spatiale particulière : une expérience collective, moyen de connaissance de la ville et des enjeux urbains mobilisant les compétences du visiteur, éventuellement transformé en public poli- tique. L’originalité de l’approche réside dans le regroupement de types de visite a priori très éloignés, comme la visite d’appartement, la visite d’un ministre en banlieue, la visite de futurs projets urbanistiques, le théâtre de rue ; et dans l’attention portée aux conditions in situ de l’émergence des savoirs et des interprétations, notamment le ressenti kinesthé- sique et la perception visuelle. Anne Bossé enseigne l’urbanisme à l’école d’architecture de Paris Malaquais et est chercheuse au Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités (CRENEAU) à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes. Architecte de for- mation, elle s’est ensuite ouverte à la géographie (doctorat sous la direction de Michel Lussault), la sociologie et l’ethnographie de la perception et de l’action.

L’auteur part du constat d’un développement des visites en milieu urbain, en dehors des musées et châteaux, et d’une multiplication des acteurs concernés. Ces visites permettent la mise en lien des acteurs professionnels et institutionnels, créent un enjeu touristique et de construction d’une identité de territoire, communiquent les projets institutionnels au public, activent la participation des habitants. Des pratiques hybrides entre arts de la rue, urbanisme et sciences sociales voient le jour. La visite en milieu urbain a transformé les espaces urbains en espaces « apprêtés » (expression empruntée à Danny Trom, socio- logue du politique) par le biais d’objets d’aménagement, de travaux de remise aux normes, d’actes d’entretien, jusqu’à être régis par l’activité de la visite et notamment par l’« esprit panoramique » (notion déjà travaillée par l’auteur dans un article précédent). L’hypothèse d’une « disneylandisation » (diffusion d’un modèle urbanistique étudié par Sophie Didier, géographe), c’est-à-dire d’une insularisaton, d’une sécurisation et d’un contrôle de l’es- pace public urbain est habituellement utilisée pour ausculter leur évolution. Dans ce cadre, l’expérience du visiteur est pensée à l’aune de la rupture entre quotidien et hors quotidien et de l’expérience touristique, et non pas comme une activité en soi. L’auteur cherche ici à investir et à questionner le visiteur, figure des seuils, à la fois passant (plus gênant que celui d’Isaac Joseph) et habitant (moins appartenant que celui de Luca Pattaroni, lui aussi sociologue urbain). Et ce, en travaillant sur des modalités plus fines des façons d’être en ville, dans le sillage de Joan Stavo-Debauge, philosophe pragmatiste, en s’intéressant au personnage lui-même, par le biais d’une investigation empirique du visiteur dans sa dimen- sion ordinaire. Le travail de recherche repose ainsi sur la méthode ethnographique, déjà

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appliquée en milieu urbain par le sociologue urbain Jean-Paul Thibaud, avec la technique de l’observation participante pour saisir toutes les facettes de l’action du visiteur et l’écoute du public pour saisir la dimension réflexive du visiteur.

L’ouvrage est composé de trois chapitres. Le premier, « Du visiteur fantôme aux réali- tés multiples de la visite » réordonne l’appareillage théorique d’interprétation de la visite.

On y trouve une définition très large de la visite, basée sur les champs public et privé, institutionnel, touristique et intime. Il s’agit d’un mode d’accès à l’espace, qui active la figure du seuil et du lien. Le chapitre se poursuit en quatre points. Premièrement, à tra- vers un inventaire des discours communs sur la visite, se constitue une typologie de sept modalités de cette expérience spatiale, autant de modes de connaissance du plus rationnel - voir, c’est comprendre - au plus sensible - éprouver, c’est connaître. Deuxièmement, une investigation pluridisciplinaire du domaine de la recherche ayant pour objet la visite argumente, à la faveur d’une approche médiologique de la visite, pour un usager com- pétent et non pas conduit et dirigé, comme dans les travaux sur la visite patrimoniale de Catherine Bertho-Lavenir, historienne de la culture. Ensuite, la reconstruction du début du questionnement théorique sur la visite au XIXe siècle, dans le cadre des débuts de la sociologie empirique et de l’apparition de dispositifs de visualisation dans la ville récuse la conception du voir comme pouvoir : la visite engage une forme de présence.

Enfin, la stabilisation de l’approche théorique, dans le sillage d’Isaac Joseph aboutit à une

« microspatiologie » (terme créé par Laurent Devisme) de la visite. La microspatiologie est dérivée de la microsociologie et de l’interactionnisme symbolique, dont la Sociologie de l’Acteur Réseau élargit le cadrage, et nourrit à son tour la géographie qui a pour projet de réhabiliter l’individu. C’est le cas de celle de Lévy et Lussault, créateurs du concept de spatialité, à la jonction entre l’espace et l’action. La visite est une situation, voire une expérience (au sens d’expérimentation chez Dewey) spatiale, elle ne relève ni de l’iden- tité individuelle ni du statut social. Le public, dès lors, se mue en véritable « communauté d’aventure » (définition due à Louis Quéré, sociologue de l’action et épistémologue), co- productrice de connaissance lors d’une épreuve sensible. Ainsi la performance de la visite urbaine se jugerait à l’aune du savoir produit sur la ville.

Le deuxième chapitre, « Connaître à l’œil nu », rend compte de l’action du visiteur.

Plus particulièrement, de l’action de connaissance, de son engagement d’abord corporel et émotionnel, enfin de sa montée en expertise qui produit une performation de l’espace.

Il est basé sur un terrain comprenant des visites en majorité institutionnelles dans le champ du logement et de l’architecture publics. Ce terrain a permis de saisir le rôle déter- minant du ressenti corporel et des interactions du corps avec l’environnement, les objets et les autres participants. Et ce, y compris quand préexistent des constructions mentales ou en présence d’un guide ou médiateur matériel ou humain, avant ou pendant la visite.

Une palette diversifiée de modes de présence de l’espace, du plus lisse au plus trituré, se manifeste (l’auteur se réfère ici à l’ethnographie de l’action d’Albert Piette). Les visiteurs étudiés sont présentés comme plus ou moins experts de la critique et du jugement, acqui- sition d’expertise que permet aussi la répétition des visites. On passe d’une connaissance à l’œil nu qui voit et qui fait se générer des impressions, des émotions, à une connaissance à l’œil habillé ou mobilisé, qui regarde, intentionnel. Une objectivation du savoir émerge, grâce au chaînage des savoirs des autres participants, du guide ou médiateur. Il y a de plus en plus de préparation et d’anticipation de la visite, dans une maîtrise corporelle. Le

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visiteur compare et interprète plus qu’il ne perçoit, aidé par la prise de photographies. En poursuivant dans l’échelle de l’expertise, on oscille entre les deux modalités de connais- sance, en incluant les usages de l’espace, avec un « savoir corps ».

Le troisième chapitre, « Éprouver en commun », anime le rassemblement qu’est la visite, cimenté par le marcher ensemble ; il rend compte de la dimension collective de la visite, des conditions de l’expérience en commun, du jeu des rôles et de la question spatiale, et des transformations des visiteurs. Il est basé sur un terrain comprenant des visites exclusivement touristiques en milieu urbain : « expéditions urbaines », théâtre de rue. Cela permet de sortir de la vision d’un groupe homogène, de saisir l’importance de la logistique dans l’acte de franchissement et de l’accessibilité de l’objet du regard, ainsi que d’un équilibre entre discipline et constitution d’un rythme commun. Le visiteur peut s’en- gager et accomplir un travail réflexif soutenu par le collectif. Une visite est avant tout une imbrication de circonstances telles que les conditions climatiques, le rythme, le parcours, l’énergie globale qui la traverse et qui peut conditionner l’écoute et l’attention. Le rapport à l’espace est déterminé par l’expérience du franchissement (inédit) d’un seuil ; s’ensuit l’activité scopique du regard accompagné. La gestion logistique, garante de la supériorité du collectif, repose sur un travail en amont de préfiguration de la part de l’organisateur, y compris du lieu de rendez-vous et du moment du départ. Elle se poursuit par un travail du corps de l’organisateur qui établit une allure, se comporte en éclaireur ou distribue les temps de parole, notamment quand plusieurs intervenants sont prévus ; elle est aussi assu- rée, de manière plus informelle, par la visibilité mutuelle des visiteurs et le code de bonne conduite. Toutefois, on observe un flottement de l’attention chez les visiteurs, un « mode mineur » de la situation de visite (l’auteur se réfère évidemment à Piette) qui profite des déplacements du corps dans l’espace. Sur le versant de l’attention, la logique scopique domine avec le choix mûri de la bonne place. La situation de visite légitime le contenu qui y est transmis, même quand celui-ci est invraisemblable, surtout quand le visiteur est pris à contre-pied de ses convictions. Toutefois, la compétence du visiteur, les liens avec l’espace visité, la trajectoire biographique, la culture urbaine et architectonique, ressur- gissent et en conditionnent la réception. L’espace visité doit alors être traduit en espace explicité et espace preuve et une vision de la ville doit être proposée et partagée. Encore une fois, ces dynamiques sont efficaces grâce à l’ancrage dans le corps, la mémorisation corporelle qui permet une meilleure intelligibilité de l’espace et, in fine, son appropria- tion. Ces dynamiques sont d’autant plus à l’œuvre que le contenu de la visite concerne le futur de la ville ; dans ce cas, en plus de l’ancrage dans le corps, le visiteur fait aussi œuvrer son imaginaire et son outillage conceptuel spatial. Ainsi, l’adhésion au projet urbain n’est pas présumée, elle est évaluée et qualifiée. Le visiteur devient ainsi acteur, se sent impliqué : c’est là que se loge le politique dans la visite. Plus encore, il acquiert des ressources interprétatives qu’il réinvestit dans d’autres problématiques et d’autres lieux. Dans la conclusion générale, l’auteur évoque la ville préventionniste, constituée de multiples accessibilités différenciées en réponse à la diversification des usages dans les espaces publics et aux potentialités de conflit plus nombreuses. Elle fournit également les modes d’emploi à celles-ci, par exemple les « règles du vivre ensemble ». On y retrouve la visite en tant que nouvelle expérience urbaine où l’on traverse d’un espace à l’autre, on change de spatialité tout en étant aidé, rassuré et assuré d’acquérir des ressources de compréhension des conditions d’existence d’un monde commun.

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L’ouvrage s’inscrit dans la tendance à une science souple, visant à la connaissance pré- cise d’une catégorie de phénomènes dans le sillage des interactionnistes. Il est empreint de pragmatisme et a le mérite de valoriser, en la poursuivant, la totalité de l’œuvre d’Isaac Joseph, si féconde pour le renouvellement de la géographie et la création d’une géo- graphie de l’action. Il est solidement ancré sur un terrain ethnographique qui lui four- nit les preuves de son argumentation. Pluridisciplinaire, rédigé dans un style pétillant, il apporte une réelle contribution à la compréhension de la visite urbaine - restitution d’une épaisseur empirique au visiteur-, voire de l’expérience spatiale urbaine tout court, fût-elle institutionnelle, touristique ou intime. Grâce à une prise de position claire à la faveur d’une visite « ambivalente », il permet de repenser la politique de la ville vers plus de participation et de co-construction. Au détour de cette analyse de la félicité (l’auteur se réfère souvent, en filigrane, à l’ŒUVRE de Latour) de la visite, émerge un savoir sur la distribution des rôles, dans une situation collective, du ressenti kinesthésique, de l’interaction avec l’espace et les autres, de la vision, de l’interprétation et du jugement.

Cette analyse poursuit potentiellement la réflexion de l’ethnographie des sens, à peine citée en note de bas de page (spécifiquement, l’ouvrage dirigé par Paul-Louis Colon, Ethnographier les sens, Paris, Petra, 2013). On regrette que la posture pragmatiste n’ait pas été poussée jusqu’au bout avec une analyse heuristique du terrain, que l’on devine très riche : la typologie des sept modalités de visite avec l’importance du ressenti corporel, certes basée sur le discours commun, oriente l’analyse du terrain dès le premier cha- pitre. Enfin, comme cela apparaît clairement dans la conclusion, l’objet visite semble trop se diluer dans l’expérience spatiale urbaine, voire potentiellement dans d’autres expériences spatiales déambulatoires qui amènent à être dans des lieux nouveaux. Par exemple, l’itinérance récréative telle qu’analysée par Libéra Berthélot (« Les récits d’expérience pour mieux cerner les arrangements des pratiques itinérantes contem- poraines - Dépassement de la logique dialectique et apport de l’après-tourisme ? », in Cousin, S., Gravari-Barbas, M., Jacquot, S., Tourisme - Concepts et méthodes à la croisée des disciplines, Actes des 1res Doctoriales du Tourisme, 2011) montre aussi les limites d’une grille de lecture dichotomique des pratiques spatiales, récréatives dans ce cas (par exemple, quotidien/ hors quotidien).

Chiara Kirschner Doctorante en Géographie UMR PACTE, Université Grenoble-Alpes

© 2016 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Christine Liefooghe, 2015, L’économie créative et ses territoires, enjeux et débats, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 244 pages.

L’ouvrage collectif proposé par Christine Liefooghe, développe un thème de plus en plus débattu autour de la notion d’économie créative ou encore de la créativité comme un input économique. Les spécialistes réunis autour de la chercheuse lilloise mettent en regard cette notion avec les localisations territoriales, posant ainsi le problème de la spé- cificité culturelle et historique de la créativité. On dispose alors d’une réflexion très com- plète et d’un panorama large qui prend en compte divers aspects du problème.

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La thèse défendue ici est séduisante mais avec des aspects controversés et contradic- toires. En effet, parler de ressources culturelles et territoriales, c’est entrer dans la critique du capitalisme tel qu’il s’est développé dans le contexte de forte croissance. Dans ce cas, la ressource est un « gisement » disponible pour l’économie qui en dispose. En d’autres termes, on parle de « dotations de facteurs » pour un pays, une région, une ville ou un territoire. Pour dépasser cette vision très productiviste de la ressource comme combinai- son de facteurs de production disponibles, il faut entrer dans la genèse de la production de ressource. La culture et la créativité viennent alors jouer un rôle de vecteur d’actifs, c’est-à-dire de ressources valorisées. La caractéristique de l’économie créative tient donc dans cet amont de la production où se jouent toutes les transformations. Les exemples de ressources culturelles qui produisent de la valeur abondent dans l’ouvrage. La ville de Saint-Étienne par exemple a développé une spécialisation dans le design industriel en

« sublimant » sa tradition déclinante dans l’industrie manufacturière. Le grand avantage de la ressource culturelle est évidemment d’être inépuisable comme l’est l’imagination humaine. Bien entendu, la créativité ne se décrète pas et pour une « succès story », com- bien d’échecs ? Il reste que la mise en évidence de l’économie créative ouvre des perspec- tives importantes dans la réflexion sur le développement. Notamment elle fait apparaître l’importance du processus de construction sociale.

L’ouvrage développe son analyse à partir de trois questions qui structurent les trois parties.

La première partie s’attache à la question du modèle général de l’économie créative.

Dans cette partie, l’interrogation porte sur les spécificités du phénomène créatif dans son rapport au type d’activité et à la ville elle-même. Le premier chapitre s’interroge sur la pos- sibilité d’un modèle particulier de créativité qui serait européen. Cela permet aux auteurs de tirer quelques conclusions heureusement prudentes sur un effet culturel européen mis en regard d’un autre qui serait américain. Le chapitre suivant porte sur le cas de l’horlogerie suisse et montre comment les activités culturelles peuvent transformer l’industrie pourtant marquée par l’absence de spécificité. Ce chapitre est d’autant plus intéressant qu’il reprend le rapport créativité et développement territorial sur le cas emblématique du Jura suisse dans lequel l’économiste de Neuchâtel, Denis Maillat avait développé la notion si riche de milieu innovateur. Les auteurs du chapitre sont d’ailleurs les continuateurs du travail de Maillat.

Enfin, le troisième chapitre aborde la question urbaine et, s’appuyant sur le cas de Berlin, livre une réflexion sur le passage ténu entre ville de création et ville créative. Au terme de cette première partie, il reste une question pendante non véritablement tranchée : l’écono- mie créative est-elle une alternative ou une adaptation au capitalisme ?

La deuxième partie focalise l’attention du lecteur sur le substrat théorique qui sous- tend l’analyse de l’économie créative, qui est la théorie de la « classe créative » déve- loppée par le géographe américain Richard Florida. Cette thèse pose l’existence d’une certaine catégorie de la population, notamment en milieu urbain, qui aurait une capacité créatrice particulière en corrélation avec sa position sociale. Dans ce cas, ce n’est pas le territoire qui crée la spécificité mais une certaine classe sociale, quel que soit le lieu de résidence de cette classe. Quatre chapitres développent cette entrée. Le chapitre quatre reprend le cas des diplômés « bohèmes » au Royaume Uni. Le chapitre cinq, œuvre d’un spécialiste de Florida (sa thèse, citée en bibliographie, a fait date sur le sujet) tente une application de la théorie de la classe créative et de sa dynamique en France. Le chapitre six utilise la tension entre classe créative et lieu créatif en s’attaquant à une question

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épineuse qui est celle de savoir qui innove : est-ce le territoire (milieux innovateurs) ou certains acteurs (classe créative) ? Pour cela, l’auteur revient sur les mobilités, clé d’ana- lyse dont les géographes sont friands. Enfin, le chapitre sept illustre la dynamique de la classe créative sur des cas exemplaires comme Saint Étienne (la biennale du design), et Roubaix (la piscine, etc.). L’analyse vise à repérer les résidents créatifs et leur distribution dans l’espace urbain.

La troisième partie se concentre sur les conditions concrètes d’application qui font passer l’activité créatrice à une dynamique de développement territorial. Le chapitre huit décrit l’évolution structurelle de l’industrie textile avec ses difficultés et ses avancées. On étudie alors un développement des forces de résilience ou de rebond à partir de l’activité textile afin de mettre en lumière les conditions de l’innovation. Il suit une déclinaison de différents cas de figure dans des situations très disparates permettant de disposer d’un panel de cas propre à tenter une généralisation. Ainsi, le chapitre neuf rappelle les enjeux particuliers du développement du secteur de l’image qui a toujours été un secteur pion- nier de l’innovation créative (que l’on se souvienne du phénomène Angoulême il y a plus de trente ans...). Le chapitre qui suit rappelle que cette forme d’innovation n’est pas l’apanage exclusif des pays industrialisés de longue date. Avec le cas indien de Mumbai Pune, on sort du seul exemple de Bangalore longtemps vu comme une quasi-anomalie et le lecteur se projette dans la globalisation où, en milieu urbain, les phénomènes d’innova- tions créatives sont clairement mondiaux. Enfin le dernier chapitre de cette partie apporte un nouvel horizon avec l’analyse de réseau dans ce type d’économie. En particulier, on y discute de façon convaincante de l’interconnexion entre réseaux économiques et réseaux socioculturels. Ce chapitre est heureusement placé en dernier mais il aurait pu figurer en conclusion de l’ouvrage. En effet la nature de la ressource évoquée ici, qui est, comme on l’a dit, non pas une dotation mais une construction sociale exige l’intrication de l’écono- mique et du culturel voire de l’ethnographique.

Au total, cet ouvrage, très complet, bien écrit et bien documenté représente un intérêt manifeste pour qui, chercheur, étudiant ou honnête homme, veut en savoir plus et mieux comprendre la nébuleuse des phénomènes de revitalisation de la ressource économique par la créativité. Les exemples concrets alternent avec les définitions conceptuelles et les références bibliographiques. On note également un souci de clarté dans l’écriture.

Il reste sinon des objections, du moins des points de discussion à poursuivre dans ce bel ouvrage.

Dans sa conclusion, Christine Liefooghe défend l’idée selon laquelle le développe- ment de l’économie créative par les politiques publiques relève du choix « [soit] d’un modèle économique, [soit] d’un modèle de société ». On aurait pu s’attendre à ce que l’ouvrage tranche plus clairement sur les dynamiques autonomes de ce type d’innovation.

Plus qu’une approche volontariste, on voit bien les risques que peuvent entraîner les éco- nomies créatives en désorganisant les marchés structurés et protégés et provoquant les phénomènes d’« uberisation » dont a pu parler à propos de cette entreprise qui dérégule le marché des taxis. Dans ce cas, l’économie créative déstabilise le capitalisme. Mais on peut aussi argumenter qu’en faisant naître des ressources nouvelles et illimitées, le pro- cessus de créativité redynamise le système et dépasse la crise du fordisme. Pour y voir plus clair il faudra sans doute sérier des catégories d’activités créatrices et en déterminer les effets différenciés sur la dynamique économique.

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Une autre interrogation ressort à la lecture du livre. Il s’agit de la nature des acteurs engagés dans le processus. De ce point de vue, la référence quasi-exclusive à Florida limite l’horizon des acteurs à une classe spécifique, définie non pas par son appartenance à un territoire de nature géographique donné mais à des caractéristiques comportemen- tales et culturelles quelle que soit la nature intrinsèque des lieux de résidence et d’action de cette classe. Dès lors l’action publique est vite ramenée à celle de l’État sans véritable attention portée à la gouvernance territoriale.

Enfin, la lecture de l’ouvrage nous montre que nous sommes probablement à l’aube d’une période complexe où relations sociales et économiques vont se combiner de plus en plus intimement, ce qui va amoindrir la rupture traditionnelle de l’économie moderne entre processus de production et mode de vie sociétale. Les acteurs cherchent à se reconnecter à leur propre destin économique. Le fait est évoqué en conclusion avec les phénomènes relativement récents de coworking, de Living Lab et de Fab Lab, que l’on peut définir comme de l’innovation sociale. Or, il semble bien que ces éléments soient éminemment urbains. L’ouvrage l’aborde factuellement mais dans les débats à venir, il sera crucial de démontrer que cette évolution du capitalisme est avant tout une manifesta- tion de l’« urbanité » dominante comme marqueur du système.

Bernard Pecqueur Laboratoire PACTE, Université Grenoble-Alpes

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Françoise Dureau, Thierry Lulle, Sylvain Souchaud et Yasna Contreras (dir.), 2015, Mobilités et changement urbain à Bogotá, Santiago et São Paulo, Rennes, Coll.

Espaces et Territoires, Presses Universitaires de Rennes, 440 pages.

L’urbanisation des plus grandes villes latino-américaines, historiquement caractérisée par sa rapidité, sa jeunesse et son intensité, a connu ces dernières années une nouvelle phase de développement. En termes de dynamiques démographiques, on assiste à une forte diminution de leur croissance, désormais alimentée par le poids naturel ou par la migration d’origine urbaine au lieu de l’exode rural. Par ailleurs, la mondialisation contri- bue à accroître et à complexifier les dynamiques de mobilité et à renforcer les inégalités sociales par l’intermédiaire de nouvelles formes de production de l’espace urbain. Face à des contextes de plus en plus globalisés, ces métropoles connaissent également une forte circulation de modèles culturels et politiques qui se traduisent souvent par de nouvelles formes de gouvernance.

Comment évoluent les inégalités sociales, les divisions sociales de l’espace dans les villes latino-américaines ? Certaines pratiques de mobilité et certaines politiques contribuent-elles à les accroître ? Ce sont ces questions auxquelles l’ouvrage collectif

« Mobilités et changement urbain », dirigé par Françoise Dureau, Thierry Lulle, Sylvain Souchaud et Yasna Contreras, cherche à répondre. Cette publication est le fruit d’un pro- gramme de recherche collectif METAL (Métropoles d’Amérique Latine dans la mondia- lisation : reconfigurations territoriales mobilité spatiale, action publique) et réunit des contributions d’une vingtaine de chercheurs d’origines disciplinaires diverses telles que la géographie, l’aménagement, la sociologie et la démographie.

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L’ouvrage est marqué par deux partis-pris théoriques principaux. Dans un premier temps, une approche globale de la mobilité est choisie afin de saisir les articulations entre les différentes formes de mobilité et leurs conséquences en termes d’inégalités dans les métropoles latino-américaines. La notion de « mobilité spatiale » permet d’appréhender la diversité des formes de mobilité (telles que la mobilité quotidienne, la mobilité rési- dentielle, la migration interne et la migration internationale), leurs caractéristiques spa- tio-temporelles, ainsi que leurs effets territoriaux. De même, le choix de cette approche contribue à inscrire les habitants au cœur de l’étude : « par leurs migrations depuis ou vers la métropole, leurs mobilités résidentielles au sein de l’espace métropolitain et leurs pratiques spatiales quotidiennes ordinaires, les habitants participent à la production à la transformation de la métropole qu’ils habitent ou dans laquelle ils investissent » (p. 13).

Il s’agit ainsi d’analyser les processus d’interaction entre les habitants et les différents acteurs urbains, sociaux et économiques.

Une autre singularité de cette publication renvoie au choix d’une approche compara- tive entre les métropoles de Bogotá, Santiago et São Paulo. Le recours à cette démarche a pour but d’éviter deux difficultés fréquentes : d’un côté la focalisation sur les spéci- ficités locales sans prendre en compte le rôle des dynamiques transnationales (comme la métropolisation et la circulation des modèles de gouvernance) ; de l’autre, un regard trop généraliste de différents contextes. Dans cette perspective, les auteurs cherchent à équilibrer les évolutions métropolitaines qui découlent de la mondialisation et le poids des singularités locales. La comparaison est mise en œuvre à travers une méthodologie commune appliquée aux trois métropoles, ce qui permet de produire des données com- parables. Dans chaque ville, les auteurs tracent une première analyse à l’échelle métro- politaine, basée sur l’exploitation des recensements existants et des études de cas des quartiers illustrant les principaux enjeux soulignés.

L’ouvrage s’organise en dix chapitres qui abordent des thématiques diverses. Les deux premiers chapitres, qui servent de préambule, sont consacrés à la présentation des trois métropoles choisies et des principales approches méthodologiques mises en œuvre. Le premier chapitre cherche à démontrer l’apport d’une réflexion comparée entre ces trois métropoles sur les changements qui affectent les métropoles latino-américaines depuis 1980. Cette première introduction permet de tracer un tableau général des principales dynamiques économiques et démographiques qui ont marqué les trois métropoles dans les dernières années. Par la suite, le deuxième chapitre a pour objectif de décrire le dis- positif méthodologique construit par les auteurs et son apport à la démarche comparative.

Dans un premier temps, les recensements sont utilisés afin d’établir un diagnostic compa- ratif des nombreuses dynamiques qui touchent ces espaces au cours des dernières années : les processus d’expansion urbaine, l’évolution du parc de logements, les ségrégations résidentielles. Dès lors, plusieurs zones fines d’enquête sont choisies selon plusieurs cri- tères tels que leur localisation, leur dynamique démographique, leur composition sociale, les caractéristiques du marché du logement etc.

Ensuite, les chapitres III et IV portent sur les évolutions des configurations socio-spa- tiales des trois métropoles. Le premier revient sur l’évolution des dynamiques démogra- phiques et de peuplement des trois métropoles en question. Salazar et al. abordent les impacts de processus tels que l’étalement urbain et la perte de population des centres sur la division sociale des espaces métropolitains en fonction de la distance au centre. La

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démonstration passe par l’hétérogénéité des dynamiques de peuplement et des territoires qui se transforment et s’intègrent aux métropoles. Par ailleurs, le travail de Dureau et al.

met l’accent sur les évolutions des modèles de ségrégation depuis les années 1980 afin de comprendre si les changements récents du modèle de développement urbain des villes latino-américaines est articulé à une inflexion du schéma classique de ségrégation qui a marqué l’urbanisation de ces métropoles. Ainsi, on constate que le développement binaire centre-périphérie qui a marqué le développement de ces villes donne lieu à de nouvelles divisions sociales à différentes échelles métropolitaines, bien que la présence d’échelles fines de ségrégation ne permette pas de nuancer la ségrégation au niveau macro. Une des originalités de l’étude consiste à repérer la perception de la ségrégation du point de vue des habitants, révélant des résultats très hétérogènes dans les trois métropoles étudiées.

Dans les chapitres qui suivent, l’attention se tourne vers les différentes dynamiques de mobilité. L’étude de Fusco et al. appréhende les situations migratoires très diverses dans les 3 métropoles. Les auteurs s’interrogent sur les modalités d’insertion des migrants internes et internationaux (au-delà de l’accès au logement et à l’emploi) et les effets urbains de leurs pratiques, ce qui permet de mettre en évidence le rôle des migrants dans la production de la ville. Les auteurs constatent certains phénomènes souvent observés dans les processus migratoires : la concentration spatiale des personnes d’une même ori- gine et la prédominance de migrants dans certaines activités économiques. D’ailleurs, la migration semble souvent s’accompagner d’une évolution du statut de l’occupation, ainsi que de la localisation du logement. Dans la même lignée, le chapitre 6 se penche sur l’étude des émigrants provenant de São Paulo, Bogotá et Santiago en Europe. Giroud et al. cherchent à saisir les différentes formes et intensités du rapport de ces émigrants avec leur ville d’origine, ainsi que leurs formes d’appropriation du territoire dans trois villes européennes : Paris, Lisbonne et Barcelone. L’expérience migratoire et l’expé- rience urbaine des villes européennes affectent directement le rapport des migrants latino- américains à leur ville d’origine en ce qui concerne leurs représentations et d’éventuelles stratégies de retour.

Le chapitre 7 porte sur les mobilités résidentielles, en observant leur intensité pour les différentes catégories d’habitants et les redistributions du peuplement qu’elles génèrent dans ces territoires : « loin d’être le fruit du hasard ou, à l’inverse, le seul produit méca- nique des logiques du marché ou des politiques des pouvoirs publics, les choix résiden- tiels résultent d’arbitrages complexes qui engagent différentes dimensions de l’existence ou de la vie sociale des individus et des ménages » (p. 209). Dans ce contexte, Dureau et al. s’interrogent sur le rôle des facteurs comme le lieu d’emploi et le réseau familial sur le choix de localisation résidentielle. De même, l’accent est mis sur la croissance du poids des périphéries dans les parcours résidentiels, qui s’articule à une diversification graduelle de l’offre du logement. Le chapitre 8 traite de l’accroissement considérable des mobilités quotidiennes et des inégalités qui en découlent. Dans la dernière décennie, on constate une crise des transports en Amérique Latine qui conduit à l’émergence de plu- sieurs politiques de transport cherchant à renforcer l’offre de transport public (tels que les BRT, l’intégration tarifaire, la modernisation des anciens réseaux de métro etc.). Pourtant, les auteurs démontrent que l’investissement en nouvelles alternatives de transport public n’a pas réussi à atténuer les écarts en termes de mobilité : les classes aisées sont toujours favorisées par un logement bien localisé ou par la possession d’une voiture, alors que les

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classes populaires, notamment celles qui habitent dans les périphéries, sont affectées par cette dégradation. Cela les conduit à adopter des stratégies de mobilité, comme limiter leurs déplacements et explorer les ressources de proximité.

Les deux derniers chapitres se centrent sur deux espaces-clés des processus de métro- polisation. Le chapitre 9 s’intéresse aux changements que les espaces centraux des villes latino-américaines ont connus dans les dernières décennies. Cette étude permet souligner les tendances communes observées dans les espaces centraux de São Paulo, Bogotá et Santiago, comme une inflexion du dépeuplement des centres et un retour en ville. Les auteurs tentent de nuancer le rôle de la gentrification dans ces espaces (qui jusqu’à présent n’est identifiable que dans quelques territoires restreints) et de démontrer leur diversité sociale. Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’analyse des ménages populaires en périphérie, en se focalisant sur leurs pratiques, trajectoires et stratégies résidentielles. Ici, Lulle et al. mettent l’accent sur l’offre résidentielle : mal- gré les politiques de logement social développées ces dernières années, les ménages populaires continuent d’être confrontés à des difficultés structurelles en termes d’accès au logement et de mobilité quotidienne. Bien que les périphéries deviennent de plus en plus des espaces cibles du marché immobilier, le logement informel demeure une des principales stratégies résidentielles.

Au terme de ce bref exposé, on constate que l’ouvrage parvient à regrouper et exploiter des résultats de recherche très divers qui permettent de dresser un tableau général des principaux enjeux qui touchent aujourd’hui les métropoles latino-américaines. Dans un souci constant de comparer efficacement ces trois métropoles, la mobilisation des sources existantes, articulée à la production de nouvelles enquêtes et le croisement de thématiques offrent des résultats importants sur leurs recompositions socio-spatiales. Si Bogotá, São Paulo et Santiago présentent d’importantes similitudes en ce qui concerne la globalisa- tion, le système de transition urbaine et la reconfiguration du système d’acteurs, elles diffèrent largement dans la manière dont elles incorporent ces évolutions : les schémas de ségrégation, le marché du logement, la diversité de situations migratoires entre autres.

L’apport de l’ouvrage réside dans l’analyse des processus de métropolisation à partir de la mobilité spatiale, ce qui permet d’articuler diverses échelles territoriales en passant toujours par l’objet métropolitain. Un élément commun à l’ensemble des résultats est la manière dont les différentes formes de mobilité spatiale s’articulent et s’expliquent les unes les autres. C’est le cas, par exemple, des ménages qui adoptent des stratégies résidentielles afin de diminuer leurs mobilités quotidiennes. Même si certaines politiques publiques de logement, de transport et d’aménagement urbain cherchent à rompre avec les schémas traditionnels d’inégalités sociales, elles aboutissent difficilement dans les trois métropoles. Les différents types de mobilité, hormis la mobilité quotidienne, restent peu représentés dans les politiques.

Pour finir, la discussion pourrait être prolongée au travers d’investigations portant sur les autres acteurs qui produisent l’espace urbain. Si le parti-pris de privilégier les habitants par l’intermédiaire de leurs stratégies de mobilité apporte des résultats signi- ficatifs, d’autres dynamiques liées au rôle des politiques publiques et des acteurs privés méritent d’être étudiées en détail. Des enjeux tels que les grandes opérations d’aménage- ment, l’émergence de lotissements résidentiels fermés, les politiques de développement et de planification émergent comme des points de discussion centraux. Ces questions,

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auxquelles les résultats permettent de donner quelques premières pistes d’exploration, semblent fondamentales pour comprendre les changements à l’œuvre dans les métropoles latino-américaines.

Eugênia VIANA CERQUEIRA Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne UMR Géographie-Cités 8504, Labex Dynamite

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Christophe Guilluy, 2014, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 192 pages.

Dans sa nouvelle géographie sociale Christophe Guilluy divise la France en deux, d’un côté la France des métropoles, « vitrines rassurantes de la mondialisation heureuse » (p. 13) où vivent les principaux bénéficiaires du processus de métropolisation. De l’autre la France périphérique « fragile et populaire » (p. 15), isolée de l’influence des grandes métropoles et dont les populations témoigneraient d’un malaise social grandissant. Cette nouvelle géographie sociale portée par une conception binaire du territoire national est discutable et s’appuie sur un raisonnement qui révèle de nombreuses ambiguïtés.

Si « la géographie sert déjà à faire la guerre »6, Guilluy avait entamé sa croisade en 2010 avec la publication de Fractures françaises et soumet à nouveau sa grille de lec- ture au plus grand nombre. « La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires » est une critique du mouvement de sélection spatiale à l’œuvre dans la mon- dialisation. Il décrit ici une « nouvelle fracture territoriale et culturelle » entre les grandes agglomérations des métropoles et ce qu’il appelle la France périphérique. Cet essai polé- mique blâme l’adaptation de la société française à la mondialisation.

L’auteur énonce quatre principales raisons à l’invisibilité des classes populaires déjà mise à jour dans Fractures françaises.

D’abord, la spécialisation des territoires, le déplacement des usines en périphérie et la concentration des emplois qualifiés dans les villes ont attiré les employés (très) qualifiés et fait reculer les classes populaires en dehors des métropoles. Le développement important des métropoles et le processus de gentrification, ainsi que le mouvement de périurbanisation ont complexifié l’installation des catégories populaires. Le géographe interprète ces trans- formations comme un « exil de l’intérieur »7 soit une mise à l’écart des catégories populaires des métropoles, et par là, l’éloignement entre ces populations et les zones d’emplois les plus actives. Pour lui, « le coût dissimulé » (p. 129) de l’adaptation de l’économie française aux règles de l’économie monde, c’est le « sacrifice » des classes populaires.

Ensuite, la référence à la catégorie de « classe moyenne » serait aujourd’hui illusoire, les facteurs jouant en faveur de la moyennisation de la société française ayant aujourd’hui disparu. En conséquence, cette notion apparaîtrait comme bien trop englobante, et depuis de nombreuses années l’émiettement de cette catégorie annoncerait la fin de la moyen-

6 C’est le titre du livre Yves Lacoste « La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », La Découverte, 1976.

7 Le nouvel observateur, « Les débats de l’Obs, « Laissés-pour-compte, La France périphérique » entretien avec Christophe Guilluy, », 18 septembre 2014 - N° 2602

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nisation de la société8. D’après Guilluy, cette catégorie occulte la réalité de ceux qui constituent ici les nouvelles catégories populaires, ces derniers sont « les plus modestes, ouvriers, employés, petits paysans, petits indépendants, jeunes, actifs occupés, chômeurs et retraités issus de ces catégories » (p. 18). Rappelons tout de même que les notions de classes moyennes et de classes populaires ne constituent pas des classes à proprement parler, mais plutôt des groupes socialement hétérogènes où les individus ne partagent pas le même statut social. Toutefois, il décèle un processus de différenciation au sein des caté- gories populaires : « le statut socio-spatial des nouvelles catégories populaires les dis- tingue singulièrement des catégories supérieures des grandes métropoles, mais aussi des catégories populaires d’immigration récente des quartiers sensibles » (p. 19). Les consi- dérations sur les inégalités intra-catégorielles sont toujours plus floues que l’opposition entre catégories, mais c’est cette idée selon laquelle on pourrait opérer une classification des catégories populaires selon leur localisation et leur origine, qui lui permet d’analyser plus tard une forme de séparatisme territorial.

Selon Guilluy, il faut également prendre en considération le fait que certaines repré- sentations du territoire amènent à exclure les populations des espaces qui ne font pas partie du rayonnement des grandes métropoles. Si les représentations en termes d’aires urbaines peuvent donner lieu à des analyses « urbaines et économiques » des territoires, définir l’espace rural uniquement au travers de l’influence urbaine est une erreur. Il est aujourd’hui impossible de nier l’urbanisation du territoire français dans son ensemble, et les espaces ruraux isolés sont de plus en plus rares. Pourtant, Guilluy craint qu’une lecture trop urbaine du territoire n’invisibilise les problématiques sociales auxquelles sont confrontées les populations, qui elles, ne bénéficient pas de « l’influence urbaine ».

Seulement, comme le géographe peine à définir les territoires sur lesquels il porte sa focale, la dualisation l’emporte ainsi sur la diversité des territoires.

Enfin, selon l’essayiste, l’invisibilité des catégories populaires reposerait essentiellement sur la réduction de la question sociale aux problématiques soulevées par les banlieues des grandes métropoles. L’attention portée aux grands ensembles, et aux zones urbaines sen- sibles aurait donc contribué à l’oubli de ces « zones périphériques ». Brièvement, l’idée est ici que politiquement la question de la diversité s’est substituée à la question sociale. Tout en oubliant de mentionner les limites et les obstacles des politiques de la ville, ainsi que les ratés de la politique de rénovation urbaine, l’auteur affirme que les grands ensembles urbains ne sont pas perdants dans les changements qu’entraîne la mondialisation. Au contraire, ces territoires bénéficieraient de politiques sociales plus importantes.

Indicateur de fragilité sociale et portraits à charge

C’est grâce à la sélection des espaces français et à un calcul habile du degré de fragilités sociales, que Guilluy apporte une preuve quantitative de ce qu’il avance dans Fractures françaises. Il procède en affectant à toutes les communes françaises un indicateur de fragilité sociale constitué à partir de huit indicateurs sociaux (le taux de chômage, le taux d’emplois précaires, le taux d’emplois à temps partiel, la part d’ouvriers et d’employés, etc.) et d’un indicateur de concentration de population (p. 29). Il opère ensuite une dis- tinction entre les espaces métropolitains et les autres agglomérations, ce qui fait de la

8 Louis Chauvel, 2006, Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil.

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France périphérique « le reste » que l’auteur critique tant dans la catégorisation tradition- nelle des territoires. Il en découle pour chaque commune une comparaison du taux des 8 indicateurs par rapport à la moyenne française. Les communes ayant un taux supérieur à la moyenne nationale sont dotées d’un indice de 1, cela pour chaque indicateur. En défini- tive, plus l’indice final est élevé, plus le territoire en question révèle de fragilités sociales.

Le choix des indicateurs, bien que limités en nombre, apparaît pertinent, toutefois les chiffres révélés par le travail de Guilluy témoignent d’une éviction partielle des difficultés sociales des espaces métropolitains. Ceci dans le but de porter toute l’attention sur les zones qu’il désigne comme les territoires de la France périphérique. Néanmoins, il asso- cie finalement certaines communes des zones périurbaines des métropoles aux espaces constitutifs de la France périphérique.

La définition des territoires présentée ici repose sur un dualisme entre « France péri- phérique » et « France des métropoles ». Guilluy classe les communes de la France péri- phérique au sein de deux catégories : « populaires » et « fragiles », celles-là représentent

« 70 % des communes françaises, regroupant 64 % de la population. Les communes les plus fragiles sont concentrées dans la France périphérique qui regroupe 98 % des com- munes classées populaires/ fragiles représentant 72 % des Français vivant dans les ter- ritoires fragiles » (pp-31). Cette France est décrite comme un espace multiforme, com- posée à la fois d’agglomérations plus modestes, de capitales régionales, des réseaux de moyennes et petites villes, et de certaines parties des couronnes périurbaines. Elle serait aussi bien plus pauvre que la France des métropoles, puisque constituée d’un taux bien plus important d’espaces ruraux en difficulté, elle subirait donc de plein fouet les consé- quences négatives de la mondialisation. Il est tout à fait possible de remettre en cause le découpage des espaces tel que le propose Guilluy : en effet, il est très contestable d’affir- mer que seul 20 % du pays se porte bien et que le reste du pays est souffrant. De plus, on doute que tous les territoires que recouvre la France périphérique soient des territoires

« fragiles et populaires », totalement déconnectés de l’influence des métropoles.

La France des métropoles est de son côté formée des 25 aires urbaines les plus peu- plées, zones denses des agglomérations et parties des couronnes périurbaines. Tandis que la France périphérique représente 90 % des communes françaises, l’espace métropolitain constitue seulement « 10 % des communes françaises, mais qui concentrent près de 40 % de l’ensemble de la population » (pp.28). Cette autre France serait caractérisée par une surre- présentation des catégories supérieures, et des catégories populaires essentiellement issues de l’immigration récente et souvent précaires. L’essayiste dénonce au travers de la figure de la France des métropoles, l’adoption de la ville mondialisée, qui va de pair avec le dévelop- pement d’un modèle multiculturaliste. On comprend alors que la France des métropoles est, pour lui, la France de l’économie monde et des banlieues. Cette définition est incomplète, car elle se fonde uniquement sur une critique des espaces mondialisés et une remise en cause du modèle économique sur lequel se développent ces territoires. Il pointe du doigt la réussite des ZUS qui bénéficient du développement métropolitain et de l’intégration de la société à l’économie mondialisée et minore totalement les difficultés de ces zones. Certes, les métropoles bénéficient prioritairement des politiques publiques, mais les populations vivant sur ces territoires ne sont pas pour autant épargnées par le processus de précarisation.

Selon Guilluy, « la question est de savoir si le modèle métropolitain fait société » (p. 38). Cette interrogation légitime semble révéler à la fois une inquiétude quant au sort

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d’une majorité de personnes, dont le statut socio-spatial ne leur permettrait pas de s’inté- grer mais elle désigne aussi le caractère excluant et inégalitaire du modèle métropolitain.

Cependant, on ne peut que réprouver une opposition trop schématique de ces deux France qui, même appuyée par un travail de cartographie, simplifie la lecture des territoires fran- çais. En effet, le découpage et l’identification des espaces que propose Guilluy ne per- mettent pas la nuance. Pourtant, de nombreux travaux sur le monde populaire montrent que certaines zones, comme la banlieue pavillonnaire, concentrent des populations socia- lement fragilisées et révèlent une tendance au vote FN9. Il fait l’impasse sur la situation des populations « à mi-chemin » des grands ensembles et du rural, déçues par l’accession à la propriété, qui voient leur projet d’ascension sociale menacé10.

Des « nouvelles radicalités » venant de la France périphérique : contestations et rejet de l’immigration

La mise en exergue d’une France clivée, aux nombreuses fractures sociales et cultu- relles, passe ici par la démonstration d’un « malaise » et de la montée de contestations.

Les « nouvelles radicalités » décrites par Guilluy sont exemplifiées par les Bonnets rouges et l’augmentation du vote FN, des mouvements au travers desquels, il prédit la naissance d’une « contre-société qui contredit un modèle mondialisé » (p. 130). Selon lui, c’est bien le désamour des hommes politiques et de la mondialisation qui pousserait les individus à remettre en cause le système démocratique et à exiger plus d’autorité de la part des « classes dirigeantes » (concernant essentiellement la mondialisation et de l’immigration). Essayant d’expliquer le rejet de l’immigration, notamment à partir de sondages11, il affirme que « pro- cessus universel, la peur de l’immigration concerne tous les individus, quelle que soit leur culture ou leur origine » (p. 137), il souligne alors « le caractère universel de ces tensions » (p. 142), comme pour relativiser le cas français en comparaison de certains voisins euro- péens. La peur de l’instabilité démographique, de la pauvreté et un sentiment d’insécurité culturelle l’emporteraient au sein de la France périphérique. D’après lui, la défiance à l’en- contre des immigrés résulterait en partie de la question de l’emploi en période de « crise ».

Les populations immigrées ou issues de l’immigration seraient bénéficiaires des oppor- tunités que proposent les centres d’emplois, où il serait alors « plus facile de rebondir ».

Comme symptôme des nouvelles formes de compétitions sociales, l’auteur affirme que des populations seraient mieux loties que d’autres au sein des catégories populaires et que la concurrence fait rage entre les « natifs » et les « immigrés » sur le marché de l’emploi.

La France périphérique dépeinte ici, aurait progressivement basculé de l’abstention au vote FN. Toutefois, les dernières enquêtes de sociologie politique en milieu rural attestent d’une plus grande diversité de dynamiques politiques12, difficile là encore de valider ces généralisations. En outre, on peut trouver contradictoire le fait de considérer d’un côté la montée des contestations, et de l’autre des trajectoires contraintes, un vécu passif fondé sur des stratégies d’évitement.

9 Marie Cartier et al., 2008, La France des petits moyens. Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte.

10 Anne Lambert, 2015, Tous propriétaires. L’envers du décor pavillonnaire, Paris, Seuil.

11 Il se réfère essentiellement à l’enquête Ipsos, Nouvelles fractures françaises Ipsos/Steria, janvier 2014.

12 Julian Mischi et Nicolas Renahy, 2008, « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, n° 83.

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Le réenracinement

Au terme de son exposé, l’essayiste évoque le principe du divorce entre catégories, notamment au sein des catégories populaires, comme manière de refuser le conflit et d’apaiser les tensions, il parle même des « effets paradoxalement positifs du sépara- tisme » (p. 151). Pour lui, « les catégories populaires d’origine française et d’immigration ancienne ne vivent plus sur les mêmes territoires que les catégories populaires d’immi- gration récente. » (p. 150). D’après lui, il ne s’agit pas là seulement d’une fracture ter- ritoriale, celle-ci s’accompagne d’une fracture culturelle. Il convoque alors la figure du village, comme petit groupe social uni par une culture partagée, constituant un espace à l’abri. Celui-ci est de toute évidence synonyme ici de repli sur soi, organisé à l’échelle d’une commune ou d’un quartier. Le village est un « retour du “bled” [...] une réponse aux effets de la mondialisation », mis en mouvement par « une sédentarisation et une relocali- sation contrainte » (p. 132), mais aussi une réponse à « l’insécurité culturelle générée par la société multiculturelle » (p. 156), c’est-à-dire « la mise en œuvre par le bas d’un retour de frontières invisibles » (p. 161).

Bien que les capitaux d’autochtonie13 et certaines spécificités des territoires de petite densité puissent constituer des atouts, Guilluy oublie de mentionner que cet attachement au local peut engendrer un rapport complexe à « l’extérieur », et qui plus est, entraver le rapport à ceux qu’on ne connaît pas depuis toujours. Rester ou revenir au village, c’est pour lui conserver la garantie des liens sociaux et la consolation qu’apporte la foi en un destin partagé. Malgré les mutations qu’a connues le village traditionnel14 et le relâche- ment du filet de sécurité que constituaient les solidarités villageoises et l’appartenance à la communauté locale, cette figure mythique de la campagne française inonde l’imagi- naire collectif. Au lieu de penser la cohabitation en dehors de tout processus de séparation ou d’évitement, le polémiste indique que les Français ne vivent plus ensemble et loue les qualités du séparatisme territorial.

Si questionnements géographiques, économiques et sociaux sont nécessaires pour lire la nouvelle question sociale, toutes ces lumières ne sont pas suffisantes à Guilluy, qui cède sans complexe à la simplification et aux effets de généralisation. On déplore à ce sujet une absence de travail de terrain, ainsi qu’une utilisation contestable des données quantitatives utilisées. Il s’affranchit de nombreuses sources, à tel point que données chif- frées et citations deviennent des nébuleuses décontextualisées. Il est toujours louable de proposer une grille de lecture au réel, cependant ce que Christophe Guilluy nous propose dans La France périphérique est un constat douloureux, l’image d’une France contre l’autre15, où dialogue et consensus sont devenus impossibles.

Claire-Sophie Roi Doctorante en sociologie Université Lille Nord de France / CERIES

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13Jean Noël Retière, « Autour de l’autochtonie : réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63 (vol.16), 2003.

14Jean-Pierre Le Goff, La fin du village. Une histoire française, Gallimard, 2012.

15Éric Charmes, « Une France contre l’autre », La vie des idées.fr, le 5 novembre 2014.

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