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Géographie Économie Société: Article pp.301-310 of Vol.18 n°2 (2016)

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Regards

Géographie, Économie, Société 16 (2016) 301-310

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifi que par la diff usion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Catherine Larrère

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Spécialiste de philosophie morale et politique, Catherine Larrère a contribué à introduire en France l’éthique environnementale. En nous livrant ici quelques points saillants de ses réfl exions, elle nous invite dans un esprit de grande ouverture, à repenser nos fondamentaux pour comprendre et dépasser le péril environnemental dans lequel nous nous trouvons.

* * Université de Lyon, Université Lyon 3 EVS UMR CNRS 5600, lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, EA Lab’Urba, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée le 9 mai 2016, à Paris.

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Fonction actuelle :

Professeur émérite, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne Discipline : Philosophie morale et politique

Catherine Larrère

 Catherine Larrère est née à La Rochelle en 1944. Ayant grandi dans un foyer imprégné de philosophie et d’histoire, elle suit la voie tracée vers l’intégration à l’École normale supérieure de jeunes fi lles (Sèvres) en 1964. Elle obtient sa licence, puis sa maîtrise, à la Sorbonne. Durant cette période, elle consacre une grande partie de son temps au militantisme politique. Maoïste, Catherine Larrère est membre fondateur de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes. Elle passe son agrégation en 1968 puis rejoint le Lycée Hector Berlioz à Vincennes où elle enseigne la philosophie. Elle y reste une année puis devient assistante puis maître de conférences au département de philoso- phie de l’UFR de lettres et sciences humaines de l’Université Blaise Pascal à Clermont- Ferrand. Elle entame alors une thèse de doctorat en Histoire de la philosophie politique sous la direction d’Yvon Belaval, intitulée L’invention de l’économie au XVIIIe siècle : entre les doux principes du commerce et les théories de la représentation. Elle la soutient en 1988 et en publie, en 1992 une version très retravaillée aux Presses universitaires de France. En 1990, elle est nommée professeur des Universités à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux III et prend la direction de l’UFR de philosophie de 1992 à 1997.

Elle y poursuit ses travaux sur l’évolution de l’économie politique. Elle participe en effet au projet de nouvelle édition des Œuvres complètes de Montesquieu initié en 1989 par Jean Ehrard, qui était dans son jury de thèse. Par un concours de circonstances, en 1992, au moment du Sommet de la Terre à Rio, elle est amenée à intervenir dans une conférence qui se tient à Porto Allègre. Elle y rencontre John Baird Callicott, l’un des principaux promoteurs, aux États-Unis, de l’éthique environnementale. Tout en poursuivant ses tra- vaux sur Montesquieu et l’économie politique, elle oriente alors ses recherches dans ce domaine qu’elle contribuera à introduire en France. Elle développe alors plusieurs projets de publication. Monique Canto-Sperber, lui confi e l’article portant sur la nature, dans son Dictionnaire de philosophie morale (1996). C’est à partir de cet article qu’elle rédige, en collaboration avec son mari Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature, pour une philosophie de l’environnement, publié en 1997 chez Aubier, dans une collection diri- gée par Dominique Méda et Monique Labrune. Dans cet ouvrage, ils soutiennent l’idée que la compréhension des politiques environnementales - ou écologiques - ne relève pas uniquement de la science ni de la technique mais engage des questions philosophiques de fond concernant aussi bien notre compréhension de la nature que les catégories qui l’organisent. La même année elle publie, dans la collection « Philosophies » des Presses universitaires de France, Les philosophies de l’environnement, première présentation en France des éthiques environnementales anglophones. Parallèlement à ses activités de

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recherche, elle prend la co-direction, avec Jean Mondot, du Centre interdisciplinaire bor- delais d’études des lumières de 1991 à 2004. Après quatre années de détachement succes- sif au CNRS puis à l’Institut National de Recherche Agronomique à Ivry-sur-Seine, elle rejoint en 2004, l’Université Paris 1. Elle y poursuit ses recherches et publie de nombreux articles. Engagée, elle participe à divers comités scientifiques et d’éthique. En 2012, elle rejoint la Fondation de l’écologie politique en cours de formation. Émérite depuis 2012, Catherine Larrère poursuit ses travaux, et publie en 2015, avec Rafael Larrère Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, aux éditions de La Découverte.

Vous avez choisi de faire une thèse de doctorat en histoire de la philosophie politique, sur « L’invention de l’économie au XVIIIe siècle » en pleine période de mai 1968 alors vous étiez engagée et militante de gauche. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ce sujet ?

Au moment de mes études, j’étais effectivement militante maoïste. Mais je n’ai jamais fait le pas qu’ont fait les gens de ma génération d’aller travailler en usine. J’ai préféré passer l’agrégation. Peut-être n’étais-je pas suffisamment engagée ? Quoi qu’il en soit, je m’étais toujours dit que je ne ferai pas de thèse sur Marx, Lénine ou Mao. Je ne voulais pas écrire :

« Marx a eu raison de dire que ». Étudier les Lumières et le XVIIIe siècle était une façon d’étudier une époque d’ouverture à des questions révolutionnaires sans intervenir directe- ment dans l’actualité. Je ne voulais pas confondre militantisme et travail académique.

Arrivent ensuite les années 70. Dès 1974-1975, le maoïsme se termine, la gauche pro- létarienne est dissoute. Nous (mon mari et moi), avons alors cessé de militer activement tout en gardant des liens avec ceux qui conservaient une certaine dignité intellectuelle dans ce mouvement de retrait de ce qu’avaient été les années 60. L’université était très mili- tante à l’époque, mais est arrivé un moment où parler de Marx en cours ne faisait plus sens selon moi. Pour en revenir à la thèse, j’ai choisi alors de poursuivre mes travaux sur les Physiocrates entamés lors de la maîtrise, plus particulièrement d’analyser l’émergence des catégories économiques en tant que catégories politiques dans l’économie en France au XVIIIe siècle. Il ne s’agissait pas d’une étude épistémologique de l’économie politique au sens des travaux Jean-Claude Perrot, qui m’ont cependant beaucoup apportés. Ce qui m’intéressait, c’était de penser que l’économie prolongeait et développait la réflexion philosophique et politique de l’époque. Lorsque vous dites que l’économie peut être une philosophie politique… qu’entendez-vous par-là ? Dire cela est une façon de reposer des problèmes politiques d’ensemble. L’économie, telle qu’elle se développe au XVIIIe siècle, aussi bien en France qu’en Angleterre – j’aurais d’ailleurs pu faire une thèse comparable sur les auteurs anglais – fait apparaître ce que l’on appellerait aujourd’hui la question du développement. On le voit bien, à la fin du siècle, dans les volumes d’Économie politique de l’Encyclopédie Méthodique. Toute une série d’articles portent par exemple sur les débuts des États-Unis ou le Royaume de Naples qui a, selon les auteurs, toutes les possibilités pour devenir un pays prospère à condition qu’il apprenne à développer son agriculture…

Cette réflexion intègre des éléments restés jusque-là en dehors à la réflexion politique

“noble” qui se cantonnait dans les questions juridiques ou la théorie des gouvernements. Au XVIIIe siècle, il y a toute une série de controverses sur les prix agricoles et industriels qui relèvent précisément de l’économie politique. Comment assurer à la fois la prospérité et la puissance ? Cela renvoie à des questions politiques : comment rendre un peuple heureux et prospère ? Comment rendre un pays puissant ? C’est à travers la réflexion sur l’économie

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politique que ces questions sont remises à plat. C’est aussi durant cette période que la réfé- rence à la société va se substituer à la référence au peuple. Les catégories républicaines, que l’on trouve sous d’autres termes dans toute la pensée politique depuis l’Antiquité et le Moyen-Âge vont être re-catégorisées en termes de société. Et… ce qui fait penser la société, ce sont les richesses…, d’où la remise à plat des catégories globales pour penser ce qu’est une société, un État, un gouvernement etc. L’économie est devenue, à la fin du XVIIIe siècle, une nouvelle façon de penser la politique. Et elle l’est restée : si l’on ne voit dans l’économie qu’une science, on ne comprend pas qu’elle revienne hanter régulièrement la pensée politique, comme c’est le cas avec le néo-libéralisme.

Vous allez ensuite développer vos recherches dans le domaine de la politique environnementale.

Qu’est-ce qui vous a amenée à cette discipline ?

Mon intérêt pour la politique environnementale est lié à ma rencontre avec John Baird Callicott qui est le fruit d’un pur hasard… En 1992 donc, au moment du Sommet de la Terre à Rio, le Brésil s’agite beaucoup. Il y a quantité de colloques qui se mettent en place. Un universitaire local lance à Porto Alegre un colloque sur l’éthique environne- mentale où il invite les principaux spécialistes américains et anglais, dont John Baird Callicott et Holmes Rolston. Il souhaite la présence d’un français et contacte Jean-Pierre Dupuy qui n’était pas disponible. Les collègues universitaires de Porto Alegre se mettent à la recherche d’un remplaçant français. Or, il se trouve qu’il existe une tradition de lien et d’échange entre l’université brésilienne et française, particulièrement en philosophie.

C’est par un doctorant brésilien en train de terminer une thèse, que je deviens cet inter- venant français ! Je ne connaissais rien à l’éthique environnementale. J’en ignorais même l’existence. Mais l’idée des organisateurs était la suivante : mon mari, Raphaël Larrère, ancien assistant de René Dumont, avait travaillé sur des questions de protection de la nature, mais n’était pas philosophe et ne parlait pas anglais. Mais Catherine Larrère, elle, est philosophe, peut parler anglais, et a bien dû entendre parler de ce genre de choses ! Je me retrouve donc à Porto Alegre à présenter le livre de Michel Serres, Le contrat naturel, qui avait été raillé, selon moi à tort, par la France philosophique. J’y rencontre John Baird Callicott avec qui nous discuterons au Brésil près de deux semaines. J’écoute. C’était tout nouveau pour moi. En France, cela n’existait pas. C’était intéressant, mais bizarre et je passais mon temps à lui dire, « I disagree ». Qu’est-ce qui était bizarre dans ses propos ? L’importance accordée aux rapports entre l’homme et la nature. Lorsque j’arrive à Porto Alegre, je suis dans l’évidence française que la nature n’existe pas. Donc, lorsqu’on vous dit que non seulement la nature existe, mais qu’elle est source de réflexion morale, ça surprend ! En rentrant en France, je raconte mon voyage à mes amis et l’un d’entre eux me transmet un rapport de la Fondation Saint Simon, qui allait devenir Le nouvel ordre écolo- gique de Luc Ferry. J’y apprends que pendant près de deux semaines, j’avais discuté avec un fasciste ! Luc Ferry s’en prenait en effet à la deep ecology qui était selon lui équivalente au nazisme. Chose avec laquelle je n’étais pas d’accord vu l’ouverture des discussions que j’avais eues avec John Baird Callicott… Justement, comment vous positionnez-vous par rapport à la deep ecology ? Ma position est que la deep ecology est une construction largement française. L’inventeur du terme, Arne Næss, grand résistant Norvégien, a une approche par bien des aspects extrêmement européenne. Il prend en compte l’ensemble du social. Dans son ouvrage Écologie, communauté et style de vie, il n’y a qu’un chapitre

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consacré exclusivement à la nature. Tout le reste concerne la politique, la technique et le social. Exporté aux États-Unis où il y a une tradition très forte de protection de la nature, indépendamment du reste des problèmes sociaux et des positions politiques, le terme se met à désigner effectivement une sorte de défense dure, dogmatique, sectaire, du type : entre le dernier loup et le dernier homme, je choisis le dernier loup…sauf que pour faire ce choix, il faut qu’il y ait un homme, en tiers des deux êtres entre lesquels il arbitre. On voit ici que le raisonnement ne tient pas bien. De plus, l’éthique environnementale amé- ricaine, telle que la développent Johne Baird Callicott et Holmes Rolston est différente de la deep ecology, plus fusionnelle, moins rationnelle. La deep ecology désigne donc beaucoup plus des mouvements militants de défense de la nature plutôt sectaires que des formes de réflexion morale qui remettent en cause la centralité morale des hommes…

Confondre toutes ces tendances, c’est en faire une sorte de magma, c’est pourquoi je dis que ça n’existe pas. Le militantisme n’est plus pour nous (mon mari et moi), on y a consacré suffisamment de temps au début de notre vie adulte… Donc non, je ne suis pas active dans la deep ecology, même si intellectuellement, je suis prête à m’engager dans la défense d’un certain nombre de questions morales et politiques. C’est le débat intellectuel qui m’intéresse. Je crois que je suis désespérément universitaire.

Cela a-t-il été difficile de travailler sur ce sujet avec les débats qu’il y avait sur la deep ecology et l’avant-gardisme du sujet en France ?

Ce sujet m’intéressait parce qu’il me donnait une ouverture à des questions contempo- raines. Dans la communauté académique, j’ai plus souvent rencontré de l’indifférence que de l’hostilité. Étant déjà professeur, j’avais satisfait les attendus de ma hiérarchie, je pou- vais donc m’y engager sans trop de risque. J’ai été soutenue par des personnes qui avaient du poids comme Monique Canto, Pierre-François Moreau, Monique Labrune qui nous ont édités ou nous ont permis d’être édités. Je crois que mon mari et moi avons assez vite réussi à montrer que nous n’étions pas des extrémistes dangereux, ni des idéologues. Nous avons montré que l’on pouvait s’occuper sérieusement de questions écologiques. Nous avons très vite eu un écho très favorable dans les milieux de protection de la nature. Alors que j’ai encore toujours beaucoup de difficultés à convaincre mes collègues philosophes qui me renvoient que tout cela est très compliqué… Et il est vrai que cela demande rigueur et connaissances. Il faut être précis. On ne peut réfléchir dans l’abstrait. C’est pourquoi avec mon mari, qui est ingénieur agronome, nous formons une excellente équipe. Du fait de sa présence dans nos réflexions, je ne risque pas trop de dire de bêtises et c’est important. La conviction, sur laquelle nous travaillons tous les deux, est que ces questions d’environne- ment engagent très profondément des questions philosophiques car elles remettent en cause nos catégories les plus ordinaires, les plus profondes et enfin les plus organisatrices. Nature, société, etc. Tout est bouleversé. On ne peut pas revenir à Aristote en toute tranquillité et prétendre que la nature a une finalité : on ne peut pas exclure le développement scientifique.

Il faut connaître son sujet. Lorsqu’on évoque les OGM, il faut savoir de quoi on parle.

Dans votre dernier ouvrage vous expliquez l’existence de deux types d’environnementalisme. Le pre- mier, la voie mainstream, consiste à protéger la nature en la considérant en dehors de nous. Le second part de l’idée que l’homme fait partie de la nature et porte une attention particulière aux populations humaines vulnérables, à la question de la pollution. Il semble qu’aucun des deux ne vous satisfasse

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et que la philosophie de l’action où la prise en compte des diversités, vous paraisse plus à même de dépasser les clivages environnementalistes voire de résoudre la crise écologique actuelle.

Je pense tout d’abord qu’il ne peut y avoir une résolution de la crise écologique, car il n’y a pas de « crise ». Le terme de crise implique la possibilité d’un retour à la normale. Or on n’y reviendra pas… à cette époque à moitié heureuse où l’on pouvait penser l’homme et la nature séparément… même si, je suis entièrement d’accord avec Philippe Descola lorsqu’il précise que nous avons toujours su que le monde était anthropisé, et que nous n’avons jamais cru à cette séparation. Mais si elle a pu être pensable. Ce n’est plus le cas.

Il y a, sur ces questions, des débats en cours, entre ceux qui s’intéressent à la nature et aux questions écologiques. Pour certains, comme Virginie Maris, si on remet en cause l’extériorité de la nature, on ne peut pas avoir de respect pour elle, il n’y a plus que des tâches de gestion technique.

Pour Christophe Bonneuil, ou pour les militants d’Attac, les idées, en train de devenir dominantes, d’une nature en flux perpétuel, en dynamisme instable, conviennent au néolibéralisme, qui s’en saisit dans un projet de gestion du vivant. Nous pensons, de notre côté, que l’idée que la nature est extérieure à nous ne peut pas être soutenue, mais cela n’implique pas que la protection de la nature n’ait plus de sens. Il faut échapper, non seulement au dualisme de l’homme-à-part-de-la-nature, mais aussi au monisme, souvent soutenu par les scientifiques, de l’homme-n’est-pas-différent-du- reste-de-la-nature. Oui, nous faisons partie de la nature mais pas de la même façon qu’en font partie les abeilles ou les bactéries. On s’en sortira par la diversité des positions qui aide à éviter la fausse idée que « l’homme est séparé de la nature » et la fausse solution de « nous sommes dans la nature ». Mais alors sommes-nous dehors ou dedans ? On est à la fois dedans et dehors !

Lorsque vous dites que l’Homme est dans la nature, mais pas de la même manière que l’abeille ou la bactérie, qu’est-ce que cela signifie ?

Ce qui met à part l’homme du reste de la nature, c’est sa capacité réflexive ! Spinoza dit : l’homme n’est pas un empire dans l’empire. Il développe alors tout un chapitre dans le Traité théologico-politique sur le droit naturel selon lequel, l’homme a autant de droits naturels que les autres êtres vivants, poissons ou autres. Sans entrer dans des détails techniques, cela implique que l’on a autant de droit que l’on a de puissance. On peut donc se dire que, si, pour s’occuper des questions écologiques, il faut rompre avec l’idée que nous sommes à part du reste de la nature, Spinoza est une bonne référence. Mais lorsque Spinoza construit sa réflexion politique, subitement, la nature disparaît, il n’y a plus que les hommes. Il vient de soutenir que nous ne sommes pas différents des autres êtres naturels, mais, pourtant, la politique ne concerne que les humains. Il ne prend pas la peine de s’interroger sur ce qui, pour lui, va de soi : il n’y a de politique qu’entre les hommes. Et sans doute, à son époque, cela ne posait-il pas problème.

Mais c’est précisément la question qui se pose aujourd’hui, au niveau éthique, comme au niveau politique. Pouvons-nous nous en tenir aux seuls rapports entre les hommes, alors que les êtres naturels surgissent dans nos rapports, que les questions écologiques engagent indis- sociablement les humains et les non humains (ou les autres qu’humains) ?

Dans ce contexte, est-ce que le « pilotage » tel que vous le définissez peut permettre de prendre en compte cette question. Plus largement celui-ci ne constitue-t-il pas une manière concrète et quotidienne de pratiquer la diversité que vous évoquiez plus haut. Et ainsi de dépasser/transcender la dualité ?

Cette notion de pilotage a été formulée par mon mari. On a toujours conçu l’acte technique comme un acte de fabrication consistant à imposer une forme à une matière.

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Ceci dans une vision de maîtrise : on impose notre volonté à la nature, on la domine, on la maîtrise. Or, on s’aperçoit que quantité d’actions techniques ne relèvent pas de la fabrication, mais sont des actions de pilotage. Faire du vin, de l’agriculture, de la médecine, etc. consistent à orienter de façon opportuniste des processus naturels qui se déroulent indépendamment de nous. On ne fabrique pas le blé, on favorise la pousse de la plante en écartant ses concurrents. Un certain nombre d’activités de fabrication incorporent aussi des éléments de pilotage. On se rend alors compte que le rapport fabrication/pilotage ne relève pas du tout d’une opposition passé/présent. Les tech- niques actuelles hypersophistiquées telles que les nanotechnologies, les OGM et les manipulations génétiques, ne sont pas de la fabrication. Même la biologie synthétique n’en est pas. Il s’agit à chaque fois d’orienter de façon opportuniste et avec beaucoup de précision des processus qui préexistent et qui se développent… Cela implique que l’on ne maîtrise pas complètement le résultat ? Qu’il peut être variable ? J’ai appli- qué cette notion de pilotage au comité d’éthique de l’INRA et du CIRAD dont je suis membre. Nous devions donner un avis sur les nanotechnologies. Si on les conçoit dans une optique de fabrication, on entre dans le débat des apprentis sorciers qui témoigne de l’échec de celle-ci. Mais si on se place dans une optique de pilotage, on admet qu’il y a toujours de l’inattendu. Il n’y a alors plus à dramatiser sur le fait que les nano- technologies cherchent des propriétés inconnues. Il faut plutôt se préparer à accueillir l’imprévu, développer notre attention aux processus empiriques. Aussi il y a une idée assez généralement reçue (développée notamment par Marcel Gauchet dans son livre sur le Désenchantement du monde) que maîtrise technique de la nature et avènement de la démocratie sont allés de pair, comme s’il avait fallu se libérer d’une inclusion, religieuse ou sacrée dans la nature, pour que puissent s’établir des rapports libres entre les hommes. Je ne le crois pas, ou, en tout cas, si jamais tel a été le cas, cela n’a eu qu’un temps. Je reprendrai volontiers l’affirmation de Rousseau, au tout début du Contrat social, selon laquelle « tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclaves qu’eux » et je l’appliquerai à nos rapports avec la nature. Pouvons-nous être libres dans une nature dominée ? Je ne le pense pas et d’autant plus que ce que nous avions pris pour une libération, pour un arrachement aux contraintes naturelles, se révèle, à un niveau supérieur et plus inquiétant, comme une nouvelle dépendance : au changement climatique, notamment. Plutôt que de chercher à franchir une étape de plus dans la course à la maîtrise (comme y prétend la géo-ingénierie), il serait préférable de redéfinir nos rapports à la nature, dans une optique non de domination, mais de partena- riat. Nous avons appris, entre hommes, qu’il vaut mieux vivre avec des êtres libres. Et si nous pensions un petit peu à cela dans nos rapports avec les choses ? Si nous pensions que le problème n’est pas de tout maîtriser, de tout dominer, mais qu’il s’agit plutôt d’avoir des échanges, des réciprocités, de ne pas toujours tout prévoir, tout attendre.

C’est important au niveau politique. Je suis frappée par les tentations autoritaires qu’il y a sur les questions écologiques. Tentations qui mènent par exemple à admirer la Chine… Je voudrais lutter contre ça. Mais c’est tellement plus simple lorsqu’on agit avec la matière. On a beaucoup plus d’autorité que lorsqu’on agit avec des hommes.

Enfin… peut-être pas.

Cette proposition de « pilotage », nous paraît très intéressante car elle exige de considérer la « chose » dans ce qu’elle est. Mais, n’existe-t-il pas le risque que cela devienne un prétexte d’irresponsabilité :

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parce qu’on ne maîtrise pas tout, la faute n’est pas la nôtre. Cela renvoie à nouveau à la place de l’homme dans la nature. Il y a l’homme intelligent et responsable et puis il y a l’homme peut-être intelligent mais…

…pas vraiment responsable. L’intéressant justement est qu’entre fabrication et pilo- tage il y a ni bon ni mauvais. Faire un fromage relève typiquement du pilotage : on oriente des fermentations. Mais il peut y avoir de mauvaises fermentations, qui laissent place à des bactéries dangereuses, il faut faire attention… À la différence de la fabrication, qui est ignorante du contexte, le pilotage oblige à tenir compte du contexte et donc de la diversité. Plus l’agriculture prend le modèle de la fabrication plus elle va à l’uniformité, au mépris du contexte (uniformisation des semences, etc.). La différence entre l’agro- écologie et l’agriculture productiviste n’est pas forcément la quantité produite, ni le fait que l’une soit ancienne et l’autre nouvelle, mais le fait que l’agro-écologie considère le sol comme un complexe écologique et non comme un support. Le pilotage est une acti- vité plus responsable parce qu’elle est attentive au contexte. Alors que la fabrication vise toujours, même si c’est dans une moindre mesure, à universaliser le modèle.

Mais ne risque-t-on pas de tomber dans le piège de l’idiosyncrasie c’est-à-dire du relativisme qui mènerait à l’absence de valeurs universelles qui pourrait se retourner contre la nature et les peuples ?

Je répondrai ici en reprenant Montesquieu qui était, bien que le terme n’existât pas à son époque, un théoricien de la complexité. On lui a beaucoup reproché un relativisme qui l’aurait conduit à ignorer les valeurs universelles. Il y en a, en fait, mais elles sont toujours négatives : que l’esclavage est contre nature, par exemple. Donc oui, il faut des principes ou des valeurs universelles mais il faut aussi se méfier des faux universels. La crainte permanente de Montesquieu est qu’en croyant imposer un universel, on impose un particulier. Rester dans le négatif évite cela. Montesquieu est l’un des premiers à se poser ce type de question : admettons que la polygamie n’est pas un bien. Mais alors que fait-on des épouses délaissées dans une société polygame que l’on oblige à devenir monogame ? On peut être persuadé que la polygamie n’est pas une bonne chose mais que fait-on dans le concret, en situation ? Il y a des interdits, il y a des universels, mais ce n’est pas cela qui vous dira ce qu’il faut faire, positivement…

Une autre notion que vous abordez est celle du « care ». Il nous semblait qu’il s’agissait-là d’une voie de pensée et d’action plus portée par le féminin. Qu’en pensez-vous ? Le salut de l’humanité viendra-t-il des femmes ?

J’ai travaillé sur le care en lien avec Sandra Laugier. Cela m’a donné des ouvertures même si je suis un peu plus réservée sur la portée analytique de cette notion ou approche.

En quelques mots, le care, est une réflexion morale qui se développe aux États-Unis à la fin des années 80 à partir des travaux de Carole Gilligan puis de Joan Tronto. C’est une réflexion qui met en cause l’idée que toute question morale est une question d’arbitrage entre des droits pour justement insister sur l’insertion dans un contexte ainsi que sur la responsabilité, sur la dimension de récit, etc. Elle met en cause tout ce qui relève de notre morale dominante et en particulier sur l’idée de l’individu autonome n’interférant pas avec les droits des autres. Le care nous rend attentif au fait que nous sommes dans un ensem- ble d’attachements. C’est donc à la fois la critique d’une morale dominante et, en même temps, un élément de description qui permet de faire surgir des éléments auxquels on ne penserait pas. Par exemple, si on considère le modèle de l’individu responsable qui prend

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des décisions : le PDG. Il arrive dans son bureau le matin. Mais… quelqu’un s’est occupé de lui à la maison, une secrétaire prend ses appels, il a peut-être un chauffeur. On fait alors apparaître tout un réseau de dépendance structuré autour de ce PDG qui, comme par hasard, constitue un modèle masculin. Ce réseau, ces rapports cachés, sont le tissu de la vie. Le PDG soi-disant indépendant est dépendant de sa femme qui elle aussi est dépendante, etc.

On voit donc apparaître des rapports qui ne sont pas pleinement symétriques. Personne n’est complètement dans la dépendance et personne n’est complètement dans l’indépendance. Le care est donc un autre type de réflexion morale. Il met en évidence ce que l’on ne voit pas.

J’en suis venue à m’intéresser au care, lorsqu’est apparu, dans l’éthique environnementale, le courant américain qui s’est désigné comme éco-féminisme. Ce dernier posait la question suivante : vous voulez redéfinir les rapports entre l’homme et la nature ? Mais lorsque vous dites « l’homme », de quoi parlez-vous ? Se développe alors tout une interrogation. Cet éco-féminisme qui a été souvent caricaturé est en réalité très critique. Remettre en cause l’homme permet d’interroger ce dont on parle. Le care était une façon de remettre en cause la vision dominante. J’ai pour ma part été très critique des éthiques de wilderness fondées sur une nature sauvage extérieure, etc. Ce sont des éthiques très machos et d’une nature violente. J’ai beaucoup d’admiration pour Aldo Léopold, grand théoricien de la land ethic, mais il n’échappe pas complètement à l’idée de la valeur formatrice d’un affrontement viril avec la nature. Je me rendais compte que si on voulait étudier le non-visible, il fallait étudier d’autres rapports avec la nature. Et qu’il y avait du care là où il n’y avait pas de protection dualiste. Pour se soucier de la nature, il faut, d’une certaine façon, y être lié, sans s’y con- fondre. Par ailleurs, la question du care et de l’écoféminisme, permet d’aborder de façon très stimulante la question des rapports entre genre, agriculture et environnement, surtout dans les pays du Sud. Dans la plus grande partie du monde, ce sont les femmes qui sont dans l’agriculture et c’est une agriculture qui n’apparaît pas dans les statistiques agricoles, car elle n’est pas productrice de biens marchands.

Elle est donc invisible. Ce type d’analyse fait apparaître la double articulation des femmes qui sont à la fois reproductrices et productrices. Les femmes, en général, se battent d’abord pour leurs droits, et il y a beaucoup à faire. Mais la situation est diffé- rente pour les questions environnementales. Les grands mouvements de défense de la forêt, au Kenya, en Inde, en Amérique du sud, sont portés par des femmes. L’Occident ne fait pas exception. J’ai en effet beaucoup appris dans le travail de Laura Centemeri sur la catastrophe de Seveso et en particulier sur la difficulté à faire reconnaître un dom- mage écologique. Comme par hasard, le combat a là aussi été porté par des femmes.

Mais défendent-elles la nature, les forêts, etc. parce que ce sont des lieux de survie pour elles ?Ou les défendent-elles pour ce qu’elles sont, indépendamment de leur utilité ? Je crois qu’elles ne font pas la différence entre l’instrumental et l’intrinsèque. Elles peuvent être attachées à quelque chose qui est en même temps vital. On retrouve ces éléments aussi en Occident. Les femmes sont plus holistiques de par leurs conditions de vie. Elles ne s’occupent pas uniquement d’apporter l’argent du pain à la maison, elles font aussi la cuisine, etc. C’est ainsi que je suis arrivée au care qui est une autre lecture. Une autre façon de voir apparaître les choses. Cette dissociation de la production et de la reproduc- tion est décisive aussi bien pour l’émergence de l’économie, au XVIIIe siècle, que pour la définition actuelle de l’écologie. Dans mon travail de doctorat, j’ai bien vu apparaître la dissociation de l’oikos (la racine grecque de l’économie, la maison, le domestique) entre

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ce qui appartient au domaine privé, à la famille, à la reproduction de la vie humaine, et ce qui relève d’une économie promue à la généralité du politique, la production matérielle (agricole ou industrielle). Cette dissociation a des conséquences genrées : gouverner, c’est veiller sur la fertilité des femmes et leur vie domestique, et inciter les hommes à la productivité économique. Hors d’Occident, notamment en Afrique, cette séparation n’a jamais été poussée à ce point. Cela fait actuellement des femmes du Sud l’objet d’une double pression, à la fois démographique et économique, mais cela peut permettre que se reconstruise, autour de l’oïkos redéfini, une véritable écologie...

Bonus

Quel est votre écrit favori de Montesquieu ?

L’Esprit des lois. C’est le plus long, mais c’est celui que je connais le mieux Si vous deviez apporter un élément ou un être vivant avec vous sur une île déserte, lequel serait-il ?

Humain ou non humain… ? À votre guise. Je peux refuser la question ? Bien sûr. Mais l’île serait déserte au sens où il n’y aurait pas d’humain ou que rien ne pousserait ? Elle serait déserte. Et aride ? Aride et déserte. Alors je n’y vais pas… Vous savez, il ne faut pas interroger les philosophes, ils ont tellement l’habitude de questionner la question…

Quelle est la question qu’on ne vous a pas posée et que vous auriez aimée qu’on vous pose ? Qu’allez-vous faire après ?

Sélection d’ouvrages

2015, avec Larrère, R., Penser et agir avec la nature. une enquête philosophique, La Découverte, Paris.

2013, avec Schmid, L. et Frossard, O., L’écologie est politique, Les Petits matins, Paris.

1999, Actualité de Montesquieu, Presses de la FNSP, Paris.

1997, Les Philosophies de l’environnement, PUF, coll. « Philosophies », Paris.

1997, avec Larrère, R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Aubier, coll.

« Alto », Paris.

1992, L’Invention de l’économie. Du droit naturel à la physiocratie, PUF, coll. « Léviathan », Paris.

Références

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