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Article pp.233-251 du Vol.122 n°1 (2001)

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PHILOSOPHIE AU XXeSIÈCLE

Anna-Teresa TYMIENIECKA, éd., Life. Phenomenology of life as the starting point of philosophy. 25thanniversary publication, book III. Dordrecht, Boston, Londres, Kluwer Academic Publ., 1997. 16 ×23, XII-360 p. (Analecta Husserliana. The yearbook of phenomenological research, vol. L).

Fondée en 1971, la collection « Analecta Husserliana » a publié en 1997 son cin- quantième volume. Sous la direction d’Anna-Teresa Tymieniecka, présidente du World Institute for advanced phenomenological research and learning (Belmont, MA), et sur le modèle du Jahrbuchde Husserl, The Yearbook of Phenomenological Researchréunit sur un thème donné différentes contributions bien souvent rédigées ou traduites en anglais. Il serait sûrement fastidieux d’indiquer ici les multiples thèmes abordés au cours des années passées mais, afin de donner cependant une idée de ce qui a déjà été publié, on peut rappeler par exemple qu’en 1972, les « Ana- lecta Husserliana » ont édité les actes du colloque international, organisé à l’univer- sité de Waterloo, et consacré au dernier Husserl et à l’idée de phénoménologie ; dans la même perspective, il faut également signaler que le volume XXVI des

« Analecta Husserliana » (1989) constitue une précieuse source d’informations sur la phénoménologie américaine, tandis que les volumes IV, XXX et XXXIII ont pour thème — ce qui ne surprendra guère si on se souvient qu’Anna-Teresa Tymieniecka d’origine polonaise, a fait partie du groupe de ses étudiants et de ses collègues — l’œuvre de Roman Ingarden, disciple de Husserl.

À l’instar des volumes XLVIII et XLIX, ce volume L est consacré à la notion de vie et publie les travaux du cinquième congrès international de phénoménologie qui s’est tenu à Paris en octobre 1994 — aussi un grand nombre d’interventions furent- elles faites ou traduites en français. Il faut pourtant reconnaître, en dépit de cette commune origine, le caractère composite de l’ensemble qui comprend, par exemple, un article de William Egginton sur Michel Foucault, « From the end of history to the death of Man » ; une longue étude de Dmitry Shapentokh consacrée à l’influence de Nikolai Fedorov sur la pensée de Nikolai Berdiaev, « Life/death — cosmos/

eschatology », dont les considérations eschatologiques peuvent, pour le moins, paraître bien étrangères à la phénoménologie ; ou encore un texte de Martin Nkafu Nkemnkia, intitulé « Vitalogie comme expression de la pensée africaine ». On peut se demander si l’ouverture d’esprit dont témoigne la diversité de ces contributions ne risque pas de noyer quelque peu l’identité de la collection. Nous rencontrons ici

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une délicate question d’équilibre qui se pose également à toute revue qui ne souhaite ni édifier une chapelle ni donner dans le syncrétisme.

Il ne faudrait toutefois pas s’en tenir là, et passer sous silence de nombreux articles particulièrement intéressants. Faute de pouvoir les mentionner tous, nous voudrions en tout cas signaler celui d’Arion L. Kelkel — auteur bien connu des phé- noménologues, ne serait-ce que pour ses traductions de certains textes fonda- mentaux de Husserl — consacré à la philosophie de la vie et, plus précisément, au mouvement qui conduit Dilthey, Husserl et Heidegger de la catégorie phénoménolo- gique du vécu (Erlebnis) à la catégorie ontologique du vivre (Leben). On sait, en effet, que la notion de vécu, en tant qu’expression même de la vie, occupe une place centrale dans l’œuvre de Dilthey dont la philosophie se veut une autoréflexion, une Selbstbesinnungde la vie, dont la matrice est constituée par l’enchaînement de la vie (Lebenszusammenhang). Nous retrouvons, mutatis mutandis, ces mêmes concepts dans l’analyse husserlienne des vécus intentionnels qui forment un flux de conscience et s’inscrivent dans l’horizon de la vie intentionnelle. En revanche, dans cette phénoménologie de la vie que tente d’esquisser Heidegger au début des années vingt et, par conséquent, avant Sein und Zeit(1927), l’autoréflexion de la vie prend une signification radicalement nouvelle. Comme le montre clairement et savamment Arion L. Kelkel, il s’agit pour Heidegger de rompre d’un même mouvement avec la conception husserlienne ou diltheyenne de l’autoréflexion et avec la philosophie du sujet dont elle est captive. Ainsi se dessine-t-il une philosophie de la vie qui, pour une part, anticipe l’analytique à venir du Dasein.

Enfin, deux articles doivent être signalés, qui témoignent, chacun à sa manière, de la « vitalité » de la phénoménologie en France. Ainsi, s’appuyant entre autres sur deux textes issus du volume quinze des « Husserliana » — intitulés, l’un,

« L’enfant. La première Einfühlung», l’autre, « Téléologie » —, Natalie Depraz réinterroge l’idée d’une vie transcendantale, d’un flux originaire absolu ou encore d’une Ur-hyle, antérieure à toute constitution et à toute mondanéisation, qui serait comme telle inapparaissante et, par conséquent, la condition non phénoménale de la vie phénoménale.

Pour sa part, reprenant un thème cher à Jacques Derrida, François-David Sebbah rappelle de quelle manière la théorie husserlienne de l’intentionnalité privilégie la donation originaire et adéquate, et tente de conjurer le risque de la non donation par

« une surenchère à la présence ». Dans cette perspective, bien qu’excédant toute visée perceptive, la catégorie relève tout de même d’une intuition : l’intuition caté- goriale.

On le voit, quelles que soient les critiques émises, il faut sans aucun doute savoir gré aux « Analecta Husserliana » d’assurer une relative publicité aux mille et une recherches que suscite de nos jours la phénoménologie à travers le monde.

Philippe CABESTAN

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Paul Karl FEYERABEND, Une connaissance sans fondements. Introd., trad., notes, bibliogr. et index par Emmanuel Malolo DISSAKÉ. Paris, Dianoïa/Diff. Presses universitaires de France, 1999. 13 ×21, 128 p., bibliogr., index (Fondements de la philosophie contemporaine des sciences).

Les œuvres philosophiques commencent généralement par la condamnation du dogmatisme de celles qui les ont précédées. Respectant, au moins en cela, la tradi- tion, Paul Karl Feyerabend s’y employait également dans son premier livre, Une connaissance sans fondements, réédité aujourd’hui, quarante ans après sa sortie (confidentielle) en 1961. L’ouvrage, traduit pour la première fois en français, est formé de la transcription de deux conférences. Âgé de trente-sept ans à cette date, Feyerabend avait certes déjà publié au moins une quinzaine d’articles épistémolo- giques, pour la plupart des comptes rendus d’œuvres contemporaines (de Rudolf Carnap, Ludwig Wittgenstein, John von Neumann, Niels Bohr). Mais c’est ici qu’est présentée la première véritable synthèse de sa pensée, dont le fil directeur est déjà, et restera, l’antifondationalisme.

La structure de l’essai n’est ni explicite, ni évidente. On peut cependant distinguer, par exemple, quatre moments dans son argumentation en faveur de l’antifondationa- lisme, ou « attitude critique ». Celle-ci consiste à « abandonner le désir de certitude, [et] à renoncer à l’envie d’échapper à nos responsabilités » (p. 98), ce qui a pour conséquence « la renonciation à presque toute la philosophie traditionnelle excepté celle des présocratiques » (p. 99). Il faut « opérer un changement complet d’atti- tude ». C’est pourquoi, fondamentalement, « l’épistémologie [...] est fondée sur une décision éthique » (p. 96), celle qui privilégie la « liberté » et le « pluralisme ». D’où le vocabulaire de « l’attitude », indissociablement théorique et pratique.

Dans un premier temps, Feyerabend montre la nécessité de changer radicalement notre manière de faire de la philosophie, en partant du constat de l’échec de la philo- sophie traditionnelle. La philosophie actuelle, dit-il, attire à bon droit la suspicion généralisée. Elle est excessivement technique, ésotérique, n’a plus d’idéal ni d’espoir d’arriver à quoi que ce soit. Feyerabend se propose de lutter contre cet état de fait en construisant une éthique et une épistémologie « suffisamment modeste » et « simple » (p. 56), pour renouer avec l’idéal philosophique de « fournir un sens à la vie ». Le moyen pour cela est de revenir à la source de la philosophie, c’est-à- dire, selon lui, aux philosophes présocratiques, en particulier aux Ioniens.

Ce que Feyerabend retient des Ioniens, c’est leur « esprit critique » et leur « opti- misme ». Cet esprit vient de la conscience de l’origine purement humaine, et donc imparfaite, de toute chose, même sacrée. Leur optimisme tient dans la ferme croyance dans le pouvoir de l’intellect et dans celui de la volonté. Cette joyeuse affirmation du caractère non-absolu (antifondationnel) des vérités est le cœur de

« l’attitude critique » que revendique Feyerabend, et qu’il retrouve exemplairement chez Thalès. Il dresse alors le portrait de Thalès : sa philosophie ne se distingue pas des autres disciplines, elle n’est ni technique ni précise, elle est audacieuse (car d’emblée cosmologique) et générale, à la différence des philosophies actuelles, sèches, étroites, « microscopiques ». Mais, surtout, Thalès s’exerce à toutes les acti- vités : il est également homme politique, ingénieur, voyageur, géomètre et homme d’affaires, à l’image de Feyerabend, qui fut aussi chanteur lyrique et homme de théâtre.

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L’analyse de la théorie scientifique de Thalès, et surtout de son attitude envers sa propre théorie, peut donc servir à évaluer les théories actuelles de la connaissance pour les amender. À cette fin, Feyerabend procède en deux temps complémentaires.

Tout d’abord, il montre la parenté de la théorie scientifique de Thalès, comme de toutethéorie scientifique, avec les schèmes d’explication mythologiques. La pensée de Thalès est générale(cosmique), explicative, contre-intuitiveet contre-inductive, comme toute bonne théorie. Feyerabend défend ainsi le mythe contre sa condamna- tion naïvement « empiriste » : le mythe aussi est soutenu par des faits. Seulement, ces faits appartiennent à un monde qui est vécu d’une manière différente de la nôtre.

L’empiriste naïf est donc dogmatique, au sens où il applique les critères de vérifica- tion de son propre monde au monde d’autres groupes, chez qui ces critères ne valent plus (thèse commune à Feyerabend et à Kuhn). Le mythe, en ce sens, n’est pas fon- damentalement distinct de la science : « La science est le mythe d’aujourd’hui » (p. 74).

Dans un second temps, cependant, Feyerabend met en avant l’heureuse différence qui subsiste chez Thalès entre mythe et science. Cette différence réside autant dans l’attitude psychologique face aux théories, que dans leur structure logique. Le mythe prétend, en effet, détenir une vérité absolue (psychologiquement), et s’arrange, par des hypothèses arbitraires, pour devenir irréfutable (logiquement). Il procède par

« endoctrinement », comme la science actuelle, qui est donc pleinement mythique, de même que le marxisme, la psychanalyse, et « certaines parties de la physique quantique » (p. 85). Feyerabend se montre ici très proche de Karl Popper : la vraie science, elle, échappe au mythe en tant qu’elle se reconnaît faillible. C’est ce carac- tère faillible et provisoire qu’assume Thalès, et qui distingue radicalement sa pensée d’un simple mythe.

Tirant alors les conclusions de cette analyse, Feyerabend jette les bases d’une épistémologie non dogmatique. De même que le mythe s’affirme par des valeurs morales, c’est par une attitude morale que nous en sortirons : « [...] quel genre de vie allons-nous mener ? Tel est le problème fondamental de toute l’épistémologie » (p. 95). Reprenant l’opposition poppérienne entre société close et société ouverte, Feyerabend plaide pour l’ouverture, ce qui signifie pour lui récuser la problématique des fondements absolus, même empiristes. Ni l’intuition pure, ni même les données des sens ne sont fondateurs, car « de tels fondements ont exactement les caractéris- tiques d’un mythe ». Il faut donc assumer un antifondationalisme foncier, commandé par une considération éthique. Le recours à la variété des idées, à l’ima- gination, à la généralité, à l’art est ainsi justifié, ce qui sera nommé plus tard

« l’anarchisme épistémologique ».

La présentation d’Emmanuel Malolo Dissakè (qui occupe les deux tiers du livre) est utile et informative. Il y annonce le contenu du livre, en notant (p. 15) que cet écrit est « à la fois un écrit de confirmation et un texte prémonitoire » (on peut d’ail- leurs regretter, à ce propos, que la présentation s’attache plus à montrer la postérité des thèses de ce livre chez son auteur, que leur nécessité ou leur originalité par rap- port au passéde cette pensée, et surtout leur insertion dans le champ des positions contemporainesde l’époque).

La bibliographie des ouvrages de Feyerabend, quoique ne se prétendant pas exhaustive, est instructive, non seulement pour se rendre compte de la prolixité de l’auteur (72 articles recensés), mais surtout pour étudier la succession de ses multi-

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ples centres d’intérêt. L’édition de cet écrit oublié est donc un apport précieux pour l’histoire de l’épistémologie contemporaine.

Concernant les thèses mêmes de Feyerabend, le lecteur jugera sur pièce. Il convient cependant d’en relativiser quelque peu la portée « révolutionnaire ». D’une part, quoique antifondationaliste, Feyerabend reste ici par bien des côtés non seule- ment classiquement poppérien (sur le faillibilisme, sur l’éthique de l’ouverture), mais encore, il donne parfois l’impression d’assener des évidences. Qui en effet sera encore (ou fut) choqué par l’affirmation du rôle essentiel de l’imaginationdans la formulation des hypothèses scientifiques ? Qui se scandalisera encore de la mise au jour, dans la science, du rôle fondamental de la croyance? D’autre part, certaines thèses typiques de l’auteur ne peuvent pas être prises entièrement au sérieux, telles que : la précision est dommageable à la philosophie ; ou encore : il n’y a pas de dif- férence intrinsèque entre la science actuelle et le mythe (p. 74). Si certains pro- blèmes soulevés méritent certes toujours d’être discutés (tel celui de l’incommensu- rabilité des paradigmes), un certain nombre de provocations, en revanche, n’ont de la profondeur que l’apparence.

Alexis BIENVENU

Éric ALLIEZ, dir., Gilles Deleuze, une vie philosophique. Rencontres internationales, Rio de Janeiro - Sa˜o Paulo, 10-14 juin 1996. Le Plessis-Robinson/Paris, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance/Diff. Presses universitaires de France, 1998. 13,5 ×21,3, 577 p. (Les Empêcheurs de penser en rond).

Gilles Deleuze, une vie philosophiqueest un recueil de trente-trois articles et conférences consacrés à la philosophie intégrale de Gilles Deleuze (1925-1995), publiés en prolongement des Rencontres internationales Gilles Deleuze qui ont eu lieu à Rio de Janeiro et à Sa˜o Paulo en juin 1996. Le livre n’a rien à voir avec une introduction. Il « propose un certain nombre de protocoles d’expérience à partir de l’agencement, de l’effet-Deleuze (et Guattari) », comme l’écrit Éric Alliez (p. 21).

L’intention est de faire une série de rencontres, d’expérimentations et de créations à partir deDeleuze. Pour cette raison, le livre exige de la part du lecteur une connais- sance profonde des figures et concepts fondamentaux de la philosophie deleuzienne, ce qui n’est pas nécessairement malheureux (quant aux introductions, il y en a déjà beaucoup de disponibles). Cette vaste sélection de textes illustre surtout la multi- plicité de lignes à suivre dans la philosophie deleuzienne, lignes dont nous ne pou- vons donner que des échantillons.

Divisé en quatre parties, le livre suggère la répartition des problématiques sui- vantes : « Variations philosophiques », « Histoire et devenir de la philosophie »,

« Politique et clinique » et « Variétés esthétiques ». Une telle division peut appa- raître lourdement classique ou, du moins, suivre une logique peu deleuzienne. Pour y remédier, Alliez propose, dans son introduction, trois « entrées » pour une pers- pective synthétique sur les articles assemblés : une première qui porte sur « l’impli- cation de l’image dans la pensée » de Deleuze, une deuxième sur la question de

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« l’immanence », et enfin, une troisième sur le « désenclavement de la pensée contemporaine » (p. 14-16). Ces trois entrées, dans un contexte deleuzien, entraînent les problèmes suivants : sous quelles conditions la pensée pense-t-elle (dans la mesure où la pensée est par elle-même lasse — il faut l’y forcer), de quelle manière peut-on faire de l’ontologie sans trahir les articulations de l’être lui-même, c’est-à- dire sans l’abandonner à la transcendance, et comment enfin, arrive-t-on à penser autrement (pour en finir avec le jugement et au profit d’un peuple à venir) ? L’épis- témologie, l’ontologie, la politique et la manière dont ils s’entrecroisent chez Deleuze constituent la grille assez libre à travers laquelle les textes s’intègrent.

Les trois dimensions proposées par Alliez sont toutes présentes dans le compte rendu de Logique du sensproposé par François Wahl. Après avoir donné au projet de Deleuze le nom de « nouvelle méthode transcendantale » (p. 126), il caractérise la pensée de celui-ci comme étant « un idéalisme métaphysique du singulier » (p. 144). Wahl reconstruit tout le passage de la cristallisation des structures du sens (Lewis Carrol/le structuralisme) jusqu’à l’eventum tantumdu Hasard (avec un grand

« H ») qui conditionne leur genèse (Artaud/Nietzsche). C’est une lecture d’une éton- nante sobriété qui capte toute la grandeur métaphysique du système de Deleuze.

Gérard Lebrun interroge avec beaucoup de soin la rencontre ambiguë entre Kant et Deleuze : d’un côté, l’héritage kantien de la philosophie de Deleuze en tant que philosophie transcendantale, et de l’autre, l’anti-kantisme profond d’un Deleuze affrontant une philosophie qui étouffe la pensée, parce qu’elle ne fait que « décal- quer le transcendantal sur l’empirique » en postulant des ressemblances entre les phénomènes conditionnés et leur condition transcendantale. En confondant la caté- gorie restrictive du possible et les lignes de différenciation créatrices du virtuel, Kant opère un blocage catégoriel de l’analyse des champs transcendantaux qu’il avait lui-même découverts, et se rabat lourdement sur les régimes de la représenta- tion.

La figure anti-kantienne est reprise par Alliez dans son interrogation sur la réfrac- tion du bergsonisme dans la pensée de Deleuze. Il interprète le bergsonisme comme un empirisme supérieur qui trace l’immanente créativité des articulations des choses mêmes. « La phase où le conscient devient modeste » exigée et prévue par Nietz- sche dans La Volonté de pouvoir reparaît dans l’intuition qu’on trouve dans la méthode bergsonienne pour la différence de la chose ; une intuition, qui ne pré- conçoit pas la forme de la chose avant son apparition (en tant que « possibilité »).

François Zourabichvili prend la relève par une critique de la catégorie du possible politique (comme critique de « l’utopie »). À travers les textes de Deleuze, L’Épuisé (1992) et Mai 68’ n’a jamais eu lieu(1984), il présente « la perversion admirable » (p. 357) de son gauchisme. C’est une pensée révolutionnaire qui s’effectue dans l’épuisement du possible, et qui fait front à l’événement intolérable ; une pensée créatrice qui se fait digne de l’événement sans le réduire au déjà-vu ou au déjà conçu comme possible, « une ouverture du possible » (p. 338). L’épuisement des possibilités devient le moment révolutionnaire proprement dit, parce qu’il marque en même temps l’ouverture vers l’invention du possible même : « du possible, sinon j’étouffe », comme le proclamait Deleuze lui-même (p. 356).

John Rajchman, lui aussi, pose la question de la libération des catégories préfor- mées du possible, « à la recherche d’un “ plan de consistance ” antérieur à tout ce qui peut se programmer ou planifier, capable de nous faire vivre une intelligence

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“ gaie ” ou “ légère” » (p. 404). Sur la base d’un « survol » de toute la philosophie française dite « postmoderne » cachée dans ses notes (Gilles Deleuze, Michel Fou- cault, Michel Serres, Paul Virillo, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard, etc.), Rajchman s’interroge sur la possibilité de libérer une « intelligence du virtuel » (p. 404) pour en finir avec le smartnessde la pensée technocratique de la vie urbaine moderne, et pour se battre contre ceux qui pensent trop à l’effectuation des possibili- tés plutôt qu’à leur création.

Jacques Rancière retrouve sous le nom d’« esthétique » le même soin pour les articulations de l’être qu’Alliez présentait comme l’« empirisme supérieur » chez Deleuze. Arriver aux articulations authentiques de l’être exige la libération d’un champ de sensibilité pure. Comme le dit Rancière : « La vérité est le sensible pur, le sensible inconditionné qui s’oppose aux “ idées ” de la doxa » (p. 530). Il s’agit de

« rendre justice au sensible » et « de dire quelle est sa vraie mesure » (p. 529 f.). À partir de cette reformulation de l’esthétique transcendantale, Rancière retrace la cap- ture des « affects » et des « percepts » opérée par l’œuvre d’art ; figures artistiques qui, à leur tour deviennent des images en état d’arrêt ou « hystériques » d’un mou- vement vers la « substance pathique » du sensible pur : « L’œuvre est une station sur le chemin d’une conversion. Son hystérie est schizophrénie maintenue dans le cadre où elle fait encore œuvre et allégorie du travail de l’œuvre » (p. 531). En se référant à une figure qui ressemble beaucoup à la fameuse « fin de l’art » de Hegel, Rancière s’engage à développer les paradoxes d’une telle conception de l’art en même temps qu’il y voit le destin nécessaire de l’esthétique : « Deleuze accomplit le destin nécessaire de l’esthétique en suspendant toute la puissance de l’œuvre au sensible

“ pur ” » (p. 536).

Commenter Deleuze pose des difficultés méthodologiques évidentes dans la mesure où ses textes et sa méthode résistent explicitement au genre du commentaire.

Faut-il rester fidèle à Deleuze de la manière traditionnelle, soit en produisant des éclaircissements fort utiles mais scolaires — approche qui s’avère peu convenable pour un texte « deleuzien » —, ou doit-on faire des « enfants monstrueux » avec Deleuze, comme il le faisait lui-même avec l’histoire de la philosophie ? Cette der- nière approche produit trop souvent des textes qui ne font que compliquer une philo- sophie déjà très difficilement compréhensible. Le problème adhère à une certaine claustrophobie qui hante l’appareil philosophique de Deleuze malgré lui. Comme il est assez difficile d’entrer dans la philosophie de Deleuze, il l’est encore plus d’en sortir. Comme dit Isabelle Stengers : « La création de concepts, toujours à refaire — manqués ou réussis — oblige le penseur deleuzien, mais l’expose. Et l’expose d’abord au risque de trahir, de commenter, d’expliquer ce que Deleuze “ pensait ”.

Et l’expose aussi à la tentation de vivre le danger par procuration ou encore dans la culpabilité hypocondriaque de ne pas y être encore, de ne pas être digne » (p. 331).

La trahison dont Stengers parle serait une trahison qui s’effectue à l’envers, dans la mesure où elle ne serait présente que dans la répétition trop fidèle des commen- tateurs qui, ayant peur de se tromper, ne font que reproduire les mots de Deleuze.

Mais est-il possible de se tromper devant une philosophie dont l’auteur lui-même dit que, « l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de la tourner contre lui-même » (Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 81) ? Le danger n’a jamais été les contresens, mais toujours les répétitions

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d’une imagination pétrifiée qui n’est plus capable de faire l’expérimentation correc- trice de ses propres constructions doxologiques ; une pensée qui ne peut plus nous donner les « anecdotes vitales » dont de nouvelles formes de vie se nourrissent, comme le dirait Deleuze. On doit alors continuer de parler de Deleuze sans avoir peur « de ne pas être digne ». D’aucuns s’entendront pour dire que Gilles Deleuze, une vie philosophiqueprouve en abondance qu’on continue à parler de Deleuze, en se trompant ou non, et qu’on continuera à le faire pour enfin arriver à s’en sortir.

Mogens LAERKE

« Philosophie analytique », sous la dir. de Pascal ENGEL, Cahiers de philosophie de l’université de Caen, Centre de philosophie de l’université de Caen, 31-32, 1997-1998. Caen, Presses universitaires de Caen, 1999. 14 ×22, 103 p., cédé- rom joint.

Il s’agit des actes du premier congrès de la Société française de philosophie ana- lytique (SOPHA), qui s’est tenu à l’université de Caen du 22 au 24 mai 1997. La partie imprimée ne comporte que cinq articles sur les trente-sept contenus dans le cédérom joint.

Les articles de Michael Esfeld (sur le holisme) et de Robert Franck doivent être lus ensemble dans la mesure où ils traitent de la méthodologie de la philosophie analytique. Si est analytique une méthode qui se caractérise par l’explicitation du composé au moyen des simples, comme le prétend Franck, alors il faut être en mesure de repérer et de définir de vraies totalités (des systèmes holistiques), tâche pour laquelle Esfeld propose des outils analytiques (à savoir des définitions arti- culées avec les ressources de la logique modale quantifiée de l’extérieur).

En épistémologie, Anouck Barberousse s’intéresse aux raisons du succès des modèles mathématiques en physique. Ces représentations scientifiques complexes déterminent la pratique du physicien et lui permettent de proposer des lois, c’est-à- dire d’idéaliser et de désidéaliser des situations physiques concrètes. Il est donc pos- sible d’unifier les deux sens (physique et mathématique) de la notion de modèle.

Stéphane Chauvier et Roger Pouivet proposent deux lectures distinctes, mais toutes deux réalistes, des conséquences du travail de Nelson Goodman sur l’induction.

Pouivet considère que Goodman est nominaliste : rien, dans le monde, ne garantit que les domaines de prédicats que nous utilisons correspondent à des espèces natu- relles. Pouivet évoque, pour contrer ce nominalisme, le travail d’Alvin Plantinga : le fonctionnement cognitif normal d’un être humain consiste à induire correctement.

Selon Pouivet, cette solution est la téléologie gnoséologique d’Aristote. Pour Chau- vier, Goodman est un réaliste constructiviste, et non un nominaliste, qui pense que nous choisissons nos prédicats et non la réalité qu’ils construisent sans la détermi- ner.

En philosophie de l’art, Marie-Dominique Popelard montre que la symptomatolo- gie esthétique de Goodman permet une théorie pragmatique contextuelle du sur- gissement de l’art.

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En pragmatique des actes de langage et analyse transactionnelle, Éric Grillo pro- pose de résoudre l’ambiguïté sur les énoncés de croyance (sont-ils des expressions d’états mentaux ou bien des assertions modalisées ?) en examinant des cas en contexte. Denis Vernant interroge en détail les modalités de l’action conjointe pour fonder l’analyse en contextedes actes de langage, de l’interaction langagière, en s’opposant aux visions cognitiviste et computationnelle.

En philosophie de la perception, Henri Roussel présente la vision selon l’approche des neurosciences : rendre compte des interactions œil-cerveau ; le loga- rithme du problème à résoudre par l’œil (réceptions d’informations multiples et dis- parates) est effectuable ou non par des neurones, selon certaines logiques de cou- plages et de découplages. Fabrice Correia offre une présentation originale de trois philosophies de la perception (réalisme, théorie du contenu et phénoménalisme) en les confrontant sur le problème des expériences réduites (expériences visuelles où la profondeur est mise entre parenthèses). François Clementz analyse la notion de

« contenu ». L’expérience perceptive a deux aspects, d’une part un contenu (repré- sentationnel) évaluable sémantiquement, et d’autre part, un aspect subjectif. La dif- ficulté est de rendre compte, de manière naturalisée (en termes causaux) de tous ces aspects de la perception. Ni le phénoménisme de Martin Davies, ni l’externalisme radical de Fred Dretske n’y parviennent.

En philosophie de la société, Alain Boyer défend l’individualisme méthodolo- gique de Karl Popper, en critiquant l’interprétation ultranominaliste de ce dernier faite par Vincent Descombes dans Les Institutions du sens(Paris, Minuit, 1996).

Pour Alban Bouvier, des trois sociologies françaises que sont celles de Pierre Bour- dieu, des ethnométhodologues, et de Raymond Boudon, seule la dernière est de style analytique. Boudon répudie pourtant cette appellation pour des raisons qui tiennent à un malentendu entre philosophie analytique et sciences sociales que Bouvier ana- lyse avec précision. François Lepage examine une évolution récente du bayesia- nisme (proposée par Ronal Jeffrey) et montre pourquoi elle n’est pas défendable.

Cet article concerne donc également la théorie probabiliste de l’action.

En philosophie des mathématiques et de la logique, et théorie de la vérité, Yvon Gauthier poursuit sa réflexion sur la logique interne, en montrant les insuffisances du projet fondationnaliste de Gottlob Frege, par rapport à une théorie des nombres, défaut qui ne se trouve pas chez Leopold Kronecker. Ali Benmakhlouf propose, à partir de Frege, une réflexion sur la force négative (ce qui est original, la notion de force assertive étant en général favorisée) d’une proposition. Sébastien Gandon compare la quantification chez Frege et Russell (en tant qu’outil d’analyse du lan- gage ou de la pensée) pour en tirer des conclusions sur les positions du premier Wittgenstein quant au langage ordinaire. Michel Seymour relève une tension chez Crispin Wright, qui tente d’éviter le quiétisme (position selon laquelle le débat réa- lisme/anti-réalisme est un faux débat) en conciliant une conception minimaliste de la signification et une conception robuste de la vérité. Cela n’est possible qu’après stipulation de normes, et non d’après un constat ontologique. L’objectivité de la vérité est une affaire normative et stipulative, donc non ontologique. Dans le même esprit, Anita von Duhn se demande si la logique décrit un objet ou prescrit simple- ment des lois pour le raisonnement. Son enquête historique, qui part de Kant pour aller jusqu’à John McDowell, en passant par Bernhard Bolzano, Gottlob Frege, Edmund Husserl, Donald Davidson, aboutit à un panorama nuancé d’« options ».

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Dans le domaine de la philosophie du langage, Daniel Laurier examine, dans un long article ce qu’il est convenu d’appeler, après le livre de Saul Kripke sur Witt- genstein, le « scepticisme sémantique ».

Dans la rubrique « post-moderne », on trouvera l’article de Jean-Claude Dumon- cel.

En philosophie morale et politique, Grégoire Kantardjian réévalue les faiblesses de la volonté : elles ne sont pas systématiquement irrationnelles (il faut mieux en analyser les motifs) et elles peuvent même s’avérer utiles (en tempérant, par exemple, un rigorisme moral exagéré). Norbert Campagna se demande s’il est juste d’introduire de la parité entre les hommes et les femmes dans la société, et Christine Tappolet tente de réhabiliter le platonisme moral, en rappelant, d’une part, la diver- sité des platonismes moraux, et, d’autre part, en prenant part au débat sur les valeurs (John Mackie, John McDowell) : une épistémologie des valeurs qui fait appel aux émotions permet de comprendre comment les valeurs peuvent être à la fois objec- tives et motivantes.

En philosophie de l’esprit, Brian Monast tente d’élaborer une parade phénoméno- logique contre les sciences de l’esprit : la vie intérieure leur échapperait irrémé- diablement. Carlo Nizzo montre que l’argument qui conclut de l’impossibilité de naturaliser les phénomènes intentionnels à un irréalisme intentionnel est un peu rapide. Tout ce que l’on montre, c’est que nous n’avons pas de schème conceptuel assez large pour inclure à la fois ce qui est intentionnel et ce qui ne l’est pas. Valen- tin Omelyantchik remet en cause le paradigme du Système Intentionnel (inventé par Daniel Dennett), qui conduit à privilégier des logiques intensionnelles pour parler des états mentaux. Or, on peut mettre en œuvre des outils strictement extensionnels, même si cela n’est qu’à l’échelle locale, pour traiter ces états mentaux. Pierre Jacob critique le cartésianisme naturalisé de Galen Strawson, qui consiste à donner le pri- mat à l’expérience consciente et, donc, à la phénoménologie des états mentaux. Pour Jacob, on ne peut pas attribuer de phénoménologie à ce qui ne se déploie pas à tra- vers une modalité sensorielle, comme la pensée conceptuelle. Il faut donc maintenir la distinction entre contenu conceptuel et expérience. Max Kistler s’intéresse à trois théories qui basent la représentation mentale sur le concept d’information (Jerry Fodor, Pierre Jacob, Fred Dretske). Le problème est de savoir de quel type est la dépendance entre la représentation et l’objet intentionnel : relation strictement infor- mationnelle ou relation nomologique ? Pierre-Henri Castel montre que prendre au sérieux la question de l’interprétation (en termes d’évaluation sémantique) des rêves permet de mieux comprendre les états mixtes (« croisirs ») de croyance et de désir.

Sacha Bourgeois-Gironde montre que l’enjeu de l’analyse contemporaine du cogito cartésien est de savoir si l’on peut dissocier l’évaluation sémantique de l’énoncé « je pense » (et sa particularité d’être toujours vrai, et de permettre d’inférer « je suis ») de l’évaluation épistémique (l’absence de doute quant au fait, mental, que je pense).

Paul Bernier s’intéresse à un problème très proche, qui est celui de savoir si l’on peut concilier l’autorité de la première personne (notamment dans les croyances réflexives) avec l’externalisme sémantique. Même une croyance réflexive (sauf cer- taines croyances spéciales et rares) doit avoir un minimum de contenu, évaluable selon des critères externes et non justifiable d’autorité par le fait que je le crois.

Deux articles concernent des questions d’interprétation de la philosophie de Witt- genstein. Stéphano Manfredi s’intéresse à ce qu’il appelle la thèse de la modifica-

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tion conceptuelle (selon Wittgenstein, une démonstration modifie le sens du théo- rème à démontrer) selon deux axes : la distinction entre les écrits de transition et les écrits de la seconde philosophie, la discussion des idées de Michael Dummett par Jacques Bouveresse, notamment sur l’interprétation antiréaliste de cette partie de la philosophie de Wittgenstein. Mathieu Marion est également attentif à cette chrono- logie wittgensteinienne afin d’interpréter les remarques de Wittgenstein sur « suivre une règle ».

En ontologie et en métaphysique, Claude Panaccio se propose de sauver le nomi- nalisme inscriptionnaliste d’un argument modal de George Bealer en introduisant un nouveau connecteur (tantumsi) dont il explique les règles d’introduction. Arda Den- kel contribue également à la querelle des universaux en défendant un conceptua- lisme fondé sur la ressemblance. Denkel réfute logiquement l’objection réaliste qui consiste à dire que la relation de ressemblance est une relation d’identité partielle.

Quant à Jérôme Pelletier, il examine le statut ontologique des personnages de fiction à la lumière du débat post-kripkéen sur les mondes possibles et la référence directe.

Malgré tout, il faut espérer, comme le fait Pascal Engel dans son introduction, qu’il ne s’agit que d’un premier pas, et non du dernier vers une communauté « de travail et d’échanges » (p. 9). Encore faudrait-il pour cela que la discussion ne porte pas seulement sur les auteurs anglais et américains (dont l’étude est néanmoins iné- vitable pour qui veut progresser dans cette philosophie), mais aussi sur les articles écrits par des auteurs francophones (puisque c’est de cette communauté dont il s’agit ici). La force argumentative, et, parfois, l’originalité dont font preuve la très grande majorité des articles présentés ici montrent qu’il ne s’agit décidément pas seulement d’un vœu pieux.

Christophe ALSALEH

De la violence II. Séminaire de Françoise HÉRITIER. Paris, Odile Jacob, 1999.

12,5 ×19, 357 p. (Opus, 88).

Après un premier volume regroupant les communications philosophiques, histo- riques et juridiques consacrées à la violence, Françoise Héritier propose ici des tex- tes plus directement en prise avec la réalité anthropologique du thème considéré.

Elle reprend, en ouverture du recueil, chacune des interventions à son séminaire, en une synthèse respectueuse et exhaustive, sur laquelle il n’est nul besoin de revenir.

Les considérations méthodologiques qui concluent l’ouvrage permettent de dégager les lignes de force de l’ensemble. F. Héritier y propose de comprendre la violence à partir des matrices du comportement humain. Celles-ci ont pour principe une classi- fication primordiale fondée sur la différence sexuelle, hiérarchisée en domination du masculin ; de là découlent certains affects constants : le besoin d’être entre-soi, en un territoire partagé par un même sang, voire par un seul sexe, la recherche de la satisfaction des besoins vitaux, de conformité, de protection, de confiance, enfin le sentiment du juste et de l’injuste. Le lieu de la violence est alors « les interstices

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non-réglés du jeu entrecroisé de ces divers (et nécessaires) besoins » (p. 328) et sa fonction la construction de l’identité d’un groupe, par la destruction de tout ce qui s’y oppose en menaçant la supposée pureté de l’entre-soi. C’est autour de cette question de l’identité que peuvent être rassemblés les textes de ce recueil : elle constitue la source des processus de légitimation de la violence faite à l’autre, l’ani- mal ou l’autre homme, qui doivent permettre de distinguer pour soi violence et crime, sacrifice et homicide, reconduisant le principe védique selon lequel « tuer n’est pas tuer ». Légitimité et identité, abordés en leur intrication dans les formes de la torture, du rite sacrificiel ou de la violence politique préparent la réflexion finale, menée par Henri Atlan et Françoise Héritier elle-même, réunis en un réalisme teinté d’espoir en la possibilité d’un minimum éthique, s’instituant contre les processus violents de la construction identitaire.

La violence, c’est d’abord une force se sachant illégitime et cherchant à se légiti- mer. Celle dont l’animal est l’objet n’échappe pas à cette dualité, présente dans la cosmologie amazonienne que Philippe Descola considère ici : l’animal y est perçu non comme un être ontologiquement différent, mais comme une créature douée, comme l’homme, d’une vie culturelle — c’est-à-dire permettant la communication transparente entre les membres du groupe ; la distinction homme-animal n’est alors que la perception d’une communication plus ou moins difficile avec les autres groupes, construisant ainsi une hiérarchie entre les plus proches (la famille) et les plus lointains (la tribu étrangère, plus éloignée culturellement que l’animal familier).

Humains, animaux et plantes sont pris dans un continuum originel, rendant problé- matique la violence faite à l’animal. La solution que les Indiens vont élaborer n’est pas tant l’expression d’une mauvaise conscience déguisée sous l’apparat rituel que la marque d’un véritable malaise, qui va présider à l’établissement d’un rapport contractuel avec l’animal. Rapport de prédation simple dans le cas des Jivaros ; rap- port de réciprocité chez les Desona, qui achètent la vie animale en confiant au Maître des animaux l’âme de leurs défunts ; rapport de domination, enfin, chez les Arawaks, où les animaux chassés sont supposés s’offrir au chasseur en témoignage de bienveillance. Le premier de ces rapports ne dissimule rien de la violence. Mais les deux autres types de contrat obéissent à un même besoin de légitimation de la violence faite à l’animal, qu’on ne doit pas confondre avec « une ruse de la raison sauvage destinée à rendre supportable l’idée de mettre à mort des êtres dont tout nous rapproche » (p. 43) ; le contrat tend plutôt à nier la violence en la situant dans un système cosmologique clos, où la vie se transmet et change de forme sans jamais disparaître entièrement.

La conclusion de l’article de Descola trouve un singulier écho dans l’intervention de Florence Burgat : alors que dans le cas des Indiens d’Amazonie, l’identité ontolo- gique entre l’homme et l’animal conduit à une légitimation cosmologique de la vio- lence, notre société pose de la manière la plus ferme une différence d’être entre hommes et animaux, qui fait du concept d’animalité l’illégitime même, le hors- sujet.

« Animaliser, c’est rendre disponible » (p. 47). L’animal, comme l’affirme le code civil, est un meuble. La notion d’animalité, qu’elle s’applique à l’animal ou à tout groupe humain qu’on lui comparera, permet de légitimer la violence, à partir du moment où celle-ci est éthiquement neutralisée par l’absence de personnalité juri- dique de son objet. Le crime contre l’animal n’est pas possible, non plus en ce que

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la vie ne se perd jamais dans un système clos, mais bien en ce que le crime suppose toujours que sa victime puisse être élevée au statut de victime. Le meurtre de l’ani- mal ou de l’homme animalisé n’est pas un meurtre.

On retrouve ce déni du caractère criminel de la violence dans le sacrifice, sujet du lumineux exposé de Lucien Scubla. La violence sacrificielle, cherchant sa légitimité dans une conscience aiguë de sa proximité avec la plus illégitime des violences, est interprétée ici selon le principe structural du non-cumul de l’identique. Ce principe conduit à deux interdits majeurs : l’interdiction d’associer le sang menstruel au sang sacrificiel, d’une part ; l’interdiction d’associer le sang du meurtre au sang du sacri- fice, d’autre part. Ce second interdit, remarque Scubla, « laisse entrevoir une étrange parenté entre le sacrifice et le meurtre, et la hantise d’une confusion toujours pos- sible entre le geste sacré du prêtre et le geste meurtrier de l’assassin » (p. 136). Le sacrifice doit alors être compris comme une forme de sublimation destinée à mettre la violence au service de la vie, en la contenant — dans tous les sens du terme — pour la domestiquer et la réinvestir. « Autrement dit, [...] le sacrifice est bien un acte violent mais qui serait dans son principe même une moindre violence, un moyen d’endiguer la violence et de lui assigner des bornes » (p. 138). Plusieurs faits peuvent ici être établis : le sacrifice est d’abord toujours sanglant ; il porte sur un homme ou sur un animal, à la condition que celui-ci soit humanisé, notamment par les soins qu’on lui aura prodigués (les Aïnous adoptent ainsi les ours, en les élevant comme leurs propres enfants) ; enfin, le sacrifice est constamment rapproché du meurtre d’un proche, ce meurtre étant universellement condamné. Le mécanisme de la sublimation, rusant de ces constantes, va s’efforcer de dissoudre la culpabilité du sacrifice, tout en maintenant sa proximité constitutive avec le meurtre. Ainsi des Bouphonies. Décidés à offrir aux dieux un sacrifice non sanglant, ils y adjoignent un bœuf, qui va se nourrir des aliments prévus pour les dieux ; prétextant le sacrilège, on exécute l’animal, puis on organise un procès qui va attribuer toute la culpabilité du meurtre au couteau lui-même, jeté alors à la mer. Le procès permet de rapprocher le sacrifice du meurtre, tout en les séparant par la destruction du coupable, ici incarné dans l’instrument sacrificiel. L’effet de substitution, considéré comme effec- tif et efficace, fait du sacrifice un acte ni gratuit ni symbolique : il est une pratique d’autodomestication de l’homme, partie prenante d’un ordre sacrificiel général dont il n’est pas sûr qu’on puisse sortir.

Les exemples présentés mettent en œuvre on le voit, dans la construction de la violence légitime, des procédures de distanciation souvent ambiguës, qui lève la culpabilité ou ôte tout droit à la victime, en maintenant pourtant une certaine inti- mité entre celle-ci et son bourreau. L’article de Michel Houseman s’attache précisé- ment à ces mécanismes, à travers l’étude des différents types de relations mis en jeu dans la torture et le rite initiatique. Le paradigme de la douleur adopté ici n’est pas, comme on le fait communément, celui de la douleur ressentie, mais celui de la dou- leur infligée, dont la première est une forme dérivée, caractérisée par la difficulté d’identifier son agent. À partir de ce modèle, Houseman distingue deux configura- tions relationnelles particulières : celle de l’initiation qui met en rapport trois termes, le novice, le non-initié et l’initiateur en une relation agie par tous ; celle de la torture qui lie bien aussi trois termes, mais selon deux relations seulement, unissant le tortionnaire à sa victime, et le tortionnaire aux tiers, la relation de la victime à ce tiers étant supposée plus que posée. L’intérêt de cette optique relationnelle est de

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révéler l’ambiguïté de la violence, notamment de la torture. Étudiant le célèbre récit du supplice de Damiens, morceau de bravoure ouvrant Surveiller et punirde Fou- cault, Houseman remarque justement que l’atroce souffrance du condamné amène les spectateurs à se ranger du côté des autorités. Mais le caractère absolument déme- suré de la souffrance infligée — et la gratuité pleine d’imagination des sévices — les conduisent à prendre leur distance par rapport à ces mêmes autorités, et à se pla- cer du côté du condamné.

La violence, que la mise à distance de la victime cherche à légitimer, prend place dans une démarche d’identité souvent trouble et duelle. Dans certaines situations, et singulièrement dans la torture, cette construction identitaire des uns se fait au prix d’une destruction non seulement du droit, mais encore de l’être même de la victime, touchée souvent définitivement par la souffrance subie. David le Breton le signale au début de son texte, « Expériences de la douleur, expérience de la violence » :

« Même si la douleur s’efface peu à peu grâce à la qualité des soins, la souffrance demeure, les brisures de soi ne se résolvent pas facilement » (p. 125). L’identité de la victime est brisée, plus encore, son rapport au monde l’est. Si l’identité se construit toujours, comme le remarque finalement F. Héritier, par l’établissement d’un espace de confiance, la torture provoque un sentiment d’impossible sécurité ontologique, condition de toute identification.

Le lien entre violence et identité fonctionne évidemment dans les deux sens : des- tructrice pour la victime, la violence entre également en compte dans la formation identitaire d’une communauté politique. C’est sous cet aspect, et par l’étude de la métamorphose de la non-violence gandhienne en instrument d’affirmation d’un nationalisme hindou caractérisé par sa violence, que Jackie Assyag aborde le sujet proposé. En parcourant l’histoire de ce qu’il appelle l’a-violence, de l’ashram, modèle opposé à la civilisation occidentale, à sa mutation contemporaine dans les mouvements nationalistes, l’auteur montre comment ce qui a constitué pour partie l’identité de l’Inde peut se renverser en une violence infligée aux Musulmans, sup- posés impurs dans un territoire identitaire largement fantasmé. Cet exemple poli- tique indique très clairement l’entrelacement complexe de l’identité et de la vio- lence, là même où celle-ci est, un premier temps, niée et condamnée.

Ne peut-on pas cependant imaginer, toujours dans le domaine politique, de situa- tion où une forme d’identité se constitue hors la violence, mais non sans force ? Jacques Sémelin, spécialiste de la non-violence, le pense. Si toute domination comprend à la fois la coercition et la coopération plus ou moins forcée des oppri- més, la rupture de cette obéissance quasi-volontaire commence par l’affirmation de son identité, ce que Martin Luther King avait fort bien compris. La résistance civile est donc d’abord une position identitaire ; celle-ci va alors s’exprimer par des moyens auxquels le pouvoir répressif aura du mal à s’opposer : la force des mots et l’efficacité des symboles, aussi simple parfois que le « V » de la victoire popularisé dans toute l’Europe par la BBC dès 1941. On le voit, violence et identité ne sont pas fatalement liées. Et cette absence de fatalité ouvre l’espace d’une éthique minimale de la violence, à laquelle sont consacrés les deux derniers textes du recueil.

La thèse de Henri Atlan est simple en sa forme : il existe plusieurs niveaux de l’éthique, dont le premier est constitué par un noyau dur et universel affirmant la nécessité de rechercher le plaisir et de fuir la douleur. Rapporté au thème principal de la violence, ce premier niveau éthique pose l’illégitimité de toute douleur infli-

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gée. Bien entendu, les choses ne se présentent pas ainsi, et la diversité des cultures et des histoires réélabore toujours le matériau premier par la mémorisation des états de douleur et de plaisir, et par la transformation par la raison, l’imagination, le lan- gage et l’existence, de ces états en objets de connaissance. On peut parler alors d’un deuxième niveau de l’éthique, où le mal est ce qu’il faut éviter et le bien ce qu’il faut poursuivre. Plaisir et douleur peuvent être ici différés selon les cas et l’espace commun dans lequel leur opposition est projetée. L’éthique s’éloigne alors de son niveau fondamental pour se transformer en doctrine du jugement moral. Elle prend une troisième forme quand le jugement moral ne porte plus sur le plaisir et sur la peine, mais sur l’universalité des jugements de deuxième niveau. C’est là que les divergences s’affirment, et que les positions se font inconciliables. L’affirmation occidentale d’une éthique universelle, fondée sur une théorie de la liberté et de la délibération, n’a rien d’évident, elle n’est universalisable ni d’un point de vue philo- sophique, ni d’un point de vue anthropologique. Comment répondre à la nécessité d’une condamnation morale de la violence, si un relativisme moral absolu paraît s’imposer ? Atlan propose d’en revenir au seul niveau qui soit vraiment universel, le premier. Cette convergence autour de la souffrance et du bonheur permet au moins

« de se rencontrer sur un terrain commun » (p. 308) : il est, en effet, « beaucoup plus facile de s’accorder sur ce que nous appelons le mal, la souffrance, que sur ce que nous pouvons appeler le bonheur » (p. 317). Cette réduction de l’éthique à l’indi- gnation devant le mal infligé n’est certes pas entièrement satisfaisante et donne lieu à bien des ruses de la bonne conscience. Mais ce minimum éthique « est mieux que rien » (p. 318). Une éthique de la violence sera donc une éthique de niveau zéro. Et c’est sur ce lieu primordial de la violence, de ses causes comme de son éventuel remède, qu’Atlan rejoint la conclusion modestement optimiste de F. Héritier.

En reconnaissant que l’individu est soumis à des processus identitaires invariants, on se donne une chance de construire une éthique elle-même universelle, non en sa théorie, mais en son application. Chacun, et chaque État, peut lutter contre la vio- lence en s’interdisant de manipuler les pulsions élémentaires et les besoins fonda- mentaux de l’entre-soi. L’éthique de la violence sera ainsi une éducation à l’altérité, et une recherche commune de ce que tous considéreront comme l’intolérable. Elle se fera dans les interstices des structures déterminant l’agir humain, et contre la direction générale de celles-ci, dans l’espace laissé libre entre soif de sécurité et goût du conforme.

Les textes de Pierre Pachet sur Robert Musil et Franz Kafka, de Margarita Xan- thakou sur la vendetta en Grèce, d’Angela Procoli sur la violence au Conservatoire national des arts et métiers, enfin de Jean-Pierre Winter sur une approche psychana- lytique de la violence, auraient pu eux aussi, et à des titres divers, être repris ici comme illustration des liens entre identité, légitimité, distance et violence. Tous nous paraissent s’inscrire dans le cadre général de l’ouvrage, que le propos théo- rique de F. Héritier étaye au mieux, dans ses présupposés anthropologiques desquels nous étions partis, comme dans ses prolongements éthiques, dont il convient de reconnaître la pertinence, à la fois réaliste et espérante.

Olivier DEKENS

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Alain BERTHOZ, Le Sens du mouvement. Paris, Odile Jacob, 1997. 15,5 ×24, 345 p.

L’ambition du Sens du mouvementest de proposer une compréhension du cerveau allant à rebours de ses modélisations computationaliste (calculatrice) et behavioriste (adaptative). Il ne s’agira pas ici de discuter les analyses empiriques du physiologue, qui lui permettent de s’inscrire en faux contre ces deux modélisations, mais de déga- ger les enjeux philosophiques du propos sur deux axes principaux, d’un point de vue épistémologique général et sous un angle plus directement phénoménologique. Pour ce faire, il faut : commencer par exposer la position épistémologique de l’auteur ; puis, énoncer des questions qui touchent à cette position et à la mise en jeu de la phénoménologie dans le cadre de cette épistémologie ; enfin, indiquer quelques perspectives possibles de travail concernant la relation entre les résultats empiriques avancés dans l’ouvrage et la démarche phénoménologique.

Pour situer la thèse de l’auteur, on peut partir d’une citation : « [la domination, à l’époque, des recherches sur la perception isolée de l’action provenait d’une] subor- dination philosophique de l’action à la perception, subordination fonctionnelle car on considère que c’est par la seule perception que la connaissance est acquise (thèse empiriste), subordination dans le temps parce que la perception est considérée comme un précurseur nécessaire à l’action (paléobehaviorisme), subordination dans l’ordre des valeurs parce que la vie contemplative est conçue comme supérieure à l’action (Platon) » (p. 26). Extraite d’un ouvrage de D. G. McKay paru en 1987 sous le titre The Organization of perception and action où l’auteur s’inscrit en faux contre ces trois types de subordination de l’action à la perception, cette citation situe le propos de l’auteur du Sens du mouvement: 1ola perception n’est pas le seul mode d’acquisition de la connaissance (à rebours de l’empirisme classique, exemplaire- ment lockien ou humien) ; 2ola perception n’est pas située dans une logique d’anté- riorité par rapport à l’agir (à rebours du behaviorisme classique) ; 3ola perception n’est pas une contemplation supérieure à l’action (à l’opposé de l’idéalisme philo- sophique de Platon à Hegel compris).

La thèse défendue est que la perception est en elle-même une praxis, un mode d’action spécifique. Aussi convient-il de parler d’action perceptive plutôt que de perception tout court, de façon à faire ressortir la dimension pratique et non seule- ment théorique de la perception. En conséquence, Alain Berthoz fait fond sur le caractère indissociable de ce qu’il nomme, à la suite d’Ulrich Neisser, mais aussi, bien avant, de Jakob von Uexküll (1934), le « cycle perception-action ».

Pour préciser sa thèse, l’auteur introduit une notion centrale, celle de simulation, qui vient se substituer à celle, traditionnelle, de représentation. Si, comme l’indique le titre du chapitre inaugural, « la perception est une action simulée », cela signifie que l’activité perceptive a déjà effectivement lieu dans sa simulation, laquelle n’est pas dotée d’un poids de réalité moindre mais inscrit l’action de la perception dans une logique d’autoanticipation. L’action perceptive ressortit à un processus constant d’anticipationd’elle-même : l’hapax « préperception » à la page 27 de l’ouvrage n’est pas anodin. La notion d’autoanticipation est le corrélat nécessaire d’une conception simulatrice de la perception. Une telle conception prend clairement posi- tion contre une théorie représentationnelle qui conçoit le mental comme le dédou- blement de la réalité sensible, mais aussi contre une théorie empiriste qui comprend

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les sensations comme les données primitives dont la perception serait la première mise en forme interprétative.

Mais pour montrer que la perception est elle-même contrainte par l’action du sujet, il faut faire apparaître, aux côtés de la simulation et de l’anticipation, le troi- sième concept clé de l’ouvrage, qui lui donne d’ailleurs son titre : le mouvement. En effet, seule une compréhension motrice de la perception permet de faire droit à l’idée que la perception n’est pas un acte théorique de connaissance mais ressortit à une praxis d’exploration du monde. La conséquence immédiate du cycle auto- anticipateur perception-action est la mise en avant du bouclage sensori-moteur.

Aussi l’auteur insiste-t-il dès le départ sur la nécessité de mettre en évidence le rôle, non pas de 5, mais de 8 sens. À côté des sens classiques, il convient de faire droit aux kinesthèses (intégration de la sensation et du mouvement), mais aussi au sens proprioceptif (sensations musculaires et articulatoires), et enfin au système vestibu- laire, qui donne le sens de l’orientation dans l’espace, de l’équilibre, et correspond couramment à l’oreille interne. La sensori-motricité suppose donc une conception de la sensibilité située aux antipodes de l’atomisme empiriste ou de l’analytisme mentaliste, puisqu’il s’agit, telle est l’expression de l’auteur au chapitreIII, de penser une intégration ou une cohérence multisensorielle, une multisensorialité qui fasse apparaître la globalité intégrée qu’est l’activité perceptive.

À l’arrière-plan de cette conception « holiste » (p. 151) de l’action perceptive apparaît le problème de l’unité de la perception, soulevée dès le chapitreII. Plutôt que de chercher une unité logée dans un esprit, un sujet, un ego, un moi, ou même un soi, tendance propre à toutes les théories transcendantalistes de la perception de Descartes à Husserl en passant par Kant, plutôt, à l’inverse, que de réduire cette unité au cerveau tout court, selon une approche éliminativiste, l’auteur utilise une expression qui traverse tout l’ouvrage et qui cristallise le sens fonctionnel d’une unité recherchée à même la corporéité globale : la notion de « modèle interne ».

Cette notion est approchée au cours du propos comme une réponse croisée à l’empi- risme sensualiste et à l’idéalisme représentationnel. D’une part, on a affaire à des

« lois d’organisation propres largement autonomes et indépendantes de l’expé- rience ». Une telle critique de l’empirisme recoupe assez précisément celle de Kant vis-à-vis de Hume : le concept est indépendant de l’expérience et s’y applique ; mais l’idée de modèle interne n’est pourtant pas assimilable au concept kantien, forme catégorielle et représentative de l’esprit, dans la mesure où il s’agit de processus neuronaux de type matériel. Pour caractériser plus avant la notion de modèle interne de la perception, l’auteur utilise deux notions, celle de schème et celle de possibilité.

On a affaire à des schèmes sensori-moteurs qui sont des actes possibles (p. 26). Or ces deux notions, schème et possibilité, jouent toutes deux un rôle déterminant dans la compréhension kantienne et husserlienne de l’imagination. La théorie critique du schématisme donne son sens fort à l’imagination comme faculté de liaison entre la sensibilité et l’entendement ; la description husserlienne de l’imagination situe celle-ci du côté des possibilités non-actualisées par le sujet par rapport à la percep- tion qui correspond à un acte effectif où se trouve actualisé un seul possible à la fois.

C’est là qu’intervient une première question, touchant à l’épistémologie du modèle interne revendiquée. Si le modèle interne neuronal de l’action-perception,

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qui anticipe toujours déjà cette dernière avant sa réalisation effective, permet de faire pièce à l’aporie croisée de l’empirisme et de l’idéalisme, peut-on parler à son propos d’a priorimatériel ? Pour contrer l’empirisme naïf, l’auteur accorde beau- coup au processus d’« internalisation » de l’action. Si les lois d’organisation neuro- nale de la perception active sont inaccessibles à l’expérience d’un sujet, ne consti- tuent-elles pas un a priori de l’expérience ? Or, cette notion d’apriorité de l’expérience a toujours été revendiquée par les philosophies idéalistes. Comment définir le type d’apriorité acceptable dans ce contexte ? Le corrolaire concerne le rôle de l’imagination dans cette conception de l’apriorité neuronale. Schème et pos- sibilité, qui caractérisent le modèle interne, font directement appel à la conceptuali- sation philosophique de l’imagination. Parallèlement, il est indiqué en passant que l’imagination du mouvement non-effectué et le mouvement effectué renvoient dans le cerveau à des commandes neuronales similaires (chap.II). La « théorie projective de la perception » défendue n’est-elle pas conduite à placer l’imagination au centre du processus d’internalisation de l’action perceptive, ce que laisserait d’ailleurs entendre l’importance décisive accordée aussi bien à la simulation (simuler, faire comme si, n’est-ce pas une forme d’imagination du réel ?) qu’à l’anticipation (anti- ciper implique bien une part d’imagination de ce qui va se produire mais n’a pas encore eu lieu) ? Quelle imagination peut remplir ce contrat ? Sans doute ni la fiction dotée de fausseté, ni la chimère illusoire. Par ailleurs, une telle théorie ne conduit- elle pas à écraser la différence entre imagination et perception ? Comment maintenir une spécificité de ces deux actes du sujet, que la phénoménologie a clairement dis- tingués tout en indiquant certaines de leurs composantes communes ?

Ce point conduit à une deuxième question, qui engage plus frontalement la démarche phénoménologique. Comme Berthoz, Husserl a mis hors jeu le réalisme empiriste et l’idéalisme représentationnel, ce qu’il nomme l’objectivisme et le sub- jectivisme. Comme l’auteur, son travail l’a porté dans les années trente à dégager une apriorité matérielle de la conscience corporelle, qu’il nomme Leib, et qui se caractérise, par opposition au corps physique (Körper), par sa capacité d’anti- cipation de l’action, ses sensations de mouvement originairement figuratives, ses potentialités (le fameux Je peuxoriginaire). Cette démarche relève d’un « empi- risme transcendantal », empirisme parce qu’il maintient le primat de l’expérience (d’abord sensible), transcendantal parce qu’il maintient aussi conjointement une irréductibilité de la conscience du sujet à l’opérativité corporelle fonctionnelle, à ses bons automatismes, pragmatiquement nécessaires et efficaces. On a affaire chez Husserl à un a priori matériel qui ressortit au vécumême de la sensation, en dis- continuité nécessaire quoique homologue, voire homogène, avec la sensation orga- nique. Telle est également la thèse de William James dès le début du siècle dans Radical empiricism.

C’est là qu’intervient une troisième question centrale pour une phénoménologie qui s’intéresse avec plus que de la bienveillance, comme c’était déjà le cas de Hus- serl mais aussi de James, aux recherches scientifiques contemporaines sur la corpo- réité. En phénoménologie, le point de vue dit aujourd’hui en « première personne », à savoir le critère de l’évidence interne, intuitive du sujet, qui met l’accent sur l’expérience vécue de ce dernier, est déterminant. C’est à partir de ce seul critère que sont menées les descriptions phénoménologiques que nous connaissons du vécu temporel, kinesthésique, émotionnel ou habituel. La question concerne le maintien

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possible — et nécessaire — d’une zone consciente irréductible à son explication neuronale, aussi subtile cette explication soit-elle, en termes d’anticipation de l’action perceptive, de dynamique oscillatoire non-linéaire, de synchronisation d’une assemblée de neurones, etc. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, il est ques- tion en termes d’« inconscient » des mécanismes neuronaux qui « sous-tendent » le caractère multisensoriel de la perception. S’agit-il d’un inconscient de type compu- tationnel, de type cognitif, d’un préconscient de type psychologique, d’une conscience immanente fonctionnelle de type pragmatique ? Les habitusd’un sujet incarné dans le monde, à savoir toute la sédimentation historique et ontogénétique de ses vécus ressortissent bel et bien à un savoir immanent opératoire ou pré- conscient, qui peut faire l’objet d’une prise de conscience, éventuellement réflexive.

Comment de tels automatismes, qui ont étéconscients, voire réfléchis, demeurent- ils irréductibles à une explication en termes de processus neuronaux, lesquels sont tout aussi inconscients ? Que partagent ces deux inconscients, et où se séparent-ils ? Peut-on parler, à cet égard, d’un « schéma corporel » en termes de « modèle interne » neuronal, alors que la caractéristique du schéma corporel (H. Head, en 1920 : body-scheme, puis Maurice Merleau-Ponty, en 1945) est d’être expressément vécu, aussi immanent (c’est-à-dire inconscient au sens de opératoire et préconscient) ce vécu soit-il ? En d’autres termes, s’il y a davantage qu’une contiguïté entre le neuronal et le vécu dans l’ordre de leur apriorité matérielle, de quelle continuité s’agit-il, et peut-on (et comment ?) défendre une homogénéitéentre les deux ?

À cet égard, Merleau-Ponty, qui a été si loin dans la compréhension des phéno- mènes physiologiques, maintient pour des raisons de méthode une telle irréductibi- lité du vécu conscient ou préconscient à l’explication objective : « Comment pré- tendre, écrit-il, que la perception de la distance est conclue de la grandeur apparente des objets, de la disparité des images rétiniennes, de l’accommodation du cristallin, de la convergence des yeux, que la perception du relief est conclue de la différence entre l’image que nous fournit l’œil droit et celle que nous fournit l’œil gauche, puisque, si nous nous en tenons aux phénomènes, aucun de ces « signes » n’est clai- rement donné à la conscience et il ne saurait y avoir de raisonnement là où manquent les prémisses ? » Aussi dirais-je que Merleau-Ponty ne conteste pas la légitimité de l’explication du phénomène, mais qu’il refuse de réduire (de

« conclure de », comme il dit) ce dernier à une telle explication. Il plaide en ce sens pour une autonomie du vécu phénoménal et de sa description possible, tout en reconnaissant la pertinence des explications physiologiques qui affinent la descrip- tion.

Aussi la question qui s’ouvre est-elle double : elle concerne, d’une part, la possi- bilité d’inscrire de façon pertinente une phénoménologie en première personne qui soit une description des vécus du sujet dans le contexte d’une démarche scientifique régie par le critère exclusif d’une validité en troisième personne ; elle touche, d’autre part, à l’usage qu’un phénoménologue peut faire de façon féconde et satisfaisante de résultats issus de la neuro-physiologie sans les réduire à de simples corrélats, au mieux isomorphes, de l’expérience du sujet.

Natalie DEPRAZ

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