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LE RÉISME OU LA THÉORIE GÉNÉRALE DES OBJETS DE TADEUSZ KOTARBIŃSKI DANS LA POLOGNE DE L'ENTRE-DEUX- GUERRES

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LE RÉISME OU LA THÉORIE GÉNÉRALE DES OBJETS DE TADEUSZ KOTARBIŃSKI DANS LA POLOGNE DE L’ENTRE-DEUX-

GUERRES

Stanisław FISZER Université de Lorraine

1° École de Lvov-Varsovie

A. Kazimierz Twardowski et la période lvovienne

Certains considèrent que l’École de Lvov-Varsovie a vu le jour le 5 novembre 1895. En réalité, ce jour-là Kazimierz Twardowski a pris la direction de la chaire de philosophie à l’université de Lvov. Twardowski, fils d’un haut fonctionnaire autrichien, a obtenu son baccalauréat dans le prestigieux lycée

« Theresianum », créé par Marie-Thérèse. Puis il a fait sa thèse, consacrée à L’Idée et perception, à l’université de Vienne sous la direction de Franz Brentano.

Celui-ci, en ce qui concerne la notion d’objet, renouait avec la philosophie scolastique. Selon cette dernière, l’objet de notre entendement est la manière dont nous percevons les choses : au Moyen Âge on les qualifiait de sujets de notre pensée. L’usage actuel du mot objet désignant une chose elle-même, un être extérieur à celui qui le perçoit date du XVIe et plus encore du XVIIe siècle et provient surtout de la philosophie de Descartes. D’après lui nos idées sont des copies directes plus ou moins adéquates des choses : c’est pourquoi il identifie celles-ci avec la façon dont nous les percevons.

Twardowski qui partageait les idées de Brentano, comme enseignant, exigeait la clarté, tout en luttant contre l’opinion selon laquelle la profondeur philosophique est proportionnelle à la confusion du style. Il souhaitait réformer et démocratiser l’enseignement de la philosophie dans des écoles et universités polonaises. À cet effet, il a réussi à former autour de lui un groupe d’élèves et de

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doctorants qui, après la résurrection de la Pologne, en 1918, ont continué l’œuvre de leur maître à penser

Les thèses écrites sous sa direction sont très hétérogènes ce qui témoigne d’une grande ouverture d’esprit de Twardowski. En effet, son seul dogme était la conviction que le dogmatisme est le pire ennemi de tout travail didactique et scientifique. Parmi les élèves de Twardowski figure Tadeusz Kotarbiński. Après la soutenance de sa thèse (Utilitarisme dans l’éthique de Mill et Spencer), en 1912, il enseignait les lettres classiques dans un lycée varsovien (Mikołaj Rej). Il n’a intégré l’université de Varsovie qu’en 1919 pour y être nommé professeur quelques ans plus tard.

B. La période varsovienne

La branche varsovienne de l’École était une création commune de philosophes (Stanisław Leśniewski, Jan Łukasiewicz) et de mathématiciens (Wacław Sierpiński, Stefan Mazurkiewicz). La coopération entre ceux-ci et ceux-là a permis de former une excellente équipe de logiciens. Grâce à eux, la logique qui, auparavant, était considérée comme l’une des sciences auxiliaires des mathématiques, est devenue avec le temps une discipline de plein droit. Ses fondateurs ambitionnaient d’en faire les fondements des mathématiques pures, une sorte de métamathématique.

Les varsoviens, loin d’être un groupe hermétique, cherchaient des relations nationales et internationales et soulignaient l’importance des institutions scientifiques extra-universitaires. En même temps, pour présenter les résultats de leurs travaux, ils ont créé des revues spécialisées à caractère international (Fundamenta Mathematicae, Collectanea Logica) et, en 1930, l’Association Polonaise de Logique (Polskie Towarzystwo Logiczne). Malgré des moyens financiers très réduits, ils ont également organisé trois congrès philosophiques en Pologne, en 1923, 1927 et 1936. Grâce à leur participation à des conférences à l’étranger, ils ont acquis une certaine renommée internationale dans les années

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précédant la Deuxième Guerre mondiale. Il n’empêche que nombre de leurs travaux, rédigés en polonais, sont restés inaccessibles pour la plupart des philosophes et intellectuels européens.

Tout en poursuivant leur activité de recherche, les logiciens de Varsovie voulaient avant tout, à l’instar de Twardowski, instruire convenablement leurs étudiants et, pour les meilleurs, ils organisaient le départ dans des universités étrangères (Maria Ossowska étudiait avec George Edward Moore, Maria Kokoszyńska avec Ludwig Wittgenstein à Cambridge, Henryk Mehlberg avec Moritz Schlick à Vienne).

2° Le réisme de Tadeusz Kotarbiński A. Le réisme sémantique

Inspiré par des méthodes des logiciens de Varsovie, Kotarbiński a élaboré une pensée originale qu’on qualifie de réisme ou de théorie générale des objets.

Le réisme est à la fois une conception sémantique et ontologique, c’est-à-dire une thèse sur le monde. Le réisme sémantique précède le réisme ontologique et constitue son fondement.

D’après cette théorie, tout « “nom” qui n’est pas un nom de chose [est]

considéré comme un nom apparent » ou onomatoïde. Ainsi, tous les mots qui désignent les entités abstraites, telles que : qualités, états, événements, relations, ensembles, sont des onomatoïdes.

Kotarbinski affirme que dans tous les énoncés prédicatifs de type « A est B », qui servent à définir les noms, les onomotoïdes peuvent être remplacés par des noms concrets désignant des objets et des personnes, par exemple, au lieu de dire : « La blancheur est une propriété de la neige », on doit dire « La neige est blanche » ; au lieu de dire : « L’Éruption du Vésuve a détruit Pompéi », il faut dire « Le Vésuve a détruit Pompéi » ; selon le même procédé, on doit transformer la phrase : « la justice est un bien » en « tout action juste est bonne » et, par la suite, en « toute personne qui accomplit des actions justes, accomplit

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des actions bonnes ». Alors que les phrases : « La raison est un attribut essentiel de l’homme » et « L’homme est un être raisonnable » sont dénuées de sens, car elles contiennent les mots apparents (la raison, l’homme), la phrase : « Pierre est un être raisonnable » est logiquement correcte.

Kotarbiński récuse donc l’existence des universaux ou idées générales, telles que : « homme », « animal’ « substance », et se prononce pour un nominalisme radical qui l’amène à formuler le réisme ontologique.

B. Le réisme ontologique

Sa thèse fondamentale est lapidaire, à savoir : « chaque objet est une chose » ; cette thèse prend ensuite la forme de : « Tout objet est un corps » Sous cette forme la théorie s’appelle pansomatisme (du grec somatikos, « du corps »).

Kotarbiński définit le corps comme ou « un solide, soumis à la gravitation (comme une bête, un arbre, une pierre, un lac, un nuage, etc.), […] ou une totalité constituée de ce genre de solides (par exemple le système solaire, c’est- à-dire le Soleil et et ses planètes), ou un objet constitutif de ces solides (une molécule, un atome, un électron, etc.), ou encore une totalité constituée d’éléments dont chacun appartient aux domaines précédents »1.

Le philosophe distingue deux types de corps : inanimés et animés, comme homme et animaux, qui, à la différence des premiers ressentent et perçoivent (doznają). Les corps animés se développent à partir des corps inanimés, comme la matière vivante à partir de la matière morte ; mais Kotarbiński admet que cette première puisse se développer d’une manière évolutive à partir des

« formes embryonnaires de préperception »2. De toute façon, les objets ne cessent de changer et de se transformer les uns dans les autres, d’où vient le caractère « dynamique » de la réalité.

1 Tadeusz Kotarbiński, « Zasadnicze myśli pansomatyzmu » [Les idées fondamentales du pansomatisme], Przegląd Filozoficzny, XXXVIII/4.

2 Voir à ce propos Stanisław Fiszer, « Le réisme à la lumière de la polémique de Tadeusz Kotarbiński avec Stanisław Ignacy Witkiewicz », in Roger Pouivet, Manuel Rebuschi, La philosophie en Pologne 1918-1939, Paris, Vrin, 2006.

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En conséquence, le réisme ontologique est un monisme matérialiste radical selon lequel il existe la matière et seulement la matière, comprise avec la rigueur de la physique corpusculaire.

3° Pourquoi le réisme ?

De sa naissance, le réisme a suscité des critiques et des polémiques. On lui a reproché, entre autres, de ne pas être compatible avec le dualisme des ondes et des corpuscules de la physique moderne et d’être en contradiction, par son caractère global, avec le « minimalisme philosophique » de l’École de Lvov- Varsovie, qui proscrit des thèses trop générales sur le monde Abstraction faite de critiques, l’histoire culturelle s’intéresse avant tout à la question de savoir pourquoi une théorie générale des objets si radicale, laquelle s’oppose à tout immatérialisme, a vu le jour dans la Pologne de l’entre-deux-guerres ?

On peut évoquer l’héritage du positivisme qui se manifeste sur le territoire polonais, dès le début des années 1860. Pourtant, les positivistes polonais s’abstiennent de formuler des opinions purement matérialistes, même s’ils s’inspirent du darwinisme, voire du darwinisme social, comme le fait Ludwig Gumplowicz, l’un des fondateurs de la sociologie en Europe.

Avançons donc que le réisme, comme d’ailleurs toute École de Varsovie, est une réaction contre les traditions romantiques, néoromantiques et messianiques dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, pays imprégné du catholicisme national. Il faut savoir que Kotarbińki s’opposait d’une part au primat des idées religieuses dans l’enseignement public, d’autre part à toute discrimination des minorités, en particulier des Polonais d’origine juive, l’attitude qui n’était pas fréquente à l’époque.

Il est aussi à remarquer que le réisme, par son « concrétisme » et son rationalisme, se rapproche de certains courants d’avant-garde dans la littérature (« Avant-garde de Cracovie »), dans l’architecture et les arts plastiques polonais (« Blok », « Praesens ») des années 20.

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Parmi d’autres facteurs qui ont contribué à la création du réisme sémantique, fondement du réisme ontologique, on doit mentionner l’influence sur l’École de Varsovie des travaux logiques de Gottlieb Frege et de Bertrand Russell (Principia Mathematica, l’œuvre monumentale de Russell et d’Alfred Whitehead, parue en 1910-1913, est largement diffusée dans les milieux scientifiques de l’époque). Enfin, les contacts personnels et institutionnels avec les néopositivistes du cercle de Vienne ont également influé sur les idées de Kotarbiński et de ses collègues de Varsovie. Car le néopositivisme s’inscrit dans une double tradition, celle du rationalisme et celle de l’empirisme, lesquelles prônent la réduction de toutes les sciences à la physique et à la logique (logicisme).

4° Le sort de l’École de Varsovie pendant l’occupation nazie (1939-1945) Pendant l’occupation nazie, les membres de l’École de Varsovie ont été décimés. Il suffit de dire que parmi 51 personnes qui en faisaient partie vingt n’ont pas survécu à la guerre, pour la plupart assassinées par les Allemands.

En ce qui concerne Kotarbiński, comme nombre de ses collègues, il a enseigné dans une université clandestine de Varsovie. Voici le souvenir de l’un de ses élèves, Jerzy Pelc :

Est entré un homme âgé, mince, filiforme, l’air fatigué, avec des cheveux poivre et sel qui n’étaient pas encore tout à fait gris. Saluant rapidement tout le monde, il s’est approché d’un fauteuil […] et il s’est assis sur son rebord. Il s’est ensuite penché en avant, il a dégagé son long cou maigre d’un col trop large, comme chez tout le monde à cette époque-là […] et il s’est mis à parler…3

Après la guerre, Kotarbiński continuait à enseigner à l’université de Varsovie, tout en élaborant une autre théorie, dite praxéologie, qui, comme son nom l’indique, portait sur l’action efficace ou plutôt efficiente. Il a également

3 Marek Jaworski, Tadeusz Kotarbiński, Warszawa, Interpress, 1971, pp. 98-99.

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travaillé sur une éthique indépendante, non seulement de la religion, mais encore de toute ontologie, tout système philosophique.

Cela dit, l’École de Varsovie, en raison des pertes subies pendant la guerre et la dispersion géographiques de ses survivants, mais aussi en raison de nouvelles tendances dans la philosophie, engagée politiquement et socialement, a pratiquement cessé d’exister. Le réisme de Kotarbińki, malgré son matérialisme, a été critiqué par les marxistes qui lui reprochaient son caractère mécaniste.

Conclusion

Pour conclure, nous allons citer l’opinion de Rudolf Carnap, l’un des membres du cercle de Vienne :

Les idées de Tadeusz Kotarbiński ressemblent à notre physicalisme. Il défend des conceptions qu’il appelle lui-même « réisme » et « pansomatisme », i.e. des conceptions selon lesquelles tous les noms sont les noms de choses, et tous les objets sont des choses matérielles […] Il est regrettable que […] les recherches érudites de […] Kotarbiński restèrent inaccessibles pour nous et pour la plupart des philosophes au monde, car elles étaient publiées uniquement en polonais4.

Ces propos, datent de 1963. Entre temps, les ouvrages majeurs du philosophe ont tout d’abord été traduits en anglais, puis en français. À travers le monde, on organise des colloques consacrés à son œuvre et à celle de l’École de Lvov-Varsovie, comme celui organisé par les Archives Poincaré en 2003 à Nancy.

Même si aujourd’hui le réisme est frappé d’une sorte d’ostracisme en Pologne, pays de nouveau sous l’emprise de l’Église catholique, de nombreux représentants polonais des sciences humaines et sociales cultivent l’héritage de

4 Cité d’après Jan Woleński, L’École de Lvov-Varsovie. Philosophie et logique en Pologne (1895-1939), Paris, Vrin, 2011, p. 180.

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Kotarbiński et, en particulier son idée selon laquelle il faut mener une lutte contre les onomatoïdes et contre la tentation d’hypostasier.

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