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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES Faculté de Philosophie et Lettres

Ceux qui ont dit « Non »

Histoire du mouvement des marins chiliens opposés au coup d’État de 1973

Jorge Magasich Airola Thèse présentée en vue de l’obtention du grade académique de Docteur en Histoire, art et archéologie, sous la di- rection de Monsieur Jean-Jacques Heirwegh

Année académique

2007-2008

(2)

Les plus vifs remerciements à tous ceux qui m’ont aidé soit en m’apportant des do- cuments soit en facilitant les contacts avec les protagonistes de cette histoire, ou en- core en aidant à traduire ou en relisant les manuscrits, ou tout simplement en encou- rageant ce travail : Max Adelsdorfer, Carola Agliati, Elena Aguirre, María Isabel Aguirre, Tania Blanco, Elena Bolton, Victoria Calleja, Roberto Cifuentes, Rosalinda De Bast, Jean-Marc De Beer, Yvonne Delieu, Paul Delmotte, Jean-Paul Goffinon, Sergio Grez, Freddy Laurent, Mario Maestri, Carlos Malter-Terrada, Favio Moraga, Víctor Pey, Marc Sinnaeve, Pietro Taviani, Máximo Valdivia, Igal Vega y Natividad Zapatero.

Toute ma reconnaissance à mes professeurs de l’ ULB ainsi que toute ma gratitude à mes collègues de l’ IHECS pour leurs encouragements.

Et un remerciement tout particulier à ceux qui ont eu la gentillesse de mettre au

grand jour un chapitre difficile de leurs vies, contribution indispensable à ce travail.

(3)

Introduction

« Le gouvernement de Salvador Allende fut renversé par les forces armées le 11 septem- bre 1973 ».

Cette phrase, écrite bien souvent, entre autres, par l’auteur de ce travail, renferme toutefois une affirmation inexacte.

Le coup d’État fut-il l’oeuvre de toutes les forces armées?

Deux des quatre commandants en chef signataires du « pronunciamiento » contrai- gnant le Président à remettre l’autorité légale aux généraux insurgés, n’étaient pas titulaires légitimes de leur charge. Le chef de l’Aviation Gustavo Leigh et celui de l’Armée de terre Augusto Pinochet avaient obtenu leur poste par la voie régulière;

par contre, les signataires pour la Marine et le Corps des carabiniers, Toribio Merino et César Mendoza, s’étaient emparés du commandement de leurs institutions respec- tives après un putsch interne qui renversa les chefs légitimes: l’amiral Raúl Montero et le général José María Sepúlveda, fermement opposés au coup d’État.

Ce conflit entre militaires putschistes et respectueux de la Constitution n’est pas ex- ceptionnel. Plusieurs officiers supérieurs manifestèrent leur dissidence avant, durant ou peu après le coup d’État.

La simple énumération d’officiers supérieurs qui exprimèrent leur attachement à la

Constitution, mettant en jeu bien plus que leur carrière, révèle l’existence d’un im-

portant courant de militaires loyalistes qui refusèrent de participer au coup d’État.

(4)

0.1- L ES MILITAIRES DISSIDENTS : UNE TENDANCE SIGNIFICA- TIVE

Au sein de l’Armée de terre, le coup d’État fut précédé d’au moins deux actions de déstabilisation psychologique du commandant en chef, le général Carlos Prats, ou- vertement anti-putschiste. Un groupe de droite lui tend tout d’abord un piège au cours duquel il sera presque lynché (chap. 4); quelques semaines plus tard, des épouses de militaires putschistes manifestent face à son domicile tandis que ses col- lègues factieux refusent de le soutenir. Le général Prats et deux autres généraux loyalistes, Guillermo Pickering, commandant des Écoles militaires, et Mario Sepúl- veda, commandant de la seconde division (Santiago), renonceront à leur charge 19 jours avant le coup d’État, ce qui permettra la promotion du général Pinochet et d’autres putschistes.

Le jour du coup d’État, le colonel José Ramos, chef de l’état-major des services de renseignements, et le major Osvaldo Zavala, aide de camp de Prats puis de Pinochet, démissionneront. A Talca, le capitaine Jaque refusera de participer 1 . Le lendemain, le colonel Renato Cantuarias, commandant de l’École de haute montagne, sera arrêté;

il décédera dans des circonstances suspectes 2 . Au cours des mois suivants, plusieurs officiers ayant refusé d’exécuter des prisonniers seront exclus. Tel sera le cas du gé- néral Joaquín Lagos, commandant de la première division, et du major Ivan Lavan- deros, assassiné après avoir remis en liberté 54 prisonniers uruguayens.

En 2001, 28 ans plus tard, plusieurs officiers entreprendront des actions judiciaires contre les putschistes, pour enlèvement, association illicite et tortures. Les auteurs des plaintes sont, entre autres, les colonels Efraín Jaña commandant du régiment de montagne, et Fernando Reveco commandant du régiment de Calama, torturé et déte- nu durant 15 mois; le capitaine Vergara, arrêté le jour du coup d’État dans le régi- ment Rancagua de la ville de Arica et mis au secret durant trois mois; les officiers Florencio Fuentealba, Héctor González, Rudy Alvarado, Jaime Mires (représenté par son fils Cristian Mires), Patricio Carmona et Manuel Fernández 3 .

L’Aviation accusera de trahison les membres de son personnel opposés au coup d’État au cours d’un conseil de guerre célébré avec force publicité, que Fernando Villagrán décrit brillamment par dans son livre Disparen a la bandada. Seront concernés deux généraux (Alberto Bachelet et Sergio Poblete); deux colonels (Car- los Ominami et Rolando Miranda); quatre commandants (Ernesto Galaz, Alamiro Castillo, Otto Becerra et Alvarado Yáñez); sept capitaines (Jorge Silva, Raúl Verga- ra, Carlos Camacho, Jaime Donoso, Daniel Aycimena, Eladio Cisternas et Julio Cer- da). Tous seront torturés et condamnés, sauf ceux qui décéderont en prison comme le général Alberto Bachelet 4 .

Le cas du Corps des carabiniers est encore plus surprenant. A la veille du coup d’État, ses organisateurs s’inquiètent de la position que prendra cette force de 25.000 hommes. Quelqu’un lié à la revue Qué Pasa étudie de manière approfondie les cur- riculum vitae et les idées politiques de chacun des 16 membres de l’état-major, si-

1

Ramos, 2001, 118-122.

2

Verdugo, 1998, 16-20.

3

Villegas, 2001.

4

Villagrán, 2002, 267-285.

(5)

gnalant s’ils sont légalistes, francs-maçons, ou bons officiers, et publie un extrait de cette étude dans le dernier exemplaire de l’hebdomadaire avant le 11 septembre. Cet article révélateur, non signé, manifeste les angoisses des organisateurs du putsch:

« Le fait est que ces derniers temps tout ce qui a trait aux différentes branches de la dé- fense nationale éveille des résonances particulières et chacun croit tout savoir sur elles.

Mais le Corps des carabiniers –considéré par beaucoup comme la quatrième force armée – constitue jusqu’à un certain point une énigme 5 ».

Effectivement, la rallier au coup d’État ne fut pas facile. Le directeur général José María Sepúlveda décidera de partager le sort du Président dans le palais assiégé et ne partira qu’à sa demande. Le sous-directeur, Jorge Urrutia, accompagné des géné- raux Ruben Alvarez et Oreste Salinas, tentera en vain d’imposer la loyauté au gou- vernement 6 . Peu auparavant, les putschistes avaient contacté les généraux Alfonso Yáñez et Martín Cádiz pour leur proposer la direction de l’institution s’ils adhéraient au coup d’État. Ils refuseront 7 . Finalement, il faudra descendre jusqu’au sixième grade dans la hiérarchie pour trouver un obscur général partisan de la conjuration.

Par ailleurs, plusieurs fonctionnaires de la Police judiciaire résisteront dans le palais au côté du Président.

En ce qui concerne la Marine, si la plupart des officiers furent putschistes, d’impor- tantes exceptions sont à signaler: comme nous le verrons, le chef de la Force navale, l’amiral Raúl Montero, résolument opposé au putsch, sera séquestré à son domicile.

Les amiraux Daniel Arellano, Hugo Poblete Mery et le capitaine René Durandot 8 , seront exclus, tout comme le lieutenant Horacio Larraín * . Le capitaine Gerardo Hi- riart, qui se trouvait à l’étranger, enverra sa démission. Sans oublier le capitaine Ar- turo Araya, aide de camp du Président, assassiné par un commando d’extrême-droite le 27 juillet 1973.

Certains suivront les putschistes, comme le commandant Carlos Fanta, mais s’oppo- seront à l’instauration d’une dictature. Son fils Jorge se rappelle sa violente expul- sion:

« Le commandant Carlos Fanta Núñez fut mis à la retraite le 29 octobre 1973, quarante huit jours après le coup d’État militaire, sa maison fut surveillée et son courrier violé. Il ne s’incorpora pas au corps des amiraux et officiers à la retraite et refusa durant vingt ans de se rendre sur le bateau-école Esmeralda dont il fut témoin de l’utilisation comme cen- tre de détention et de tortures; il en témoignera en son temps devant la commission Ret- tig 9 ».

L’ambassadeur des États-Unis au Chili en 1973, Nathaniel Davis, affirme qu’il fut informé de l’arrestation et de la mise au secret de 50 officiers loyaux durant la jour- née du lundi 10 et les premières heures du mardi 11. Plusieurs officiers de la Marine se trouvaient parmi eux, mais l’opération fut menée de manière si efficace que le gouvernement l’ignora 10 .

5

Qué Pasa 125, 6-9-73.

6

Verdugo, 1998, 53.

7

González, 2000, 288.

8

Garcés, 1975, 126.

*

Horacio Larraín s’exilera au Danemark puis rentrera au Chili au bout de longues années. Sa fille Paula, née en 1970, est actuellement une journaliste connue, présentatrice d’un journal parlé danois. [Las Ultimas Noticias 7-8-05]

www.lun.com/Reportajes/detalle_noticia.asp?cuerpo=702&seccion=813&sub- seccion=901&idnoticia=C385706448264931 , pc 5-5-07.

9

http:es.groups.yahoo.com/group/testmonios-chile/message/1896; pc el 5-10-05.

10

Davis, 1986, 200.

(6)

Tous ces officiers faisaient partie des militaires les plus résolus –et courageux– de la tendance constitutionnelle. D’autres supportèrent sans doute en silence, certainement paralysés par la peur, tentant d’éviter des missions inhumaines et aidant les victimes dans la mesure du possible.

L’existence irréfutable d’un nombre significatif de militaires qui refusèrent de parti- ciper au coup d’État permet d’affirmer que celui-ci ne fut pas perpétré par les forces armées mais bien par une fraction d’entre elles. L’histoire peu connue et souvent oc- cultée des loyalistes dément indiscutablement le mythe du soulèvement unanime, un des dogmes officiels durant la dictature.

0.1.1- Putschistes et loyalistes: deux tendances parmi les officiers

Quelle était la répartition des opinions politiques parmi les officiers? Il n’existe évi- demment pas de sondages accrédités à ce sujet. Certains observateurs compétents tenteront toutefois de se faire une idée.

Le sociologue français Alain Joxe, auteur d’une étude sur les forces armées chilien- nes en 1970, constate l’inexistence d’informations objectives mais, dit-il, « on peut supposer que les militaires se répartissent entre les diverses familles politiques, de manière semblable à l’ensemble des salariés moyens ou supérieurs dont ils font par- tie 11 ».

Le 30 décembre 1969, le général Prats rédige une synthèse de discussions menées au sein de l’état-major intitulée « Analyse du moment politique national du point de vue militaire » et l’envoie aux trois commandants en chef et au ministre de la Défense. Il pronostique de manière relativement précise le résultat de l’élection qui sera organi- sée neuf mois plus tard, donnant la première place à Allende avec 38% (il obtiendra 36,4%); il indique par ailleurs que 80% du personnel des forces armées sont de ten- dance « centre-gauche, non enclins au marxisme ». Les 20% restants se divisent en deux: un secteur de droite formé d’officiers supérieurs et de sous-officiers; l’autre

« infiltré par la propagande marxiste » formé d’officiers subalternes et de sous- officiers de rangs inférieurs 12 .

Une autre estimation est effectuée en 1973 par Arnoldo Camú, membre du bureau politique du PS et chargé des affaires militaires (tué durant son arrestation en sep- tembre 1973); il informe les gardes d’Allende des deux tendances des forces armées:

l’une disposée à défendre la Constitution et l’autre, putschiste, qui s’inspire du coup d’État brésilien de 1964, très forte mais encore incapable de rompre le commande- ment. Il ajoute qu’il n’existe aucun courant de gauche comme tel au sein des forces armées 13 .

Ces appréciations sont confirmées par le colonel Fernando Reveco trois lustres plus tard: en 1973 –dit-il– entre 25% et 30% des officiers sont partisans du gouvernement d’Allende par respect de la Constitution, mais il ne sont ni socialistes ni marxistes.

Seuls 10 à 15% sont ouvertement en faveur de la rupture. Les autres n’expriment pas d’opinions politiques, tentent de passer inaperçus et finiront par rallier celui qui l’emportera 14 . Même s’il convient de relativiser cette estimation faite par un soldat

11

Joxe, 1970, 74.

12

Prats, 1985, 139-141.

13

Quiroga, 2001, 121.

14

Verdugo, 1989, 53.

(7)

qui fut emprisonné et torturé, elle confirme que, malgré le profil élitiste et aristocra- tique du corps des officiers, une partie significative demeure attachée aux institu- tions démocratiques.

Le comportement des constitutionnels et des putschistes fut différent. Les premiers ne disposaient que des rudiments d’une organisation, dans le meilleur des cas: ils n’avaient ni plan ni même une ébauche de plan pour s’opposer au coup d’État. Ils refusaient tout simplement de sortir de la légalité. En revanche, la fraction putschiste était bien mieux organisée et décidée à agir, fortement soutenue par les services se- crets des États-Unis. Elle parviendra finalement à isoler les constitutionnels et à en- traîner la majorité des forces armées dans le coup d’État.

0.1.2- Les sous-officiers et les troupes: une majorité partisane d’Allende Parmi les sous-officiers et surtout au sein de la troupe, les tendances loyalistes et de gauche sont relativement plus claires. Selon la plupart des marins que nous avons interviewés, la majorité des marins et sous-officiers est plus ou moins de gauche et certainement partisane d’Allende.

Certains indices existent. Même s’il est malaisé d’évaluer le nombre de militaires qui refusèrent de participer au putsch, les listes –incomplètes– de militaires condam- nés, morts ou licenciés, permettent d’affirmer l’existence dans la troupe d’un impor- tant courant opposé au coup d’État.

Durant le procès organisé contre les dissidents de la Force aérienne, 18 sous-offi- ciers et sergents, 36 caporaux (deux d’entre eux seront assassinés en prison), 2 cons- crits et 13 civils seront condamnés à des peines diverses 15 . La Marine condamnera 88 marins, 6 civils 16 et –au moins– un officier. En 1991, le rapport de la Commission nationale de vérité et réconciliation constate qu’entre 1973 et 1990, des agents de l’État provoquèrent la mort de 17 soldats, 2 marins, 6 aviateurs, 9 policiers civils et 3 gardiens de prison. Soit 37 personnes au total 17 .

Les nombreuses demandes de réparation constituent également un indice intéressant.

En 1993, le gouvernement de Aylwin vota la loi 19.234 intitulée « Programme de reconnaissance de l’exonération politique », qui concède une petite pension aux per- sonnes licenciées pour raisons politiques.

Dans sa première version, sous la pression des forces armées, la loi excluait de ses béné- fices les militaires licenciés. Toutefois, une nouvelle loi (19.582) votée en 1998, étendra les bénéfices aux fonctionnaires de la Justice, aux parlementaires et aux militaires licenciés pour raisons politiques. En 2003, la loi 19.881 prolonge d’un an le délai supplémen- taire pour introduire une demande de recon- naissance, jusqu’au 30 juin 2004.

15

Villagrán, 2002, 267-285.

16

Copea, 2001.

17

Fajardo, 2000, 245-251.

18

Tableau établit d’après les données transmises le 6-8-07 par M. Patricio Maragaño Angulo, analyste du Programme de reconnaissance de l’exonération politique, du ministère de l’Intérieur.

Tableau 1 : Demandes de reconnaissance de la condition d’« exonéré politique » in- troduites par les membres des forces ar- mées

18

Demandes Acceptées

Police judiciaire 452 189

Aviation 486 214

Armée de terre 1.231 239

Carabiniers 1.430 350

Marine 2.471 327

Total 6.070 1.319

(8)

La proportion est significative. En 1973, l’Armée de terre comptait environ 24.000 hommes ; la Marine un nombre plus ou moins semblable (personnel des chantiers navals inclus) ; l’Aviation quelque 8.500 et le Corps des carabiniers réunissait près de 25.000 hommes. Si l’on ajoute la Police judiciaire et les gardiens de prison, nous pouvons affirmer qu’il y avait environ 80.000 hommes militarisés.

Un total de 1.319 membre des forces armées (1,64%), ont été reconnus définitive- ment comme exclus en en raison de leur opposition au coup d’État ou de leur refus à participer à des exactions. En même temps, 6.070 militaires (7,52%) revendiquent cette situation, dont plus d’un tiers d’ex-marins.

Il s’agit parfois de soldats qui commirent intentionnellement une faute disciplinaire pour être exclus, évitant ainsi le sort réservé à ceux qui manifestaient ouvertement leur désaccord. Ce nombre impressionnant représente seulement ceux qui parvinrent à agir; de nombreux autres, sûrement terrorisés, cachèrent leurs désaccords.

Ceci confirme que les forces armées n’agirent pas en bloc en 1973. Un groupe signi- ficatif d’officiers et d’hommes de troupe refusa de participer et une partie d’entre eux tenta de s’organiser pour empêcher le coup d’État, notamment des groupes d’aviateurs et de marins. Notre projet vise à préserver de l’oubli l’histoire de ces derniers.

0.1.2.1- Les « militaires dissidents »

La dissidence au sein des forces armées en 1973 s’applique à une gamme de com- portements qui s’étend depuis ceux qui s’inclinèrent devant le fait accompli du puts- ch mais refusèrent de maltraiter ou d’exécuter des prisonniers, ce qui entraîna leur licenciement –ou pire– jusqu’à ceux qui, opposés au coup d’État, décidèrent de l’affronter avec les armes. Les premiers agirent généralement conformément aux va- leurs humanistes, tandis que les seconds ajoutent à celles-ci leurs idées de gauche, défendant des principes et un gouvernement légitime auxquels ils s’identifiaient. Le premier comportement se retrouve surtout parmi les officiers dissidents, tandis que la réaction engagée est majoritaire au sein des dissidents de la troupe.

En 1973, tous les opposants au coup d’État ont la loi de leur côté et le point de ren- contre entre toutes les dissidences est la légalité. Tous revendiquent le Droit. Par conséquent, on peut désigner les militaires dissidents comme « loyalistes » ou

« constitutionnels ».

0.1.3- Les marins anti-putschistes

Entre 1970 et 1973, plusieurs centaines de marins tentent de s’opposer au coup d’État qu’ils voient se mettre en place. Sergents, quartiers-maîtres et marins forment des groupes anti-putschistes dans les quatre sections de la Marine: la flotte, les éco- les de spécialisations, l’unité d’aviation navale et les chantiers navals. Ils établissent des contacts avec des dirigeants politiques proches du gouvernement pour les infor- mer de la conspiration en marche et s’organisent pour l’affronter. Les ayant décou- verts, les services de renseignements procéderont à une première arrestation le 15 juin 1973, à d’autres fin juillet et, dès le 5 août, des arrestations massives seront opé- rées au sein de la Marine.

Ce drame résume les années tragiques qui s’approchent. Durant les 36 jours qui

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s’écoulent entre l’arrestation des marins de la flotte et le coup d’État, les comman- dements de la Marine, majoritairement putschistes, commencent à imposer le régime qu’ils préparent. Les marins détenus seront les premiers à être mis au secret illéga- lement et brutalement torturés dans des enceintes de la Marine qui échappent à l’État de droit.

Le terme « première fois » peut s’appliquer souvent au cas des marins, qui incarne le déclin de la démocratie et l’émergence de la dictature. Pour la première fois, des mi- litants de gauche retirent hâtivement de leurs domiciles toute documentation ou livre révélateur de leurs idées politiques; pour la première fois, des commandos de la Ma- rine interrompent illégalement des programmes radio; pour la première fois, des dé- tachements de soldats (non de carabiniers) encerclent un théâtre et arrêtent les parti- cipants à une manifestation de solidarité envers les marins détenus, avec une vio- lence jusqu’alors inconnue. Pis, la fraction putschiste de la Marine organise les pre- miers groupes de tortionnaires, cachant leur existence au commandant en chef et à d’autres officiers. Auparavant, le droit de rencontrer leurs clients n’avait jamais été refusé aux avocats et le délai de cinq jours pour présenter un détenu au juge avait toujours été respecté. Malgré les dénonciations accablantes, les partis de droite dis- créditent les dénonciations de « présumées » tortures et la Force navale les nie offi- ciellement. Durant les derniers jours du gouvernement d’Allende, les premiers comi- tés de défense des droits humains voient le jour et, pour la première fois également, des témoignages sont réunis pour les transmettre à la Commission des Droits de Homme de l’ ONU . Et les premiers noms des bourreaux sont dénoncés publiquement.

En résumé, les lois républicaines disparaissent tout d’abord dans les casernes nava- les, ensuite dans des zones entières, tandis qu’émerge la future dictature. La troupe est informée que les marins détenus planifiaient des assassinats massifs et certains jeunes crédules s’acharneront contre eux.

Faire entrer le mouvement des marins anti-putschistes dans l’Histoire, tel est le pre- mier objectif de ce travail. Cet épisode fondamental de la période est peu connu et n’a fait l’objet d’aucune investigation approfondie, en raison peut-être de son impact éventuel sur l’actualité.

En effet, si la conjuration de 1973 fut l’oeuvre d’une fraction putschiste, les forces armées actuelles en sont ses héritières directes. L’irruption des militaires loyalistes dans l’Histoire récente peut poser de manière pressante la question de leur place dans la société. Pourquoi les putschistes de 1973 et non les défenseurs des institu- tions démocratiques inspirent-ils les forces armées modernes? L’histoire des militai- res qui dirent « Non » commence à être connue. Cette investigation cherche à révé- ler leur action, leurs doutes, leur comportement, leurs motivations et leur organisa- tion quand il y en eut une.

Leurs demandes de réintégration dans les forces armées dépassent les questions ma- térielles telles que pensions, accès aux hôpitaux, lieux de vacances et autres avanta- ges accordés aux militaires. Elle pose la question essentielle de l’héritage politique:

les principes qui motivèrent l’option constitutionnelle en 1973 doivent-ils se substi-

tuer à l’exaltation du coup d’État encore présente au sein des forces armées? Doit-on

introduire au sein de celles-ci le principe de la prééminence de la Loi sur les ordres

des supérieurs? Les livres des militaires loyalistes et leurs principes démocratiques

doivent-ils être enseignés dans les écoles militaires? Une discipline souvent servile

et humiliante est-elle utile à la défense nationale?

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Le comportement des militaires anti-putschistes pose de façon brûlante la relation entre légalité et discipline militaire. Les putschistes revendiquent la verticalité du commandement : le principe de l’obéissance due implique qu’un soldat doit toujours obéir à son supérieur et qu’il est irresponsable de ses actes. Par contre, les loyalistes postulent la prééminence de la loi sur les ordres et le droit des soldats de ne pas les accomplir lorsque ceux-ci violent la loi ou les Droits de Homme. Et tous sont res- ponsables de leurs actes.

Ce problème juridique n’a pas encore été résolu à ce jour. Que faire en cas de conflit

entre l’obéissance à la loi et l’obéissance à son chef? Un subordonné a-t-il le droit de

remettre en cause un ordre et de s’en référer à une autorité supérieure à celle de son

chef?

(11)

0.2- L ES RÉUNIONS ENTRE MARINS ET DIRIGEANTS POLITIQUES :

UN CAS EMBLÉMATIQUE ET UN MYTHE FONDATEUR DU COUP D ’É TAT

Faire l’histoire du mouvement des marins anti-putschistes a également une autre si- gnification. Les campagnes publicitaires soutenues destinées à légitimer le pronun- ciamiento ont stigmatisé les marins et les dirigeants politiques qui se sont réunis avec eux, fabricant une légende noire qui devint un argument fondamental pour jus- tifier le coup d’État.

En effet, trois arguments fondamentaux ont justifié –et parfois justifient encore – le coup d’État:

1. L’Unité populaire avait commis une fraude électorale lors des élections par- lementaires de mars 1973 et de ce fait ne disposait pas de l’appui de 44% de l’électorat. Cette accusation, présentée sans grande conviction, s’évapora après le coup d’État. Il n’y eut ni procès ni condamnations.

2. Il existait au Chili une armée secrète extrémiste composée de 13.000 étran- gers (on parle parfois de 15.000 hommes qui se voient attribuer la nationalité cubaine); toutefois, jamais personne n’a aperçu le moindre d’entre eux. Pour ceci aussi il n’y eut ni procès ni condamnations.

3. Selon un terrifiant « Plan Z », présenté dans une publication du gouverne- ment dictatorial, le gouvernement de l’Unité populaire planifiait l’assassinat massif des commandements des forces armées et de leurs familles le 19 sep- tembre 1973. Le mouvement des marins est un élément majeur de ce plan Z.

Ici aussi, bien qu’il n’y ait eu ni procès ni condamnations, et qu’il s’agisse incontestablement d’un faux, le « plan » continue à figurer dans les textes qui justifient le coup d’État, textes conseillés aux futurs officiers.

0.2.1- Le « Livre blanc » décrit le « Plan Z »

Fin octobre 1973, le Secrétariat général du gouvernement publie un Livre blanc du changement de gouvernement au Chili, réédité plusieurs fois en espagnol et en an- glais. Les 96 premières pages, organisées en cinq chapitres, visent à expliquer pour- quoi « Les forces armées et le Corps des carabiniers de la République du Chili – accomplissant une décision préalable et absolument unanime– ont renversé le Pré- sident Salvador Allende 19 ». Au-delà de l’irréelle unanimité –à ce moment plusieurs dissidents militaires sont déjà connus–, cette partie du Livre Blanc concentre prati- quement toutes les accusations lancées contre le gouvernement de Allende. Les 150 pages suivantes sont une compilation de textes. Mais la pièce centrale du Livre Blanc est sans doute le « Plan Z ».

Présenté comme un appendice documentaire au chapitre II du Livre Blanc, de la pa- ge 53 à la page 65, son nom complet serait « Plan de mobilisation et d’opérations pour le coup d’État. Nom de code: Plan Z ». Ce plan ne prévoit pas moins, que le

« Mise en route du coup d’État pour conquérir le POUVOIR TOTAL », en éliminant

19

Libro Blanco, 1973, 5.

(12)

« physiquement les commandements supérieurs et les officiers chefs des unités » du- rant les fêtes des 18 et 19 septembre. Quelqu’un traça au stylo à bille une lettre « Z » sur chaque page, (en réalité, cela ressemble au numéro « 2 » 20 ). Comme nous le ver- rons, il s’agit d’un montage.

Dans la présentation, un des principaux arguments pour justifier le coup d’État est l’existence d’un complot pour soulever les marins, organisé par de hauts dirigeants de l’Unité populaire. Celui-ci visait à capturer les bateaux en assassinant les officiers à coups de couteaux, pour ensuite bombarder

le port et « imposer la dictature de Monsieur Allende ». Pour empêcher ces plans pervers, les forces armées prirent la décision d’agir. Ci- tons un large extrait :

« 1- Un ‘auto-coup d’État’ pour la mi-septem- bre, de préférence durant les fêtes de commé- moration de l’Indépendance (18 et 19). Cet auto-coup d’État se ferait avec des équipes ter- roristes et para-militaires choisies dans tout le pays, et spécialement à Santiago 21 ». [...]

« L’auto-coup d’État commencerait par l’éli- mination physique, par des commandos terro- ristes, des officiers supérieurs des forces ar- mées et du Corps des carabiniers, ainsi que des dirigeants politiques et syndicaux opposants.

Cette opération si sanglante était connue comme ‘plan Z’.

Après le 11 septembre, des instructions écrites et détaillées apparurent pour le plan ; elles fournissent toutes les données personnelles des personnes à éliminer et désignent les terroris- tes qui –dans des documents découverts– sont identifiés par des pseudonymes 22 ». [...]

« Simultanément [aux projets d’Allende de mettre à la retraite les officiers supérieurs], l’Unité populaire déclencha une violente cam- pagne de discours, manifestations, presse, ra- dio et TV contre les forces armées et le Corps des carabiniers. Tout en critiquant avec une vi- rulence croissante l’application de la Loi sur le contrôle des armes, elle appelait les soldats à désobéir à leurs officiers. Des affiches furent même placardées en ce sens sur les murs des casernes et dans les cantonnements de recru- tement et des tracts furent distribués à l’inté- rieur des enceintes militaires.

Parallèlement, trois des plus hauts dirigeants de l’Unité populaire tentèrent de soulever les

équipages de la Marine. Miguel Enríquez, secrétaire général du MIR , le sénateur Carlos Altamirano, secrétaire général du Parti socialiste, parti majoritaire dans le gouvernement et collectivité à laquelle appartenait l’ex-Président Allende, et le député Oscar Guillermo

20

Libro Blanco, 1973, 55-57.

21

Libro Blanco, 1973, 21.

22

Libro Blanco, 1973, 22.

Illustration 1. Couverture du Livre Blanc et la page

54 où commence le « plan Z »

(13)

Garretón, secrétaire général du MAPU , promurent un complot de marins et de quelques sous-officiers pour s’emparer des navires de guerre à Valparaiso (le croiseur ‘Amiral La- torre’ et le destroyer ‘Blanco Encalada’), assassiner à coups de couteaux leurs officiers, de manière à pouvoir bombarder le port et imposer la dictature de Monsieur Allende. Le complot avait des ramifications dans un autre port, Talcahuano, où fonctionnent les chan- tiers de la Marine; près de cent personnes étaient impliquées.

Messieurs Enríquez, Altamirano et Garretón, se réunirent au moins cinq fois avec les chefs des conspirateurs. La conspiration devait éclater au début du mois d’août; elle fut toutefois découverte quelques heures avant le jour signalé et un jugement militaire démar- ra. Au cours du procès, plus de vingt témoins impliquèrent les politiciens déjà signalés de l’Unité populaire, raison pour laquelle la levée de leur immunité fut demandée à la Cour d’appel de Valparaiso. Cette requête était encore en cours le 11 septembre. (Au Chili, un parlementaire ne peut faire l’objet d’un procès criminel sans une autorisation préalable de la Cour d’appel respective; cette autorisation s’appelle ‘desafuero’).

Les services de renseignements militaires détectèrent et communiquèrent tous ces faits aux sphères supérieures des instituts.

La conclusion était claire: l’Unité populaire et Salvador Allende, non contents de piétiner la volonté majoritaire du pays, de transgresser le fond et la forme de la Constitution et des lois, de faire fi de la condamnation et des avertissements des autres Pouvoirs de l’État, de ruiner économiquement le pays et d’avoir semé la haine, la violence et la mort, s’apprêtaient à faire un auto-coup d’État pour conquérir un pouvoir absolu basé sur la force et le crime, mettant en place la ‘dictature populaire’ que réclamait, sur la couverture de l’un de ses derniers numéros (17 juillet) la revue ‘Punto Final’, porte-parole du MIR . Face à cela, les forces armées se décidèrent à agir 23 ».

Le ministre des Affaires étrangères de la dictature, l’amiral Ismael Huerta, réitère les accusations dans un discours prononcé durant la XXVIII e Assemblée générale de l’ ONU , le 8 octobre 1973, devant une salle presque vide. L’allocution aurait été rédi- gé par Julio Philippi et Enrique Bernstein, deux civils collaborateurs de la dicta- ture 24 . Huerta se réfère au sinistre plan et aux « tentatives de subversion criminelles dans la Marine »:

«Tandis qu’habilement [ceux qui dirigeaient la marche du pays] organisaient des manifes- tations contre la guerre civile, des agitateurs professionnels, des armes et autres éléments au pouvoir destructif élevé, continuaient à entrer discrètement dans le pays avec l’objectif précis de préparer le sanglant coup de grâce contre notre système démocratique. [...]

La criminalité augmentait de jour en jour; un officier supérieur de la Marine, aide de camp du Président, fut victime d’une obscure émeute; un jeune officier de l’Armée de terre tomba assassiné par un extrémiste étranger; les services de renseignements militaires détectèrent des tentatives criminelles de subversion dans les rangs de la Marine, fomen- tées par des notables du régime, parmi lesquels le Secrétaire général du Parti socialise, auquel appartenait le chef de l’État 25 ».

La première « information » à propos du plan Z est diffusée cinq jours après le coup d’État, le dimanche 16 septembre. Le ministre secrétaire général de la présidence, le colonel Pedro Ewing, convoque une conférence de presse pour annoncer que des documents concernant un auto-coup d’État qui devait se produire le 19 septembre avaient été découverts dans le coffre-fort du sous-secrétaire de l’Intérieur d’Allende,

23

Libro Blanco, 1973, 25-27.

24

www.lasegunda.com/edicionline/senaleseconomicas/detalle/index.asp?idnoticia=247221, pc 1-12-05

25

In Huidobro, 1989, 288-289.

(14)

Daniel Vergara. Une copie de ces mêmes documents avait été trouvée à la Banque centrale.

Le 19 septembre –explique Ewing– Allende allait inviter à déjeuner à La Moneda le haut commandement, et les GAP (garde du corps), déguisés en garçons, les crible- raient de balles. En même temps, dans le parc, ceux qui défilaient et les leaders de l’opposition seraient tués. Les mêmes événements surviendraient dans les provinces.

Le lendemain, au cours d’une séance présidée par Allende, la « République Popu- laire Démocratique du Chili » serait instaurée; son drapeau serait entièrement rouge mais l’étoile serait maintenue 26 .

A partir du lundi 17, la presse dictatoriale fait du Plan Z son thème favori. El Mercu- rio annonce la découverte d’ « Un plan destiné à décapiter l’armée ». L’article est signé par Julio Arroyo Kuhn, correspondant à Concepción, très lié à la Marine, qui – comme nous le verrons– avait diffusé peu avant de fausses informations sur les ma- rins détenus (chap. 7).

Les jours suivants, l’opinion est bombardée de nombreux gros titres, chacun plus sinistre que le précédent : « Communistes et socialistes seraient les exécuteurs: 600 familles allaient êtres assassinées à Concepción », « Les Marxistes projetaient la destruction de Limache », « Les marxistes encourageaient de sinistres plans dans la zone du salpêtre », « Une autre École de guérillas découverte à Nueva Imperial 27 ».

Durant des années, le Plan Z sera un des thèmes préférés des médias proches de la dictature, thèmes ressassés interminablement sans que nul ne puisse les contredire.

26

Millas, 1999, 23-25.

27

Herreros, 2003.

Illustration 2. El Mercurio du 18-9-73 annonce le « plan Z »

(15)

Lors de nouvelles conférences de presse, le colonel Ewing poursuit ses révélations, dans la mesure où les services de rensei- gnements déchiffrent les documents, dit- il. Au cours de l’une d’elles, il explique que la seconde phase du Plan, récemment découverte, envisageait l’assassinat d’Allende. Bien qu’on ne puisse pas for- muler de questions, les journalistes étran- gers s’étonnèrent qu’Allende puisse être l’auteur d’un plan incluant son assassi- nat... 28

L’amiral Merino ressuscite le Plan Z dans ses mémoires écrits deux décennies plus tard, répétant que le document fut décou- vert dans une cave de la Banque centrale.

Il insère le document apparu dans le Livre Blanc avec un ajout: « Auteur: Unité Po- pulaire 29 », et explique que les auteurs tueraient Allende pour mettre en route une autre phase du plan. Il cite une note du procureur « du procès instruit à cet effet 30 » que lui seul semble connaître car il ne donne aucune référence. En réalité, un tel procès n’a jamais existé.

Le plan Z occupe rapidement une place dans l’histoire officielle. Il figure dans le Manuel de l’histoire du Chili, de Francis- co Frías Valenzuela, adopté par un grand nombre d’écoles depuis sa publication en 1974. Tout d’abord, explique Frías, le

MIR , le MAPU et le PS envisageaient l’infiltration des forces armées afin de s’emparer des bateaux en assassinant leurs chefs. Ensuite, dans le chapitre « Vers l’auto-coup d’État », les étudiants apprennent qu’il existait un secteur « d’extrême gauche, formé d’étrangers et de Chiliens organisés militairement, prêts à donner, en accord avec Allende, le coup final ». Frías le détaille:

« Le 17, quelque 13.000 hommes bien armés, entraînés et décidés, de toutes nationalités, attaqueraient à l’improviste les troupes pendant leur défilé dans le Parc; ils les démantèle- raient et tueraient leurs chefs et officiers. Durant la nuit de ce même jour, les extrémistes assassineraient les civils adversaires du régime. ‘Cette extermination massive était le dé- nommé Plan Z’; un ministre de Fidel Castro et le chef de sa police secrète jouèrent un rô- le décisif dont sa gestation et sa mise en marche 31 ».

Durant les premières années de la dictature, ceux qui aux cours de réunions sociales

28

Millas, 1999, 26-28.

29

Merino, 1998, 148.

30

Merino, 1998, 150.

31

Frías, 1974, 496-497.

Illustration 3. a) Un article de Julio Arroyo Kuhn à La

Estrella annonce quatre exécutions. B) El Mercurio du

26-9-73 annonçant que le

PC

participait d’un « géno-

cide ». c) El Mercurio de Valparaiso du 24-9-73 : « Ils

voulaient assassiner 600 familles »

(16)

osaient manifester un certain désaccord avec les brutalités réservées aux prisonniers ou avec les exécutions sommaires, recevaient invariablement la réponse fabriquée:

le plan Z aurait été pire! les forces armées nous ont sauvés et leurs excès sont excu- sables.

Le plan Z engendra rapidement des créatures régionales et locales: de nombreux chefs militaires de provinces « découvraient » leur Plan Z; de même, dans des quar- tiers, les voisins de droite prétendaient savoir de bonne source que dans le Plan Z de leur quartier des listes de personnes à exécuter avaient été découvertes, et l’on se disputait aigrement les premières places 32 .

Selon le journaliste Hernán Millas, à cette époque fa- vorable au coup d’État, des partisans du régime, ou des personnes souhaitant être considérées ainsi, exer- çaient d’énormes pressions sur la presse autorisée pour que leurs noms figurent sur les listes du Plan Z afin de pouvoir prononcer la phrase: « j’ai appris que moi aussi j’allais être assassiné... », signe d’apparte- nance à la nouvelle élite. Un agriculteur qui entrepre- nait des démarches pour récupérer son hacienda ex- propriée, offrit 100.000 escudos (25.000 dollars) pour qu’apparaisse son nom sur les listes imaginaires 33 . Ce comportement sera confirmé en 1990 dans les conclusions du rapport Rettig: le document publié dans le Livre Blanc ne semble pas réaliste et il n’exis- te aucune information sur ses auteurs, mais par la voie de la rumeur, il devint une justification pour tuer:

« le plan Z –par la voie de la rumeur et de la nouvelle intentionnelle– se transforma en une liste minutieuse de personnes opposées à l’Unité populaire à éliminer. Dans ces va- riantes régionales et locales figurent des listes des personnes à éliminer, pour chaque loca- lité, aussi petite soit-elle. Une justification interne s’alimenta ainsi pour tuer, ou permettre ou pour le moins remettre la condamnation à mort de l’adversaire, en lui attribuant les mêmes intentions 34 ».

Les interrogatoires auxquels fut soumis Luis Vega, avocat du gouvernement provin- cial de Valparaiso, détenu sur le bateau Esmeralda en sont un exemple. La nuit du vendredi 14 septembre (comme nous le verrons, la date est importante), l’officier de la Marine qui l’interrogeait prétendit qu’ils avaient découvert le Plan Z dans un cof- fre-fort du ministère de l’Intérieur. Il l’accusa d’être le responsable à Valparaiso, dis- posant de nombreux hommes, mitraillettes, explosifs, dollars et drogues. Il fut bruta- lement torturé lorsqu’il refusa de signer des « aveux 35 ».

La portée du Plan Z va au-delà d’un montage pour justifier le coup d’État. Il est une pièce essentielle dans le conditionnement psychologique des militaires lancés contre l’« ennemi interne ». Pour que les soldats répriment sans pitié, il fallait qu’ils per-

32

Dans ce cas, la source est la mémoire de l’auteur.

33

Millas, 1999, 25-26.

34

Rapport de la Commission Nationale de Vérité et Réconciliation, Troisième partie Chapitre I, www.purochile.org/rettig31.htm , pc 1-11-05

35

Vega, 1983, 295; 297.

Illustration 4. Couverture de l’hebdo-

madaire Ercilla du 31-10-73.

(17)

çoivent les persécutés non comme des citoyens, éventuellement aux idées différen- tes, mais comme de sinistres assassins ravageurs qui projetaient de les éliminer eux et leurs familles. Déshumanisant l’adversaire, le Plan Z place de nombreux militai- res –et des civils– dans une disposition psychologique pour infliger à l’adversaire le même traitement qu’il lui attribue. En résumé, il fournit le motif pour torturer et même pour assassiner. « Ce sont eux ou nous », rabâchent les chefs militaires et contre ces êtres abjects tout semble permis.

0.2.2- Qui est l’auteur du Plan Z?

Dans un rapport d’activités publié en septembre 2002, connu comme Rapport Hin- chey, la CIA soutient que le Livre Blanc fut une désinformation provenant de la Junte, rédigée par des Chiliens collaborateurs de l’agence:

« Après le coup d’État de septembre 1973, la CIA suspendit le financement de nouvelles opérations secrètes mais continua à soutenir certains projets de propagande en cours, y compris l’aide aux médias prêts à donner une image positive de la Junte militaire. Des in- dividus chiliens qui avaient collaboré avec la CIA mais n’agissaient pas sous sa direction, participèrent à la préparation du ‘Livre Blanc’, document visant à justifier le renverse- ment d’Allende. Selon ce texte, les militants de gauche avaient un plan secret, le ‘Plan Z’, pour assassiner le haut commandement durant les mois antérieurs au coup d’État, ce que la CIA crut être probablement une désinformation provenant de la Junte 36 ».

De nombreux acteurs du coup d’État, y compris les propagandistes, se sont catégori- quement éloignés du Plan Z, tentant de décliner toute responsabilité. Le directeur du Mercurio, Arturo Fontaine Aldunate * qui, en 1973, organisa un véritable bombarde- ment médiatique sur le plan, répond deux décennies plus tard à la journaliste Mónica González: « Je n’ai aucune preuve de l’existence du Plan Z. A cette époque on le donnait pour certain. Pour moi aujourd’hui ça reste un mystère 37 ». Federico Wil- loughby, le premier conseiller en communication de la Junte militaire, reconnaît, en 2003, dans le reportage Pinochets Plan Z de Wilfried Huismann et Raúl Sohr, que le Plan Z fut monté par les services secrets de la dictature comme un moyen de guerre psychologique destiné à justifier le coup d’État.

L’absence d’investigation sur l’accusation la plus grave lancée contre le gouverne- ment d’Allende est également révélatrice. Aucune enquête n’a été réalisée sur le Plan Z, bien que son existence ait toujours été niée par les dirigeants de gauche et jamais prouvée par les dénonciateurs. On ignore également dans quelles archives il est gardé et comment les historiens pourraient le consulter.

Les indices sur l’origine du plan Z désignent invariablement les services de rensei- gnements de la Marine. La première indication provient de Luis Vega interrogé sur un bateau le vendredi 14 septembre, soit deux jours avant son annonce officielle le

36

http://foia.state.gov/Reports/HincheyReport.asp (anglais); www.derechos.org/nizkor/chile/doc/hinchey-e.html (es- pagnol), pc 16-3-07. « After the coup in September 1973, CIA suspended new covert action funding but continued some ongoing propaganda projects, including support for news media committed to creating a positive image for the military Junta. Chilean individuals who had collaborated with the CIA but were not acting at CIA direction assisted in the preparation of the « White Book », a document intended to justify overthrowing Allende. It contained an allega- tion that leftists had a secret « Plan Z » to murder the high command in the months before the coup, which CIA be- lieved was probably disinformation by the Junta ».

*

Actuel doyen de la Faculté des Sciences de la communication de l’Université Santo Tomás (2005).

37

CODEPU – DIT – T, 2002.

(18)

16. La première annonce est faite par Julio Arroyo Kuhn, journaliste étroitement lié aux services de renseignements de la Marine (des semaines auparavant il avait reçu des informations privilégiées sur les marins détenus (chap. 7)). Un autre indice, linguistique celui-là, concerne le style du document qui ne contient pas les expressions propre aux militants de gauche de l’époque: ceux-ci utilisaient souvent l’expression « la prise de pouvoir » mais dire « s’emparer du pouvoir total » ne fai- sait pas partie de leur langage; cette expression, qui se répète dans le Plan Z est caractéristique des personnes d’extrême droite (très souvent officiers de la Marine) pour décrire les intentions attribuées à la gauche 38 .

Selon le général Leigh, membre de la Junte militaire, ce fut l’amiral Carvajal qui in- forma officiellement la Junte,

« il nous a même remis des feuilles détachées découvertes par la Direction des services de renseignements dans un endroit quelconque. J’ignore où. Il s’agissait de grandes feuilles avec des numéros au centre de la page. Je n’ai aucune preuve de leur authenticité mais nous les avons tous vues. Je reconnais que comme les autres j’y ai cru mordicus 39 ».

En d’autres termes, le Plan Z provient de la Marine.

Le Livre Blanc et son Plan Z resteront anonymes durant des décennies jusqu’en 2002, lorsque l’historien Gonzalo Vial Correa reconnaîtra être l’un des rédacteurs du Livre Blanc: « nous l’avons écrit à plusieurs, moi principalement 40* ». Autrement dit, Vial Correa fut le principal rédacteur des 96 premières pages du Livre Blanc dans lesquelles le Plan Z est décrit avec véhémence et attribué au gouvernement d’Allende.

Gonzalo Vial Correa est sans aucune doute un homme cultivé et un historien conser- vateur de premier ordre, mais il est également un politicien d’extrême droite. Il fut le premier directeur de la revue Qué Pasa, fondée en 1971 et structurellement liée au coup d’État. Vial Correa deviendra, en 1979, ministre de l’Education de Pinochet.

En 1990, le gouvernement de Aylwin le désignera comme commissaire de la Com- mission vérité et réconciliation, et en 1999, le gouvernement de Frei le nommera membre de la Table de dialogue. L’hebdomadaire El Periodista affirme que Vial est membre de l’Opus Dei 41 . Il est sans doute excessif de lui reprocher l’autodafé de tonnes de livres pratiqué les premiers mois de la dictature –autodafé qu’il n’a pas condamné– mais il est assurément responsable des licenciements massifs de profes- seurs en raison de leurs idées, qu’il n’a pas réintégrés comme il aurait pu le faire en tant que Ministre, et du sinistre système des universités contrôlées par des recteurs militaires.

Interviewé en 2002 par le journal La Tercera, Vial Correa explique qu’après le coup d’État, son équipe (la rédaction de la revue Qué Pasa) resta en contact avec la Junte militaire via un officier de la Marine * . Celui-ci lui remit divers documents « décou-

38

L’amiral Huidobro l’utilise fréquemment: « Le marxisme autochtone après la conquête du pouvoir total » [Huido- bro, 1989, 32] Ou « l’Unité populaire agissait contre les transporteurs mais par contre organisait, protégeait les grou- pes d’entreprises, les armant pour la mission qui leur était assignée dans la conquête du pouvoir total » [Huidobro, 1989, 188]

39

Millas, 1999, 27.

40

www,educarchile.cl/ntg/docente/1556/article-76921.html#comenta, pc 1-11-05.

*

L’historienne P. Arancibia affirme en 2003 que le rédacteur de El Mercurio Hermógenes Pérez de Arce « a recon- nu » une certaine implication. www.asuntospublicos.org/entrevista.php?id=357, pc 1-11-05.

41

www.elperiodista.cl/newtenberg/1518/articles-54310_recurso_1.pdf, pc 2-11-05.

*

Selon La Tercera du 3-8-03, le groupe qui rédigea la Plan Z fut organisé par l’amiral Patricio Carvajal qui dirigea

les travaux depuis le bureau de planification ODEPLAN , dirigé par l’ancien officier naval Roberto Kelly. L’agent de

(19)

verts » lors de perquisitions, parmi lesquels le Plan Z. Vial et ses collaborateurs pro- posèrent sa publication immédiate mais l’officier s’y opposa « parce qu’il est très grave et incendiaire », geste interprété par l’historien comme un indice de véracité.

Sur son insistance, les militaires autoriseront finalement sa publication. Etrange- ment, il ne connaîtra jamais son auteur ni l’endroit où il fut trouvé et ne s’informera pas sur ces points.

Obstiné, Vial Correa est une des rares personnes qui persiste à défendre inconforta- blement la véracité de son oeuvre. Lorsqu’en 2002 le journaliste Marcelo Soto lui demande qui peut avoir imaginé cela, il répond:

« Une tête brûlée de l’ UP , parmi les nombreuses que comptait le gouvernement de (Salva- dor) Allende, a écrit ce document, en a fait des copies et les a distribuées à ses amis. C’est tout simplement ce que je pense. Ceci dit, qu’il y ait eu un début d’exécution et qu’ils aient été nombreux on non à y participer, c’est une autre histoire. Lorsque l’on parle d’une invention, c’est un mensonge. Personne ne l’a inventé, il a été trouvé. Et nous avons dû batailler pour pouvoir le publier. Ceci sont les faits. Je vous les donne pour que les gens puissent juger 42 ».

Même si on concède que 30 ans auparavant Vial Correa pensait que le document remis par la Marine avait été rédigé par une « tête brûlée », non identifiée, ce qu’il présenta face à l’opinion publique est radicalement différent.

Dans le Livre Blanc Vial Correa affirme que « l’Unité populaire et Salvador Al- lende », « s’apprêtaient à faire un auto-coup d’État pour conquérir un pouvoir ab- solu basé sur la force et le crime 43 ». Autrement dit, il transforme le document d’une

« tête brûlée » anonyme en politique de gouvernement. Un exemple parfait d’un faux en histoire.

Le 2 novembre 1973, la revue Qué Pasa, dont Vial était directeur, annonce le Livre Blanc avec un titre unique sur la couverture: « L’auto-coup d’État sanglant » écrit sous un grand « Z » rouge d’où dégoulinent des gouttes de sang. Des détails sont donnés à l’intérieur: le 19 septembre, jour de l’Armée, dans la capitale et chacune des villes de province, le Gouvernement inviterait les chefs militaires à un déjeuner de gala. Alors, « à La Moneda et dans les bâtiments des gouvernements provinciaux, les GAP feraient irruption au milieu du banquet, mitraillettes en mains, tuant traî- treusement et sans pitié les hauts commandements ». Ceci serait l’oeuvre des

« ‘groupes spéciaux ( NPE )’ de tireurs d’élite de la UP . Ainsi aurait commencé Z... le

PLAN DE MOBILISATION ET D OPERATIONS POUR LE COUP D ETAT ’ de l’Unité popu- laire ».

Celui-ci aurait été élaboré vraisemblablement par le MIR –poursuit Vial– à la de- mande de l’Unité populaire, ou par la Commission de sécurité de l’ UP , ou encore par un conseiller étranger, de préférence cubain. Il termine en rejetant clairement la res- ponsabilité sur le Président tombé et sur les dirigeants de sa coalition: « Il est pres- que impossible qu’Allende n’ait pas connu le plan, ou du moins ses lignes générales.

Il semble également improbable que les hauts dignitaires de l’ UP et du MIR l’aient ignoré », bien que le Secrétaire général du PC Luis Corvalán (à ce moment prison- nier) ait nié le connaître. « Le regard se tourne plutôt vers les ‘têtes brûlées’» du PS ,

liaison eux et l’équipe de Gonzalo Vidal fut la capitaine naval José Radic Prado.

42

La Tercera, 24-3-02.

43

Livre Blanc, 1973, 27.

(20)

du MAPU et du MIR .

La responsabilité de Gonzalo Vial Correa et de ses collabora- teurs est immense: ce sont eux qui donnèrent à quelques feuilles d’origine douteuse présentées par la Marine le rang de plan du gouvernement d’Allende, fabri- quant ainsi le faux le plus trans- cendant de l’histoire du Chili et la pièce centrale pour justifier le terrorisme d’État. Le Plan Z donne des raisons de haïr et in- culque aux militaires la haine indispensable pour tuer. Les ré- sultats sont connus.

Reconnaissons toutefois qu’ils ne furent pas les seuls divulga- teurs du plan.

0.2.3- Les intellectuels dé- mocrates chrétiens et de droite cautionnent le plan Z Durant les premiers mois de la dictature, le plan Z est propagé par pratiquement tout le bloc po- litique qui s’opposait au gouver- nement de l’Unité populaires, à l’exception de 13 dirigeants dé- mocrates-chrétiens dirigés par Bernardo Leighton * qui diffusent une importante déclaration pu- blique condamnant le coup d’État:

« Nous condamnons catégori- quement le renversement du Président constitutionnel du Chili, Monsieur Salvador Al- lende, dont nous fûmes –pour respecter la volonté populaire et la décision de notre parti–

des adversaires constants. Nous nous inclinons respectueusement devant le sacrifice qu’il a fait de sa vie en défense de l’autorité constitutionnelle 44 ».

La plupart des autres intellectuels adversaires d’Allende appuient le coup d’État et

*

Les signataires de la Déclaration du 13-9-73 sont: Bernardo Leighton, Ignacio Palma, Renán Fuentealba, Mariano Ruiz-Ezquide, Andrés Aylwin, Fernando Sanhueza, Claudio Huepe, Jorge Cash, Ignacio Balbontín, Sergio Saavedra, Radomiro Tomic, Belisario Velasco, Jorge Donoso et Florencio Ceballos.

44

Balbontín Ignacio Une déclaration politique de signification historique, in Magasich, 1998, 25-35.

Illustration 5. Qué Pasa du 2-11-73.

(21)

cautionnent le Plan Z. Cette conduite est la prolongation des virulentes campagnes médiatiques contre le gouvernement montées en août 1973. Les premiers livres justi- fiant le coup d’État sont dans une bonne mesure un résumé de ce qui fut dit au mois d’août. Chacun d’eux –comme nous le verrons– donne une vision malveillante du mouvement des marins qui devient un motif pour faire le coup d’État.

Le Parti démocrate chrétien appuie la dictature durant les premiers mois et, d’une certaine façon, collabore. Lors d’une des réunions entre la Junte militaire et la direc- tion de la DC , son président, Patricio Aylwin avait accepté une période de huit mois, temps estimé par le général Pinochet pour rétablir la démocratie. Le Parti, officiel- lement déclaré « en congé », ne participe pas au gouvernement mais admet que ses militants le fassent à titre individuel et occupent des postes techniques en évitant les charges publiques. Cette dernière restriction sera observée à la légère; le livre Chili, la mémoire interdite publie une liste de 14 militants démocrates chrétiens qui oc- cupèrent de hautes fonctions politiques sous la dictature, y compris le ministre de la Justice Gonzalo Prieto, proche de la DC 45 .

Dans le numéro d’El Mercurio qui annonce la découverte du Plan Z, Patricio Aylwin lui donne un aval complet:

« Le gouvernement d’Allende avait totalement épuisé la voie chilienne vers le socialisme et s’apprêtait à réaliser un auto-coup d’État pour instaurer par la force la dictature com- muniste. Le Chili était au bord du ‘coup d’État de Prague’, qui aurait été terriblement sanglant, et les forces armées se sont bornées à devancer ce risque imminent 46 ».

Les mots du président démocrate-chrétien libèrent sans doute de tout scrupule les journalistes de sa tendance travaillant dans les médias autorisés par la dictature * . Dans leurs écrits ils se surpassent en invectives contre les dirigeants de l’Unité po- pulaire qui n’ont aucun moyen de se défendre, et font preuve d’imagination pour dé- crire les plans « d’infiltration » au sein des équipages pour s’emparer des bateaux et effectuer des bombardements et des massacres.

Paradoxalement, durant ces journées, des massacres bien réels sont perpétrés qu’ils s’efforcent d’ignorer.

Emilio Filippi et Hernán Millas amplifient le Plan Z

Filippi et Millas, respectivement directeur et éditeur de reportages spéciaux de l’hebdomadaire Ercilla * , deux brillants journalistes démocrates-chrétiens, publient en janvier 1974 le livre Chili 70-73 chronique d’une expérience; d’effrayants ap- ports aux descriptions du plan Z déjà connues sont ajoutés: des extrémistes déguisés, dont ils précisent le nombre, prendraient d’assaut les bateaux, menaceraient les ports et proclameraient une république populaire. Les auteurs intellectuels de tout ceci sont, bien entendu, Altamirano, Garretón et Enríquez:

« Le Plan Z eut auparavant une date plus proche: le 11 août 1973. La partie la plus ex-

45

Ahumada et autres, I, 1989, 386.

46

El Mercurio, 17-9-1973.

*

On peut visionner des déclarations de Aylwin en 1973 où il affirme que l’objectif de l’ UP était de « faire un auto- coup d’État et assumer par la violence la totalité du pouvoir. Dans ces circonstances nous pensons que l’action des forces armées consista simplement à devancer ce risque pour sauver le pays d’une guerre civile ou d’une tyrannie communiste ». En 2003, il explique exactement le contraire: « Je n’ai jamais cru que l’ UP comme telle et encore moins Salvador Allende souhaitaient faire un coup d’État et établir une dictature ».

www.youtube.com/watch?v=csjBGLfK27c&NR, pc 6-8-07.

*

Quatre ans plus tard, Filippi et Millas, harcelés par la censure, fonderont l’hebdomadaire dissident Hoy.

(22)

trémiste de l’ UP (socialistes, militants du MIR et du MAPU ) avait infiltré les équipages de la marine de guerre. Ils étaient peu nombreux, mais en suffisance pour le plan diabolique.

C’était un samedi et la majorité des officiers et des hommes d’équipage seraient à terre, jouissant de leur congé. Les insurgés, dirigés par le sergent Juan Cárdenas, saisiraient cette occasion propice pour s’emparer à l’aube des bateaux ‘Almirante Latorre’ et ‘Blan- co Encalada’. Des extrémistes déguisés en marins monteraient à bord pour appuyer cette action. Tous les officiers qui s’opposeraient seraient assassinés. Dès la prise de ces grands bateaux de l’escadre, ils menaceraient de bombarder les quartiers et casernes navales de Valparaiso et de Viña del Mar. Sur terre, ils recevraient le soutien des ‘cordons industriels’

qui agiraient de même en s’emparant des régiments, profitant de l’absence de nombreux soldats le week-end. Tout ceci se passerait à l’échelle nationale. L’objectif était de pro- clamer la République Populaire Démocratique du Chili et mettre en oeuvre la dictature du prolétariat. Devenir Cuba, en mettant fin à la voie chilienne vers le socialisme conçue à travers les dénommées institutions bourgeoises. Les auteurs intellectuels du plan étaient le plus haut dirigeant socialiste Carlos Altamirano, le membre du MAPU Oscar Garretón et le membre du MIR Miguel Enríquez 47 ». (Les caractères gras sont dans le texte original) Hernán Millas lui-même écrit en 1999 La famille militaire, où il dit exactement le contraire, sans mentionner son malheureux livre de 1974. Dans le chapitre Où l’on raconte le meilleur et le plus oublié des contes militaires : le Plan Z 48 il rappelle la campagne de presse de l’époque et arrive à la conclusion que le Plan n’a jamais existé.

Le plan Z selon Abrahan Santibáñez, Luis Álvarez et Francisco Castillo

Santibáñez, sous-directeur de l’hebdomadaire Ercilla et Álvarez, chef de rédaction, agissent plus ou moins de même en publiant, avec Castillo, Mardi 11, apogée et chu- te de Allende, qui sera réédité quatre fois. Leurs versions effrayantes du plan Z, où ils impliquent le ministre de la Défense, le directeur du Service national de Santé et le Président lui-même, entraîneront des persécutions contre les journalistes de la Télévision nationale et du canal 13 de l’Université catholique 49 . Peu après, le même Luis Álvarez * –dans un épisode dont le journalisme ne peut s’enorgueillir– manipu- lera l’information pour accuser les marins et les partis de gauche de plans sanglants (Chap. 7).

Les trois journalistes amplifient allègrement les ragots propagés sur Allende et ses collaborateurs par les putschistes triomphants. La maison présidentielle de El Ar- rayán devient la « scène de sordides histoires. Il s’y mêla, dans une combinaison ex- plosive, l’entraînement guérillero et le sexe, l’alcool et la leçon marxiste 50 ». Ils af- firment en outre qu’au cours des derniers mois, dans les industries nationalisées ou contrôlées « la production d’éléments de guerre remplaça presque totalement les ar- ticles normaux ». L’ UP disposait d’une centaine d’écoles de guérilleros, une dans la résidence présidentielle de Tomas Moro et l’autre dans celle de Cañaveral, où inter- venaient à tour de rôle des instructeurs cubains, brésiliens, uruguayens et argentins.

Le service des Renseignements, dirigé par Joignant « avait réalisé un travail systé- matique d’infiltration et d’espionnage dans les unités militaires et fiché les offi- ciers ». Dans cette version fantaisiste, le sergent Cárdenas devenait le chef de l’Armée populaire:

47

Millas - Filippi, 1974, 140-141.

48

Millas, 1999, 23-30.

49

Carmona, 2005.

*

Directeur de l’École de journalisme de l’Université privée Diego Portales, en 2004.

50

Álvarez, Castillo, Santibáñez, 1973, 91.

(23)

« Pour l’ UP l’auto-coup d’État devint urgent. Allende suspendit son voyage à la Confé- rence des pays non-alignés. La presse officielle lança une campagne dramatique pour convaincre les troupes de désobéir aux officiers. Parallèlement, on défendit la position du secrétaire général du PS , Carlos Altamirano, du secrétaire général du MAPU , Oscar Garre- tón, et du MIR , Miguel Enríquez, inculpés par la Justice navale.

La Marine avait détecté que le 11 août un groupe de sous-officiers et des marins de diver- ses institutions navales allaient s’emparer de deux navires de guerre. L’action devait conclure par l’assassinat collectif des officiers qui résisteraient à la manoeuvre et le bom- bardement des quartiers de Viña del Mar et de Valparaiso, et d’unités de Marine, dont l’École navale. Le résultat de ce plan incluait la nomination du sergent Juan Cárdenas comme commandant en chef de la Marine populaire. Les conjurés pensaient que le soulè- vement de l’escadre provoquerait une réaction similaire au sein de l’Armée de terre, de l’Aviation et du Corps des carabiniers. [...]

Allende, euphorique, annonça [le 4 septembre 1973] que ‘ l’année prochaine est promet- teuse. L’inflation et le désapprovisionnement prendront fin ’. Les documents confidentiels découverts après le 11 septembre démontrent que treize jours après ce discours, l’ UP pla- nifiait le déclenchement de la guerre civile au Chili.

A cet effet, dans toutes les provinces du Chili, les organismes régionaux de l’ UP – spécialement socialistes, communistes et MIR – avaient élaboré les listes des officiers mili- taires, des dirigeants politiques d’opposition, des journalistes et des membres des profes- sions libérales à éliminer. Dans des appartements d’extrémistes étrangers on découvrit les photographies des chefs des forces armées qui allaient être fusillés. Durant des mois, cer- tains hauts fonctionnaires du régime –Joignant et Eduardo Paredes– avaient étudié et dis- posé les groupes de commandos qui devaient perpétrer les attentats.

Le plan –qui fut nommé ‘Z’– prévoyait en outre une opération de défense de la résidence présidentielle de Tomás Moro. Dans ce secteur, les gardes de sécurité ( GAP ) et des guéril- leros entraînés avaient pour mission de se renforcer pour ensuite déclencher une contre- offensive sur le Barrio Alto. Une partie de l’opération consistait à prendre des otages parmi la population civile des maisons voisines.

Le ‘Z’ agissait à tout niveau. Le directeur du Service national de Santé, Sergio Infante, était chargé de monter des hôpitaux de campagne. [...]

La dernière date avait été choisie pour des raisons stratégiques. Allende retarda jusqu’au dernier moment les ordres pour mettre en route les préparatifs des célébrations des Fêtes nationales. Le ministère de la Défense ne mit pas en place les dispositions signalant le début des essais pour la parade militaire. Ainsi, jusqu’au 10 septembre, ces ordres ne fu- rent pas transmis. Le résultat fut que les calculs élaborés pour réaliser la parade prépara- toire indiquaient qu’elle ne pouvait se réaliser que le 17 septembre. Quarante huit heures avant le défilé en hommage au jour de l’Armée.

Durant une semaine –du 10 au 17 septembre– les extrémistes devaient exécuter les der- nières étapes du ‘Z’: distribuer les armes, mettre en route les personnes responsables des hôpitaux de campagne et profiter de l’esprit festif de la population comme anesthésiant pour l’action finale.

Treize mille hommes formaient les troupes de choc de l’ UP . Des étrangers venus de toute l’Amérique latine devaient attaquer les troupes pendant qu’elles défilaient le 17 septem- bre. Durant la nuit de ce jour, les assauts s’étendraient –dans toutes les villes du pays – contre les civils adversaires du régime.

C’était la conquête du pouvoir total 51

Un quart de siècle plus tard Abrahan Santibáñez déclare: « Je dois avouer qu’il y eut une grande erreur: croire au plan Z » :

« [c’est] l’unique chose dont je me repens: en avoir parlé dans le livre comme d’une cho-

51

Álvarez, Castillo, Santibáñez, 1973, 101-104.

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