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John Donne : de la satire à l'humour

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Academic year: 2021

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John Donne : de la satire à l’humour

Clementine Benard

To cite this version:

Clementine Benard. John Donne : de la satire à l’humour. Linguistique. Normandie Université, 2018.

Français. �NNT : 2018NORMR076�. �tel-01984675�

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THÈSE

Pour obtenir le diplôme de doctorat

Langues et littératures étrangères

Préparée au sein de l’Université de Rouen Normandie

John Donne : de la satire à l’humour

Présentée et soutenue par Clémentine BENARD

Thèse dirigée par Marc MARTINEZ et Claire GHEERAERT-GRAFFEUILLE, laboratoire ERIAC

Thèse soutenue publiquement le 1er octobre 2018 devant le jury composé de

Mme Line COTTEGNIES Professeur, Université Paris-Sorbonne Mme Claire GHEERAERT-

GRAFFEUILLE

Maître de conférences, Université de

Rouen Codirectrice de thèse

M. Marc MARTINEZ Professeur, Université de Rouen Directeur de thèse Mme Anne-Marie MILLER-BLAISE Professeur, Université Sorbonne-Nouvelle Rapporteur Mme Christine SUKIC Professeur, Université de Reims Rapporteur

Présidente du jury

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Merci à mes directeurs, Marc Martinez et Claire Gheeraert-Graffeuille, de m'avoir guidée avec patience et disponibilité, et ce malgré la distance et mes doutes permanents.

Merci aux amis de Toulouse, de Paris et de Normandie de m'avoir écoutée surtout, relue parfois. Et là aussi de leur patience !

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Cette étude s'attache à démontrer comment les écrits satiriques du poète élisabéthain John Donne (1572-1631) lui permettent de développer une esthétique propre, qui ne se cantonne pas qu'au corpus satirique strict mais trouve également une résonance dans le reste de son œuvre. Traditionnellement considérée comme une tendance marginale dans sa poésie, la satire chez Donne s'exprime à travers d'autres textes, laissant ainsi transparaître un « esprit satirique ». Le jeu et la prise de distance du poète vis-à-vis des conventions littéraires, sociales et religieuses de son époque nous permettent de mettre au jour une poétique dominée par le doute et la mélancolie. Cette humeur noire, selon la théorie médicale des humeurs, nous conduit vers l'humour et le comique : fort peu examinés chez Donne, ces concepts émergent pourtant à la lecture des textes les moins explorés par la critique, dévoilant ainsi une esthétique qui donne sa cohérence au corpus. John Donne n'est pas que le chef de file de la poésie métaphysique : son statut de satiriste lui confère également celui d'humoriste.

poésie anglaise 16ème siècle poésie anglaise 17ème siècle Renaissance anglaise

humour comique mélancolie

maniérisme satire John Donne (1572-1631)

manuscrits censure controverses religieuses

This study aims to show how the satiric writings of Elizabethan poet John Donne (1572-1631) display a specific aesthetics, which is also to be found in all his work and not only in his satiric texts.

Although it has traditionally been considered as a fringe element in Donne's poetry, satire appears in other writings, thus disclosing a ''satiric spirit''. By playing and distancing himself from the literary, social and religious standards of his time, the poet's work reveals an aesthetics governed by doubt and melancholy. According to the system of medicine called ''humorism'', melancholy is a black fluid which brings us to humour and comedy : even though they have been rarely examined in Donne studies, these concepts do stand out after a close reading of the least sought-after poems. It thus unites and makes the whole of Donne's poetry coherent. Not only is he the best representative of the metaphysical poets, he is also a satirist as well as a humorist.

English poetry 16th century English poetry 17th century English Renaissance

humour comedy melancholy

mannerism satire John Donne (1572-1631)

manuscripts censorship religious controversies

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Tables des matières

Introduction 7

Première partie : la satire dans tous ses états 25

a) le contexte

a) 1. le schisme intérieur de John Donne a) 2. le sentiment de perte

a) 3. un âge propice à la satire

a) 4. John Donne et la satire : bilan critique

27 27 35 41 48 b) la satire formelle chez John Donne

b) 1. définition

b) 2. fausse étymologie b) 3. un exercice d'imitation

55 55 62 71 c) la satire ménippée

c) 1. la tradition ménippéenne c) 2. l'anatomie générique

77 78 81 d) le mode satirique

d) 1. la métaphore de l'anatomie d) 2. l'éloge paradoxal

94 96 104

Deuxième partie : satire, jeu et artifice 111

a) Donne joue

a) 1. ambivalence du texte a) 2. le jeu textuel

a) 3. détournement de la langue et manipulation

115 116 122 133 b) le maniérisme chez John Donne

b) 1. l'esthétique maniériste b) 2. la référence picturale

b) 3. déséquilibre et disproportion b) 4. la main de l'artiste

b) 5. la référence culturelle

143 147 155 171 176 182

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c) le doute c) 1. scepticisme c) 2. le vide

c) 3. questionnement et paradoxe

187 188 195 200

Troisième partie : de la mélancolie au rire 209

a) l'humeur mélancolique a) 1. le système des humeurs a) 2. la bile noire

a) 3. le génie du poète

213 214 223 247 b) Donne : poète, médecin et humoriste ?

b) 1. soigner le mal b) 2. self-consciousness

261 261 273 c) le comique révélé

c) 1. rire/comique/humour c) 2. le sentiment de supériorité c) 3. bisociation et discorde c) 4. « l'art d'exister »

285 286 294 304 314

Conclusion 331

Bibliographie 339

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Introduction

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« Ask not for whom the bell tolls », « No man is an island », « Death be not proud »,

« O my America, my newfound land » : toutes ces formules sont connues d'une majorité d'anglophones. Et pourtant bien peu savent d'où elles proviennent exactement. La poésie de John Donne hante l'inconscient collectif, ses images frappent le lecteur et laissent une trace indélébile dans sa mémoire : les deux amants comparés aux deux pointes d'un compas, la puce qui contient en son sein le mélange des sangs du poète et de sa bien- aimée, le bracelet de cheveux qui entoure le poignet du poète dans sa tombe1 … John Donne occupe une place particulière parmi les poètes élisabéthains, et parmi les poètes de langue anglaise tout simplement2. Contemporain de William Shakespeare – il est de huit ans son cadet – il n'a jamais écrit de pièce de théâtre et il est donc peu aisé de le ranger parmi les potentiels « rivaux » de Shakespeare, tels Ben Jonson ou Christopher Marlowe. En revanche, son nom résonne de façon bien plus familière que celui des autres satiristes élisabéthains, Joseph Hall, Thomas Nashe ou John Marston. Et que dire des poètes affiliés à cette école de poésie dite « métaphysique » à laquelle John Donne semble avoir donné naissance lui-même ? George Herbert, Andrew Marvell ou Henry Vaughan restent bel et bien dans l'ombre de Donne, dont l'influence lui confère presque le statut de figure tutélaire.

Que faire de cette étiquette « métaphysique » qui désigne un mouvement dont Donne semble faire figure de chef de file ? C'est dans son recueil Lives of the English Poets, publié en trois volumes entre 1779 et 1781, que le critique Samuel Johnson emploie cet adjectif au sujet d'une certaine catégorie de poètes : « About the beginning of the seventeenth century, appeared a race of writers, that may be termed the metaphysical poets. »3 Le style affecté par cette « race » d'écrivains n'est pas du goût de Johnson, qui va jusqu'à contester le caractère poétique de leur œuvre :

The metaphysical poets were men of learning, and, to show their learning

1 « A Valediction : Forbidding Mourning », « the Flea », « the Relic ».

2 Dans son ouvrage qui se veut une introduction rapide à la poésie de John Donne, Henri Suhamy écrit :

« Malgré sa difficulté, il reste relativement populaire. Dans les pays de langue anglaise on réédite constamment ses œuvres. Dans les autres pays, on les traduit et elles trouvent un public. Il fait partie des rares poètes qui sont lus ailleurs que dans le cadre universitaire et à d'autres moments que quand ils figurent sur un programme de cours ou de concours. », Henri Suhamy, La Poésie de John Donne (Paris : Armand Colin, ) 8.

3 Samuel Johnson, Lives of the English Poets, « Life of Cowley » (Oxford World's Classics, 2009).

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was their whole endeavour; but, unluckily resolving to show it in rhyme, instead of writing poetry, they only wrote verses, and, very often, such verses as stood the trial of the finger better than of the ear; for the modulation was so imperfect, that they were only found to be verse by counting the syllables. If the father of criticism has rightly denominated poetry, 'technae mimaetikhae', an imitative art, these writers will, without great wrong, lose their right to the name of poets; for they cannot be said to have imitated any thing; they neither copied nature nor life; neither painted the forms of matter, nor represented the operations of intellect.4

En somme, les poètes métaphysiques produiraient une poésie dépourvue d'harmonie, absconse et éloignée de toute réalité valant la peine d'être représentée. Leur principal objectif consiste à vouloir faire étalage de leur intelligence et de leur culture. Presque un siècle auparavant, en 1693, John Dryden fut le tout premier à utiliser le terme de

« métaphysique », à propos de John Donne justement : « He affects the metaphysics, not only in his satires, but in his amorous verses, where nature only should reign ; and perplexes the mind of the fair sex with nice speculations of philosophy, when he should engage their hearts, and entertain them with the softness of love. »5 Il est d'emblée intéressant de noter que John Dryden mentionne ce défaut esthétique des vers de Donne dans un ouvrage consacré à la satire, et non à ses poèmes d'amour : en effet, à la fin du XVIIe siècle, John Donne est principalement connu pour ses satires et ses sermons. Ce n'est que plus tard que ses Songs and Sonnets acquièrent davantage de notoriété que le reste de son œuvre. Dryden, lui, ne fait pas cette distinction dans l’œuvre de Donne.

Pour lui, toute sa poésie est sujette à critique car, au lieu d'émouvoir et de susciter un plaisir esthétique immédiat, elle engage le lecteur dans une réflexion philosophique superflue et artificielle, ce qui lui vaut le rapprochement avec le concept de

« métaphysique ». La poésie de Donne et de ses supposés disciples n'est pas belle : elle est elliptique, trop abstraite et complexe. Il faut attendre T.S. Eliot et son essai « The Metaphysical Poets », publié en 1921, pour trouver une réhabilitation de cette poésie difficile d'accès au premier abord ; cette vision a peut-être contribué à conférer aux Songs and Sonnets le statut d'œuvre désormais centrale de Donne. T.S. Eliot écrit : « [a]

4 Johnson « Life of Cowley ».

5 John Dryden, « A Discourse Concerning the Original and Progress of Satire », The Satires of Decimus Junius Juvenalis: Translated into English Verse by Mr. Dryden and Several Other Eminent Hands (Londres, 1693).

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thought to Donne was an experience; it modified his sensibility. » Selon lui, la poésie métaphysique est parvenue à unifier l'intellect et l'émotion : loin d'être un défaut, cette caractéristique s'avère être une qualité précieuse qui s'est peu à peu perdue par la suite6. Selon T.S. Eliot, seuls les poètes métaphysiques, et surtout John Donne, furent capables d'une telle prouesse. Leurs successeurs, tels Milton ou Dryden, sont coupables de

« dissociation de sensibilité », car incapables d'unifier pensée intellectuelle et expériences vécues.

Même si plusieurs critiques ont tenté de définir avec précision les caractéristiques de cette poésie métaphysique, ni Donne ni ses contemporains n'ont développé consciemment cette esthétique particulière7. Il est aussi possible de trouver des traits communs qui unifient ces poètes, et dont John Donne serait le précurseur : Margaret Llasera parle du goût pour le wit, de l'emploi d'un « certain type d'image – subtile, inattendue, ingénieuse, extravagante – qui réunit des éléments dissemblables et même contradictoires. Complexe, voire contournée, et souvent condensée, cette image ou série d'images est désignée par le terme conceit. »8 Helen Gardner, une des grandes spécialistes de la poésie de cette période, énumère différents critères : un style qu'elle qualifie de strong-lined (elliptique, concis, avec une syntaxe et une versification heurtées), une concentration du propos (elle compare le poème métaphysique à une

« épigramme rallongée ») et mentionne elle aussi ce goût du conceit. C'est elle qui exprime peut-être le mieux l'impact des images métaphysiques sur l'inconscient du lecteur : « A comparison becomes a conceit when we are made to concede likeness while being strongly conscious of unlikeness [it is like] a spark made by striking two stones together. After the flash the stones are just two stones. Metaphysical poetry abounds in such flashes. »9 Cependant, elle abandonne vite la tentative de définir précisément ce qu'est un poème métaphysique lorsqu'elle écrit : « Such definitions do

6 T.S. Eliot, « The Metaphysical Poets » (1921), Selected Essays (Londres : Faber and Faber, 1932) 281- 291.

7 Henri Suhamy met en avant ce problème en ces termes : « C'est malgré lui, et pourtant non sans raison, que Donne est devenu le représentant d'une prestigieuse école littéraire, le premier en date et le plus célèbre des poètes métaphysiques, chef de file d'un cénacle qui n'a jamais existé officiellement, et qui n'a reçu cette désignation qu'après la mort de tous ses membres. » Suhamy 5.

8 Margaret Llasera, Représentations scientifiques et images poétiques en Angleterre au XVIIe siècle : à la recherche de l'invisible (Paris : CNRS éditions, 1999) 16.

9 Gardner xxii.

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not seem to me very profitable, since none of these poets ever thought of himself as writing such a thing. »10 Robert Ellrodt se heurte au même écueil dans L'Inspiration personnelle et l'esprit du temps chez les poètes métaphysiques anglais : après avoir constaté combien il est difficile d'unifier un groupe défini de poètes, il propose d'appliquer l'épithète « métaphysique » à un style, et non à des individus. Il poursuit ainsi :

L'imprécision et l'ambiguïté subsistent. Qui s'en étonnera, quand certains de nos contemporains étendent l'épithète « métaphysique » non seulement à tous les poètes de la première moitié du XVIIe siècle, mais encore à certains aspects de la poésie de Wyatt ou de Ralegh, de Dryden ou de Pope, de Rossetti ou de Francis Thompson, d'Emily Dickinson ou de Robert Frost ?11

En définitive, si l'étiquette « métaphysique » est éclairante afin de comprendre l'influence de John Donne, d'avoir un aperçu de l'esthétique de ses textes et d'entrevoir le statut particulier dont il jouit parmi les critiques, nous ferons le choix ici de ne pas nous attarder sur cet aspect de sa poésie : l'essentiel a déjà été abordé par d'éminents spécialistes, et le corpus sur lequel nous allons nous pencher se situe quelque peu à la marge de cette vision de l’œuvre du poète. Nous choisirons en effet de nous concentrer sur un corpus différent de celui qui a fait la gloire de Donne et a assis sa réputation de grand poète métaphysique, le corpus satirique.

Né en 1572 et mort en 1631, John Donne écrit toute sa vie, qu'il soit étudiant en droit dans les Inns of Court londoniens ou prédicateur et doyen de la cathédrale St Paul.

La majorité de ses œuvres circulent sous forme manuscrite et ne sont pas publiées de son vivant. Comme le signale A. J. Smith dans la préface de son édition complète des poèmes anglais de John Donne12, on ne peut jamais être certain en lisant un poème de Donne qu'il s'agit bien là de ce qu'il a exactement écrit :

10 Gardner xxiii.

11 Robert Ellrodt, L'Inspiration personnelle et l'esprit du temps chez les poètes métaphysiques anglais (Paris : José Corti, 1960) 26.

12 A.J. Smith (éd.), John Donne : the Complete English Poems (Londres : Penguin Classics, 1971) : il s'agit de l'une de nos éditions de référence.

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With a few possible exceptions Donne's own drafts of his poems never reached the press, and only one copy of an English poem in his own hand has survived. Indeed the evidence is that even the best of the early manuscript collections and printed editions we have stand at several removes from the original copies.13

En somme, l'immense majorité des textes dont nous disposons aujourd'hui ne sont très probablement pas tout à fait ceux écrits par Donne à l'époque. Où trouver les premières sources fiables, par conséquent ? Le XVIIe siècle nous fournit ces sources, puisqu'entre 1633 et 1669, sept éditions des écrits de Donne furent publiés. Les critiques s'accordent sur le rôle majeur de l'édition de 1633, Poems, by J. D. with Elegies on the Author's Death, la toute première édition rassemblant les poèmes. Néanmoins, il apparaît que plusieurs œuvres furent bel et bien publiées de son vivant, comme Pseudo-Martyr en 1610, Ignatius his Conclave en 1611 ou les deux Anniversaries en 1612. Or, ces publications sont souvent ignorées par la critique, qui a tendance à réduire l’œuvre de Donne à ses poèmes et à mettre de côté les écrits en prose et les satires. La publication avérée des textes que nous venons de mentionner « ne compte pas », elle ne paraît être qu'anecdotique : les poèmes dits Songs and Sonnets occultent le reste car ce sont eux qui sont censés illustrer le génie de Donne et installer sa réputation. D'ailleurs, Robert Ellrodt ne manque pas de faire remarquer au lecteur que ces Songs and Sonnets ont circulé plus tard et en nombre plus limité sous forme manuscrite que les satires14, comme si ce corpus précis avait une autre valeur et méritait en quelque sorte sa publication tardive. Ainsi, nous avons donc affaire, d'une part, à un corpus semble-t-il légitimé et institutionnalisé par la critique littéraire, à la valeur indiscutable et découvert sur le tard ; et d'autre part à une série d'écrits disparates (satires, pamphlets en prose, épigrammes) qui ont connu le succès sous forme manuscrite (les satires) ou furent effectivement publiés (Ignatius, Pseudo-Martyr), mais qui sont bien souvent relégués au second plan, à cause de leur supposée moindre valeur littéraire, de leur étrangeté thématique ou formelle et peut-être aussi paradoxalement à cause de leur popularité à l'époque de Donne15. Ces textes sont délicats à unifier car ils rassemblent divers genres,

13 Smith 13.

14 Ellrodt 170.

15 Il est souvent tentant en effet de vouloir réhabiliter des œuvres dont nous estimons la valeur sous- estimée ou mal jugée lorsqu'elles furent produites.

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mêlent prose et vers et abordent des thèmes concrets de la société élisabéthaine, comme la justice corrompue de la Satire 5, quand ils ne sont pas écrits dans un but très pragmatique, ce qui est le cas du pamphlet Pseudo-Martyr, supposé attirer l'attention du roi Jacques Ier. Les Songs and Sonnets, au contraire, font figure de poèmes plus abstraits et intellectuels, n'ont pas rencontré le succès lors de leur écriture et traitent de sujets plus nobles. Est-ce à dire que l’œuvre de Donne se divise en deux catégories irréconciliables ?

Il existe une controverse, un débat critique autour du prétendu « double statut » de John Donne : l'ambivalence de son corpus est telle que de nombreux spécialistes sont enclins à suivre la dichotomie établie par Donne lui-même dans une lettre, dans laquelle il mentionne « Jack Donne » et « Dr Donne »16. Le premier est censé représenter le John Donne jeune, insolent et fougueux, tandis que le second illustre une persona poétique plus mûre et réfléchie. Par conséquent, il est aisé de conclure que son œuvre suit la trajectoire de sa vie et oscille ainsi entre deux tendances : le non-sérieux et le sérieux ; le léger et le profond ; le clandestin, car les satires écrites pendant sa jeunesse appartiennent à un genre interdit en 1599 à cause du Bishop's Ban17 et circulent « sous le manteau », et l'officiel, puisque Donne obtiendra le prestigieux poste de doyen de St Paul à la fin de sa vie, alors même qu'il est né catholique dans une Angleterre anglicane.

C'est de cette ambivalence dont il est question lorsque Robert Ellrodt consacre un chapitre à la « sincérité » de John Donne :

Tel éminent critique, qui dans les premiers temps fut bien près de céder à l'illusion biographique, devait convenir que la plupart des poèmes et élégies de Donne ne se doivent prendre trop au sérieux. Que l'auteur les ait laissé librement circuler entre les mains de ses amis serait la preuve qu'il y voyait, non des confessions, mais de brillants jeux d'esprit. Au premier portrait romantique de Donne, on a substitué la figure inquiétante d'un avocat aux discours sophistiques, d'un Don Juan subtil et scolastique18.

16 Au sujet de Biathanatos, éloge paradoxal du suicide, Donne écrit : « It was written by me many years since, and because it is upon a misinterpretable subject, I have always gone so near suppressing it, as that it is only not burnt. […] It is a book written by Jack Donne, not by Dr. Donne. », « To Sir Robert Carr, now Earl of Ankeram », première publication : 1644.

17 Cet édit de l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque de Londres ordonne l'interdiction et la mise au bûcher d'un certain nombre d’œuvres satiriques, parmi lesquelles celles de Joseph Hall ou John Marston, contemporains de Donne.

18 Ellrodt 165.

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La circulation manuscrite des textes illustrerait donc une désinvolture du poète, dont les écrits en question ne sont pas « sérieux » ni « sincères » : il ne s'agit que de jeux d'esprit, et c'est la figure de « Jack Donne » qui semble à l’œuvre derrière cette tendance. Le corpus essentiel de Donne, celui qui lui confère le statut de grand poète

« métaphysique », correspond aux Songs and Sonnets et, dans une moindre mesure, à ses sermons, écrits et prononcés à la fin de sa vie, la période du « Dr Donne ». Un article du Guardian publié en novembre 2017, après la découverte d'un manuscrit inédit de Donne dans l'abbaye de Westminster, décrit le poète comme « surtout connu pour ses écrits métaphysiques et profondément érotiques 19». Ce sont bien les Songs and Sonnets, et quelques élégies, auxquels il est ici fait allusion et sur lesquels d'éminents spécialistes tels que Helen Gardner ou Robert Ellrodt travaillèrent en priorité. De la même façon, Henri Suhamy se concentre essentiellement sur ce corpus, respectant en cela le programme de l'agrégation d'anglais de 2002. Concernant le genre de la satire et l'étymologie latine du mot, satura, il parle même de « la notion d'un genre littéraire sans unité de style, donc sans prétention au sublime, convenant à un matériau subalterne et marginal 20». Nous y voilà : la satire fait figure de mauvais élève, elle illustre ce qu'il y a de caché, de honteux, presque de vicieux chez Donne. Elle est un sous-genre, elle n'est pas publiée et ne fait que circuler de lecteur en lecteur, copiée et recopiée de plus belle dans l'unique but de divertir. Elle ne traduit pas l'inspiration poétique géniale de Donne, mais n'est que la retranscription d'un état d'esprit passager et à la mode21. C'est cette idée reçue que notre étude va s'employer à remettre en question : il s'agit de réhabiliter ces écrits « accessoires » et « subalternes », de tenter de remédier à un déséquilibre manifeste dans les études critiques de Donne, de s'attacher à montrer non seulement leur valeur mais comment ils sont eux aussi partie prenante de l'esthétique poétique de Donne tout en mettant au jour leur spécificité.

19 « best known for metaphysical and deeply erotic poems », Maev Keneddy, The Guardian, 3 novembre 2017.

20 Suhamy 15.

21 C'est là le point de vue de critiques tels que Louis Lecoq, dans La Satire en Angleterre de 1588 à 1603 (Paris : Didier, 1969) ou Wesley Milgate dans son introduction à l'édition des satires de Donne John Donne : The Satires, Epigrams and Verse Letters (Oxford : Clarendon Press, 1967) : pour ces derniers, les satires ne sont pas à la hauteur du génie du poète et ne soutiennent pas la comparaison avec le reste de ses poèmes. De plus, l'imposant travail de Robert Ellrodt n'accorde que peu de place aux écrits satiriques.

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Quel est donc le corpus sur lequel nous allons spécifiquement nous pencher ? Les satires sont également appelées formal satires car elles respectent le modèle antique des satires d'Horace ou Juvénal ; elles ne sont qu'au nombre de cinq chez John Donne, ce qui est très peu. Ces cinq poèmes vont tout naturellement constituer le point de départ de cette étude. Dans l'édition d'A.J. Smith, dont nous suivons la typologie et sur laquelle nous nous appuierons ici, ces écrits sont regroupés dans la catégorie « Satires » avec le poème « Upon Mr Thomas Coryat's Crudities », satire qui se moque des récits de voyage de Thomas Coryat, et le « Poema Satyricon » ou Métempsychose. La catégorie précédant celle des « Satires » contient les vingt épigrammes de Donne. Ces dernières s'inscrivent dans la tradition satirique car, par leur ton et leur propos, elles permettent au poète, sous une forme beaucoup plus concise, d'exprimer son courroux vis-à-vis de la société avec la même verve et les mêmes armes rhétoriques que dans la formal satire.

Par ailleurs, l'héritage latin est également présent dans ces textes, puisque Martial est le modèle en la matière. En revanche, il s'agit d'une forme satirique connexe à la satura – mot latin signifiant « mélange » et base étymologique du terme « satire » – et les épigrammes ne relèvent pas, à proprement parler, du genre latin ou formal verse satire, pratiqué par les grands satiristes romains : il s'agit en effet de très courts poèmes de quelques vers, et non de longs poèmes respectant une forme métrique précise et développant un argumentaire qui attaque un vice identifié. La voix qui s'exprime dans ces poèmes est la même que dans les satires : elle invective, s'indigne et agresse. Les épigrammes ne suivent pas pour autant la forme des cinq satires en vers. En effet, ces poèmes, auxquels nous ajoutons « Upon Mr Thomas Coryat's Crudities », sont composées en pentamètres, calquant ainsi le modèle romain de l’hexamètre et le cadre structurel de la satire à la façon d’Horace. L'action s'y déroule dans la cité et les poèmes mettent à chaque fois en scène le satiriste Donne qui se pose en observateur tantôt amusé, tantôt effaré du spectacle que lui offrent ses contemporains : son ami bavard et mondain de la Satire 1, le mauvais poète qui devient avocat cupide dans la 2, le courtisan pédant de la 4, les acteurs d'un système judiciaire corrompu dans la 5 et enfin Thomas Coryat, un érudit qui publia avec ses Crudities en 1611 le récit de son voyage en Europe, ouvrage extrêmement populaire et objet de bien des moqueries22. La Satire 3

22 Cette satire de Donne fut d'ailleurs, elle, publiée avec les Coryat's Crudities en 1611.

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pose problème : intitulée « Of Religion », elle expose un long questionnement sur la foi, et met en scène le doute du satiriste. Un tiers du texte se compose de formes interrogatives, fait surprenant quand on sait que la satire n'est pas une quête de la vérité, qui semble inaccessible dans ce texte, mais tend plutôt à l’asséner. Le dernier texte que nous pouvons sans équivoque classer parmi les satires est la Métempsychose, également intitulée « Poema Satyricon », dont la forme est néanmoins atypique. Long poème épique de cinquante-deux strophes précédé d'une épître en prose qui explique le concept pythagoricien de la métempsychose23, le texte narre le voyage d'une âme à travers divers corps, aussi bien végétaux qu'animaux pour finalement aboutir à l'humain, qui est l'être le plus perverti de tous. Les cinquante-deux strophes constituent le « Premier Chant », qui n'est suivi d'aucun autre, laissant ainsi le poème inachevé. Ce poème à la forme très différente mais au propos indéniablement satirique nous conduit vers l'autre forme de la satire : la satire ménippée.

Contrairement à la satire formelle en vers, la ménippée revêt des formes bien plus variées : elle peut mêler prose et vers, peut être épique ou romanesque. L'autre différence fondamentale avec la satire dite « romaine » réside dans le flou concernant l'identité de sa cible et son propos. En effet, la satire ménippée constitue davantage une exploration intellectuelle, la recherche d'une vérité, qu'une attaque frontale contre une cible précise. Un des textes les moins étudiés de Donne, et pourtant passionnant par sa noirceur, son cynisme et sa drôlerie, est la satire ménippée Ignatius his Conclave24 : d'abord rédigé en latin, il narre la féroce compétition que se livrent divers penseurs pour une place aux côtés de Lucifer en enfer. Si le personnage central, le fondateur de l'ordre des jésuites Ignace de Loyola, est la cible privilégiée de la satire, l'hybridité formelle du texte, ses nombreuses digressions, son voyage lunaire final, ses nombreuses références et ses réflexions sur l'avancée des sciences et les questions théologiques de la période lui confèrent le statut de satire ménippée. Ignatius va occuper une place primordiale dans cette étude dans la mesure où sa complexité, sa longueur et son insuccès auprès des

23 Concept selon lequel une même âme peut animer successivement plusieurs corps, qu'ils soient humains, animaux ou végétaux.

24 Ignatius his Conclave, or His inthronisation in a late election in hell wherein many things are mingled by way of satyr concerning the disposition of Jesuites, the creation of a new hell, the establishing of a church in the moon (1611), Paradoxes (Londres, 1653).

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études critiques récentes ne font que nous conforter dans l'opinion selon laquelle il mérite d'être observé en détails : Ignatius établit un pont thématique et esthétique entre les cinq satires formelles de Donne et ses écrits plus marginaux et aux accents satiriques plus ou moins prononcés. Afin d'élargir encore davantage notre perspective sur le corpus, les textes en prose de Donne seront examinés, parmi lesquels ses Paradoxes and Problems25, courts écrits qui visent à renverser une opinion commune, et Biathanatos, éloge paradoxal tentant de démontrer le bien-fondé du suicide ; il est éclairant de souligner combien, une fois devenu une figure majeure de l'Eglise d'Angleterre, Donne s'est empressé d'en rejeter la paternité26. Ces deux oeuvres en prose illustrent bel et bien l'élan satirique indéniable qui habite John Donne, prompt à bousculer le politiquement et théologiquement correct de l'époque.

Néanmoins, il ne s'agit pas d'exclure de façon catégorique le corpus qui a fait la gloire de Donne ; en effet, la satire opère des incursions dans les Songs and Sonnets, les poèmes religieux, les élégies, et même les sermons. A l'instar des Devotions Upon Emergent Occasions27, texte en prose qui permet à Donne de narrer pas à pas l'évolution de sa maladie, certains écrits semblent a priori n'avoir aucun rapport avec la satire et l'humour ; or, ils s'inscrivent dans une esthétique qui donne au corpus une cohérence et une unité que cette étude va s'employer à mettre au jour. A titre d'exemple, les deux Anniversaries, rares poèmes publiés du vivant de John Donne en 1612, sont une élégie à la gloire d'Elizabeth Drury, la fille du mécène Robert Drury, décédée à l'âge de quatorze ans. Pourtant, malgré leur inscription sans équivoque dans un genre littéraire distinct et remplissant une fonction précise, ces poèmes posent problème par leur emphase et leurs accents satiriques. En effet, le First Anniversary est aussi intitulé « Anatomy of the World », et le terme d'anatomie est un marqueur de la satire ménippée28. La mort

25 Notre édition de référence pour ces écrits en prose est celle de Neil Rhodes : John Donne : Selected Prose (Londres : Penguin Classics, 1987).

26 Ironiquement, c'est le fils de Donne qui choisit, en 1647, de publier le texte : « Donne's less scrupulous son, who was busy capitalizing on his father's literary estate », Rhodes 9.

27 Deuotions vpon emergent occasions, and seuerall steps in my sicknes Digested into 1. Meditations vpon our humane condition. 2. Expostulations, and debatements with God. 3. Prayers, vpon the seuerall occasions, to him. By Iohn Donne, Deane of S. Pauls, London. Londres, 1627.

28 Le critique Northrop Frye, dans son Anatomie de la critique (1957) (Paris : Gallimard, 1969) rebaptise la satire ménippée « anatomie » et la définit comme une « forme de fiction en prose contenant des passages en vers » et traitant d' « idées diverses et de thèmes variés ».

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d'Elizabeth est-elle le coeur des poèmes ou le simple prétexte à une méditation désenchantée et cynique sur l'état du monde ? Les Anniversaries, par leur ambivalence et leur hybridité, illustrent cette instabilité et ce « manque de sincérité » chez Donne qui semblent avoir tant gêné nombre de critiques : or, c'est cet aspect précis du corpus que cette étude va s'attacher à étudier, en se concentrant tout d'abord sur les écrits satiriques, puis en élargissant sa perspective vers un corpus plus étendu, et en mettant ainsi en lumière la cohérence esthétique de l'ensemble.

Concernant les satires de John Donne, les critiques sont unanimes : ses cinq Satires sont, malgré leur nombre restreint, les meilleures de l'ère élisabéthaine. Néanmoins, si elles occupent un rôle majeur au sein du genre satirique, elles deviennent secondaires à côté des autres écrits de John Donne. Si l'on regarde tout d'abord les éditions des poèmes ou textes en prose, seule celle de Wesley Milgate accorde une place centrale, mais non exclusive, aux satires29. Les autres éditions, si elles contiennent les satires, accordent une place prioritaire aux poèmes ou aux sermons30, ce qui s'explique également par le faible nombre de satires, seulement cinq poèmes, ou excluent purement et simplement les satires, comme par exemple celle de Helen Gardner31. Aucune édition ne se concentre exclusivement sur les écrits satiriques de Donne (les cinq Satires, les épigrammes, la Métempsychose, Ignatius his Conclave). Par ailleurs, les ouvrages critiques sont essentiellement consacrés à la poésie de John Donne, c'est-à-dire les Songs and Sonnets et les Elegies32. Si, au cours du XXe siècle, de nombreux articles furent publiés sur Donne et la satire33, aucun ouvrage ne traite de ce sujet précis. Les études critiques sur la satire, et plus spécifiquement sur la satire anglaise, accordent une place prépondérante au rôle crucial joué par Donne en tant que satiriste, mais elles ne font tout de même que l'inclure parmi un réseau plus vaste d'écrivains ou au sein d'un

29 Wesley Milgate (éd.), John Donne : The Satires, Epigrams and Verse Letters (Oxford : Clarendon Press, 1967).

30 C'est le cas de l'édition française de Robert Ellrodt, John Donne : Poésie (Paris : Imprimerie Nationale, 1993), ou de celle d'A.J. Smith.

31 Helen Gardner (éd.), John Donne : The Elegies and The Songs and Sonnets (Oxford : Clarendon Press, 1965)

32 Citons par exemple celui dirigé par Jean-Marie Benoist : John Donne (Paris : L’Âge d'Homme, 1983) ou celui de Murray Roston : The Soul of Wit : a Study of John Donne (Oxford University Press, 1974).

33 Les références sont listées dans la bibliographie à la fin de cette étude.

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genre littéraire dans lequel il s'inscrit34. De surcroît, les études critiques qui se concentrent sur les œuvres satiriques de Donne manquent singulièrement d'unité : les articles traitent isolément de la Satire 2, ou 3, ou 4, il s'agit tantôt d'étudier l'hybridité et l'étrangeté de la Métempsychose, tantôt le propos d'Ignatius, mais il est peu aisé de trouver des études qui examinent l'élan satirique de John Donne dans sa globalité. Les cinq Satires sont certes souvent abordées comme un tout cohérent, même si la Satire 3 pose problème, mais ne sont par exemple jamais mises en relation avec « Upon Mr Thomas Coryat's Crudities », et encore moins avec les épigrammes, Biathanatos ou Ignatius. Les épigrammes sont de très courts poèmes, et Biathanatos et Ignatius sont en prose : ces différences formelles semblent empêcher toute tentative de rapprochement ou d'unité thématique ou esthétique.

Cette étude va tenter d'adopter une approche plus globale, et d'unifier les écrits satiriques de Donne : il nous semble par exemple évident que les Satires se doivent d'être rapprochées du « Poema Satyricon », autre titre de la Métempsychose. Il s'agira aussi de tenter d'unifier le corpus dans son ensemble, en s’interrogeant notamment sur le statut générique d’Ignatius his Conclave et du First Anniversary : n'appartiennent-ils pas tous deux au genre de la satire ménippée ? Par ailleurs, l'anatomie est un topos du genre satirique. Or, l'examen de son propre corps par le poète est un motif qui parcourt également les Songs and Sonnets, les Devotions et même les sermons. Cette étude se propose de décloisonner l'approche en établissant des liens thématiques et esthétiques entre cette variété d'écrits en apparence hétérogènes. Dans un premier temps envisagée comme une attaque simple et directe contre une cible identifiée, la satire fut d'abord examinée à travers l'établissement d'un catalogue de ces cibles, telles que les pédants, les courtisans ou les corrompus35; puis, les critiques se sont peu à peu penchés sur son esthétique propre36. Ce n'est plus la satire en tant que simple arme militante qui est examinée, mais la satire et sa poétique. C'est ce dernier aspect esthétique qui va sous-

34 Louis Lecoq dans La Satire en Angleterre de 1588 à 1603 (Paris : Didier, 1969) Dustin Griffin dans Satire : A Critical Reintroduction (Lexington : University Press of Kentucky, 1993) ou Raman Selden dans English Verse Satire 1590-1765 (Londres : Allen and Unwin, 1978).

35 Comme dans l'étude de Louis Lecoq, celle de Robert C. Elliott, The Power of Satire (Princeton University Press, 1960) ou celle de Raman Selden.

36 Sophie Duval et Marc Martinez, La Satire (Paris : Armand Colin, 2000) ou l'ouvrage de Dustin Griffin.

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tendre cette étude. Plus ambigüe qu'elle n'y paraît, la satire peut également susciter le doute : elle interroge tout autant qu'elle dénonce.

Il nous faut maintenant nous attarder sur le terme d'« humour » employé dans notre titre, ainsi que sur la question du comique. Il est d'abord manifeste qu'il s'agit d'un concept quasi-absent des études critiques consacrées à Donne37. Humour et comique n'ont semble-t-il pas leur place dans l'analyse des oeuvres de John Donne : ces concepts sont-ils anachroniques, ou simplement non pertinents le concernant ? Si William Shakespeare crée avec le personnage de Falstaff un personnage de bouffon comique tandis que Thomas Nashe fait le curieux éloge du hareng saur38, leur contemporain John Donne, lui, ne semble pas avoir droit au statut d'auteur de comédie alors que les exemples d'épisodes comiques sont légion dans son oeuvre. Ignatius his Conclave est fréquemment mentionné dans le cadre des études de la satire ménippée, Biathanatos en guise d'exemple d'éloge paradoxal39, mais nulle part ne sont mentionnés le comique ou l'humour, qui pourtant transparaissent clairement à la lecture de ces deux textes. Si la satire a fait l'objet de nombreuses études et si sa définition ne semble pas poser de problème à la critique, l'humour en revanche est une catégorie plus complexe.

Fréquemment confondu avec le comique, nous parlons ici de l'humour au sens strict et historique, c'est-à-dire en lien avec la mélancolie. Aussi qualifiée d' « humeur noire », celle-ci s'inscrit dans la théorie humorale qui régit la médecine occidentale à l'époque élisabéthaine, et ce depuis Hippocrate et Galien. Le corps humain fonctionne grâce à l'équilibre de quatre fluides corporels, ou humeurs, et l'excès de bile noire, ou mélancolie, provoque chez le malade tristesse et isolement, mais lui confère également le statut de génie incompris et lucide. Le mélancolique est atteint de ce que nous appellerions aujourd'hui « dépression ». Mais c'est aussi une figure douée d'un regard distancié et lucide sur le monde, capable de s'en amuser et d'en voir les travers avec une

37 Dans sa présentation du poète et de son œuvre, Henri Suhamy le mentionne pourtant en parlant d'un

« lyrisme frémissant illuminé d'humour », Suhamy 8.

38 Thomas Nashe, Nashes Lenten stuffe containing, the description and first procreation and increase of the towne of Great Yarmouth in Norffolke: with a new play neuer played before, of the praise of the red herring (Londres, 1599).

39 Eugene Korkowski,. « Donne's Ignatius and Menippean Satire », Studies in Philology, University of North Carolina Press (vol. 72, n°4, octobre 1975) : 419-438 ; voir aussi l'ouvrage de Patrick Dandrey, L’Éloge Paradoxal (Paris : Presses universitaires de France, 1997).

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plus grande acuité. Devenue indissociable de l'humour littéraire, la mélancolie ne permet pourtant presque jamais aux critiques de s'intéresser à la poétique qui en découle, et ces derniers s'en tiennent à l'aspect pathologique et au désenchantement qu'implique cette mélancolie. L'humour est donc une catégorie assez floue, qu'il ne faut pas confondre avec le comique et le rire40, et qui va faire l'objet d'un examen approfondi dans cette étude : l'humour, lié à la mélancolie, devient ensuite catégorie esthétique à part entière, et joue un rôle prépondérant dans le corpus de Donne. Robert Ellrodt, dans L'Inspiration personnelle et l'esprit du temps chez les poètes métaphysiques anglais, est l'un des seuls à aborder le concept d'humour dans le chapitre VI, intitulé « De la Sincérité à l'Humour ». Cependant, à la lecture de cette étude, on s'aperçoit rapidement que, là encore, l'humour n'occupe selon Ellrodt qu'une place anecdotique dans l'oeuvre de John Donne. Tout d'abord, le terme d'« humour » n'est employé que dans les deux paragraphes de conclusion du chapitre41. Ensuite, il est manifeste qu'il s'agit ici, non pas d'étudier l'humour et son esthétique, mais plutôt d'évaluer la sincérité, et donc le manque de « sérieux » occasionnellement observable chez Donne. Ainsi, ce n'est pas l'humour en tant que tel qui intéresse Robert Ellrodt, mais les manquements ou les défaillances que sa présence signale. Néanmoins, il préfère qualifier Donne d'

« humoriste » plutôt que d' « ironiste », et son analyse va s'avérer pertinente en ce qui concerne la perspective que nous allons adopter :

Le terme d'humour convient mieux encore que celui d'ironie quand la raillerie ne s'exerce pas seulement aux dépens d'autrui, quand le poète projette sur ses propres sentiments le sourire de l'intelligence, sans cesser pour autant de les éprouver. L'ironie envers soi-même est une forme essentielle de l'humour. […] Aimant la pose, orgueilleux sans doute, il sait à l'occasion ne pas se prendre au sérieux. Il se sait et se dit fantasque.42 Bien que cette citation donne l'impression que Donne se soit parfois simplement laissé aller à un manque de sérieux, ce qui tendrait à rendre marginal l'élan « fantasque » de son oeuvre, l'essentiel est bien ici : il s'agit de mettre en lumière une prise de distance

40 En anglais, l'humour est une catégorie encore plus « fourre-tout » dans la mesure où le seul terme humour désigne à la fois l'humeur médicale et l'humour.

41 Aux pages 182 et 183, dans un chapitre qui compte plus d'une trentaine de pages.

42 Ellrodt 183.

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opérée par le poète sur lui-même, une voix qui trouve son expression poétique dans la

« pose » et le prétendument non-sérieux. Cette tendance à laquelle s'adonne le poète

« à la marge » de son oeuvre va justement constituer un des piliers de notre travail : comment réhabiliter des textes souvent cantonnés à de courtes analyses, voire ignorés ? En quoi sont-ils cohérents avec le reste du corpus et sont-ils partie prenante d'une esthétique trop souvent négligée, mais dont la présence se fait sentir de façon diffuse ? En partant de la satire, quel cheminement trouver afin d'élargir notre perspective à des textes plus divers ?

La satire va donc constituer le point de départ de cette étude : après en avoir délimité les contours et avoir éclairé le contexte dans lequel John Donne écrit ses textes satiriques, nous verrons que le corpus satirique ne se limite pas aux cinq Satires respectant le modèle antique du genre, mais s'étend à la satire ménippée et s'infiltre même au sein de poèmes ou écrits en prose où prédominent pourtant le « sérieux » et la

« sincérité ». Cet élan fantasque, cette prise de distance du poète vis-à-vis de lui-même et de la réalité qui l'entoure, vont faire l'objet de la deuxième partie, consacrée au jeu et à l'artifice : en effet, les textes dévoilent un ludisme textuel aussi bien que thématique qui traduit un positionnement distancié et amusé de Donne. L'étude de l'esthétique maniériste du corpus, qui se caractérise par un éloignement volontaire par rapport au réel et une remise en cause de certitudes établies nous permet de souligner combien les écrits de Donne, fidèles à l'esprit de la Renaissance, sont emplis de doute. Contrairement à ce que dit la critique traditionnelle, la satire participe de ce doute puisqu’elle n’assène pas forcément des vérités. Il s'agira enfin, à travers cette prise de distance et cette ironie du poète envers lui-même, d'examiner comment l'humour confère sa singularité aux textes de John Donne. Cette tonalité particulière est indissociable de la mélancolie, trouble humoral qui sera également exploré ; en effet, les motifs de la maladie et du corps mourant parcourent les textes tant et si bien que le poète fait figure de médecin qui ausculte et soigne. En définitive, il est un humoriste qui s'attache à examiner le déséquilibre humoral, tel Ben Jonson qui fait grand usage de la théorie médicale des humeurs à des fins comiques dans ses pièces. C'est ainsi que le rire se dévoile et conclut notre étude : a priori absent de l'oeuvre de Donne, nous tenterons de le mettre en avant.

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Première partie :

La satire dans tous ses états

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a) le contexte

a) 1. Le schisme intérieur de John Donne

John Donne a vécu à la croisée de deux siècles, le XVIe et le XVIIe, et de trois monarques, Elisabeth Ire,Jacques Ier , qui accède au trône en 1603 et enfin CharlesIer, en 16261. Troisième d'une fratrie de six enfants, il a vu le jour dans la maison familiale de Bread Street à Londres ; son père, John Donne, est directeur de l'Ironmongers' Company tandis que sa mère, Elizabeth Heywood, est la fille cadette du dramaturge John Heywood. Donne est issu d'une famille renommée, comme se plaît à nous le rappeler dès le début de son récit son premier biographe Izaak Walton : « His father was masculinely and lineally descended from a very ancient family in Wales, where many of his name now live, that deserve, and have great reputation in that country. » Du coté de sa mère, si l'héritage est également prestigieux, il est plus subversif dans le contexte de l'époque : « By his mother he was descended of the family of the famous and learned Sir Thomas More, sometime Lord Chancellor of England. » En effet, l'arrière grand-père d'Elizabeth, John Rastell, était l'époux de la sœur de More. Ce lien avec Thomas More – considéré comme un martyre catholique et emprisonné par Henry VIII car il désapprouvait le schisme avec l’Église catholique romaine2 – nous éclaire sur le contexte religieux, essentiel au moment d'aborder la biographie de Donne : il est issu d'une famille dont de nombreux membres sont restés fidèles à leur foi catholique à une époque où la pratique de cette religion était interdite.

La fin du XVIe siècle en Angleterre constitue un moment d'isolement extrême pour les catholiques, mis à l'écart de la société, autorisés à suivre des études mais sans accès aux diplômes correspondants et ainsi aux sphères influentes de la société, persécutés et

1 Il existe une incertitude quant à l'année de naissance de John Donne. S'il s'agit généralement de 1572, le biographe Izaak Walton, lui, opte pour 1573 . The life of John Donne, Dr. in divinity, and late dean of Saint Pauls Church London (Londres, 1658) : « Master John Donne was born in London, in the year 1573, of good and virtuous parents. »

2 Thomas More fut même canonisé par l’Église catholique en 1935, comme nous le rappelle Ann Dillon dans son ouvrage The Construction of Martyrdom in the English Catholic Community : 1535-1603 (Aldershot, Burlington : Ashgate, 2002).

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pourchassés. En accédant au trône, la reine Élisabeth rétablit l'anglicanisme en Angleterre après le règne de Mary Tudor, reine catholique. En outre, elle interdit la pratique de la religion catholique, sous peine d'amendes et de confiscation de biens. Par ailleurs, entre 1535 et 1603, 239 catholiques sont jugés pour trahison et exécutés3 : ils sont pendus, écartelés, ou meurent de faim durant leur emprisonnement. Les protestants profitent également des circonstances pour régler des comptes personnels et prendre leur revanche sur des voisins catholiques potentiellement responsables d'anciennes peines qui leur auraient été infligées sous le règne de Marie. Ann Dillon précise en outre que les persécutions gagnent en intensité à partir des années 1580, période qui correspond à l'arrivée de quelques jésuites en Angleterre et à la présence de troupes espagnoles et italiennes en Irlande : pour la reine, les dissidents catholiques personnifient la menace d'un assassinat ou d'une invasion, et quiconque a prêté allégeance à son ennemi le Pape devient systématiquement son ennemi personnel.

Avant même cette période, l'Acte de Suprématie et d'Uniformité de 1558 la nomme Gouverneur Suprême de l’Église d'Angleterre et instaure le livre de la prière commune anglican (Book of Common Prayer) comme le seul livre religieux dont l'usage est autorisé. Les détenteurs de charges publiques se voient forcés de prêter un serment de loyauté au monarque, appelé Serment de Suprématie (Oath of Supremacy), sous peine de perdre leurs postes. Ainsi, comme le résume Ann Dillon, cette loi qui définit l’Église d'Angleterre politiquement, théologiquement et légalement transforme la foi en un engagement politique. En effet, les catholiques qui refusent de se soumettre ne sont pas tant punis à cause de leur croyance mais plutôt parce qu'ils trahissent leur monarque et sont des traîtres potentiels. Par conséquent, le dilemme qui s'impose à eux est le suivant : obéir à la reine et subir l'excommunication, ou obéir à sa conscience et être accusé de trahison. John Donne connaît ces persécutions ; dans sa biographie John Donne : Life, Mind and Art, John Carey raconte que le grand-oncle de Donne, Thomas Heywood, fut éviscéré vivant en place publique4. Son oncle, Jasper, fut pourchassé après être entré illégalement en Angleterre ; il se cacha dans la maison familiale, puis fut arrêté et emprisonné dans la Tour de Londres. Lorsqu'un ami jésuite voulut lui

3 Ces chiffres sont donnés par Ann Dillon.

4 John Carey, John Donne : Life, Mind and Art (Londres : Faber and Faber, 1981).

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rendre visite, il prétendit être le père de John Donne et emmena ce dernier, alors âgé de douze ans, avec lui afin d'apaiser les doutes des gardiens5. En 1593, William Harrington, un prêtre catholique qui se cachait, fut retrouvé chez le frère de Donne, Henry. Les deux furent arrêtés : le prêtre fut pendu puis écartelé tandis que Henry mourut de la peste en prison. Mourir en martyr pour sa foi et s'opposer à l’Église d'Angleterre relevait d'une tradition familiale, et c'est dans cette atmosphère faite tout à la fois de rébellion, de crainte et aussi de doute que Donne grandit. Un tel contexte est essentiel pour comprendre le personnage et étudier sa pensée et ses textes, comme l'affirme John Carey :

Some readers may ask what all this has to do with Donne's poetry, but I imagine they will be few. It would be as reasonable to demand what the Nazi persecution of the Jews has to do with a young Jewish writer in Germany in the 1930s. Donne was born into a terror and formed by it. 6

Pour Donne, le dilemme est le même que pour nombre d'autres jeunes catholiques de son temps : son catholicisme le condamne à avoir pour seule ambition celle du combat et de la résistance, mais en aucun cas ne lui permet d'espérer une carrière brillante. En 1584, son frère et lui s'inscrivent à Oxford et mentent sur leur âge afin de ne pas avoir à prêter le Serment de Suprématie. Donne quitte Oxford sans obtenir de diplôme ; s'ensuit une période de deux ans durant lesquels Donne a peut-être voyagé à travers l'Europe à l'instar de beaucoup d'autres jeunes Anglais. En 1592, il rejoint la Lincoln's Inn, une des prestigieuses écoles de droit londoniennes, les Inns of Court, mais dans l'impossibilité de voir ces études se concrétiser par un diplôme et ensuite une carrière, le doute commence à poindre dans son esprit. C'est cette lente prise de conscience qui va peu à peu amener Donne à renier sa foi catholique, ce que décrit David Colclough dans l'article consacré au poète dans l'Oxford Dictionary of National Biography : le futur poète se rend compte que ses ambitions de carrière seront forcément barrées par son catholicisme7. Ce qui va suivre sera donc sa conversion à

5 Ces anecdotes sont racontées par John Carey dans le premier chapitre : « Apostasy », 4-6 .

6 Carey 4.

7 « It is probably unhelpul to conceive of it [Donne's conversion] as an event, rather than as a long

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