• Aucun résultat trouvé

La satire dans tous ses états

Dans le document John Donne : de la satire à l'humour (Page 28-58)

a) le contexte

a) 1. Le schisme intérieur de John Donne

John Donne a vécu à la croisée de deux siècles, le XVIe et le XVIIe, et de trois monarques, Elisabeth Ire,Jacques Ier , qui accède au trône en 1603 et enfin CharlesIer, en 16261. Troisième d'une fratrie de six enfants, il a vu le jour dans la maison familiale de Bread Street à Londres ; son père, John Donne, est directeur de l'Ironmongers' Company

tandis que sa mère, Elizabeth Heywood, est la fille cadette du dramaturge John Heywood. Donne est issu d'une famille renommée, comme se plaît à nous le rappeler dès le début de son récit son premier biographe Izaak Walton : « His father was masculinely and lineally descended from a very ancient family in Wales, where many of his name now live, that deserve, and have great reputation in that country. » Du coté de sa mère, si l'héritage est également prestigieux, il est plus subversif dans le contexte de l'époque : « By his mother he was descended of the family of the famous and learned Sir Thomas More, sometime Lord Chancellor of England. » En effet, l'arrière grand-père d'Elizabeth, John Rastell, était l'époux de la sœur de More. Ce lien avec Thomas More – considéré comme un martyre catholique et emprisonné par Henry VIII car il désapprouvait le schisme avec l’Église catholique romaine2 – nous éclaire sur le contexte religieux, essentiel au moment d'aborder la biographie de Donne : il est issu d'une famille dont de nombreux membres sont restés fidèles à leur foi catholique à une époque où la pratique de cette religion était interdite.

La fin du XVIe siècle en Angleterre constitue un moment d'isolement extrême pour les catholiques, mis à l'écart de la société, autorisés à suivre des études mais sans accès aux diplômes correspondants et ainsi aux sphères influentes de la société, persécutés et

1 Il existe une incertitude quant à l'année de naissance de John Donne. S'il s'agit généralement de 1572, le biographe Izaak Walton, lui, opte pour 1573 .The life of John Donne, Dr. in divinity, and late dean of Saint Pauls Church London (Londres, 1658) : « Master John Donne was born in London, in the year 1573, of good and virtuous parents. »

2 Thomas More fut même canonisé par l’Église catholique en 1935, comme nous le rappelle Ann Dillon dans son ouvrage The Construction of Martyrdom in the English Catholic Community : 1535-1603 (Aldershot, Burlington : Ashgate, 2002).

pourchassés. En accédant au trône, la reine Élisabeth rétablit l'anglicanisme en Angleterre après le règne de Mary Tudor, reine catholique. En outre, elle interdit la pratique de la religion catholique, sous peine d'amendes et de confiscation de biens. Par ailleurs, entre 1535 et 1603, 239 catholiques sont jugés pour trahison et exécutés3 : ils sont pendus, écartelés, ou meurent de faim durant leur emprisonnement. Les protestants profitent également des circonstances pour régler des comptes personnels et prendre leur revanche sur des voisins catholiques potentiellement responsables d'anciennes peines qui leur auraient été infligées sous le règne de Marie. Ann Dillon précise en outre que les persécutions gagnent en intensité à partir des années 1580, période qui correspond à l'arrivée de quelques jésuites en Angleterre et à la présence de troupes espagnoles et italiennes en Irlande : pour la reine, les dissidents catholiques personnifient la menace d'un assassinat ou d'une invasion, et quiconque a prêté allégeance à son ennemi le Pape devient systématiquement son ennemi personnel. Avant même cette période, l'Acte de Suprématie et d'Uniformité de 1558 la nomme Gouverneur Suprême de l’Église d'Angleterre et instaure le livre de la prière commune anglican (Book of Common Prayer) comme le seul livre religieux dont l'usage est autorisé. Les détenteurs de charges publiques se voient forcés de prêter un serment de loyauté au monarque, appelé Serment de Suprématie (Oath of Supremacy), sous peine de perdre leurs postes. Ainsi, comme le résume Ann Dillon, cette loi qui définit l’Église d'Angleterre politiquement, théologiquement et légalement transforme la foi en un engagement politique. En effet, les catholiques qui refusent de se soumettre ne sont pas tant punis à cause de leur croyance mais plutôt parce qu'ils trahissent leur monarque et sont des traîtres potentiels. Par conséquent, le dilemme qui s'impose à eux est le suivant : obéir à la reine et subir l'excommunication, ou obéir à sa conscience et être accusé de trahison. John Donne connaît ces persécutions ; dans sa biographie John Donne : Life, Mind and Art, John Carey raconte que le grand-oncle de Donne, Thomas Heywood, fut éviscéré vivant en place publique4. Son oncle, Jasper, fut pourchassé après être entré illégalement en Angleterre ; il se cacha dans la maison familiale, puis fut arrêté et emprisonné dans la Tour de Londres. Lorsqu'un ami jésuite voulut lui

3 Ces chiffres sont donnés par Ann Dillon.

rendre visite, il prétendit être le père de John Donne et emmena ce dernier, alors âgé de douze ans, avec lui afin d'apaiser les doutes des gardiens5. En 1593, William Harrington, un prêtre catholique qui se cachait, fut retrouvé chez le frère de Donne, Henry. Les deux furent arrêtés : le prêtre fut pendu puis écartelé tandis que Henry mourut de la peste en prison. Mourir en martyr pour sa foi et s'opposer à l’Église d'Angleterre relevait d'une tradition familiale, et c'est dans cette atmosphère faite tout à la fois de rébellion, de crainte et aussi de doute que Donne grandit. Un tel contexte est essentiel pour comprendre le personnage et étudier sa pensée et ses textes, comme l'affirme John Carey :

Some readers may ask what all this has to do with Donne's poetry, but I imagine they will be few. It would be as reasonable to demand what the Nazi persecution of the Jews has to do with a young Jewish writer in Germany in the 1930s. Donne was born into a terror and formed by it. 6

Pour Donne, le dilemme est le même que pour nombre d'autres jeunes catholiques de son temps : son catholicisme le condamne à avoir pour seule ambition celle du combat et de la résistance, mais en aucun cas ne lui permet d'espérer une carrière brillante. En 1584, son frère et lui s'inscrivent à Oxford et mentent sur leur âge afin de ne pas avoir à prêter le Serment de Suprématie. Donne quitte Oxford sans obtenir de diplôme ; s'ensuit une période de deux ans durant lesquels Donne a peut-être voyagé à travers l'Europe à l'instar de beaucoup d'autres jeunes Anglais. En 1592, il rejoint la

Lincoln's Inn, une des prestigieuses écoles de droit londoniennes, les Inns of Court, mais dans l'impossibilité de voir ces études se concrétiser par un diplôme et ensuite une carrière, le doute commence à poindre dans son esprit. C'est cette lente prise de conscience qui va peu à peu amener Donne à renier sa foi catholique, ce que décrit David Colclough dans l'article consacré au poète dans l'Oxford Dictionary of National Biography : le futur poète se rend compte que ses ambitions de carrière seront forcément barrées par son catholicisme7. Ce qui va suivre sera donc sa conversion à

5 Ces anecdotes sont racontées par John Carey dans le premier chapitre : « Apostasy », 4-6 .

6 Carey4.

l'anglicanisme, acte crucial dont la portée varie selon les biographes. Izaak Walton, dont le travail est publié en accompagnement des sermons anglicans de John Donne le prédicateur, minimise la gravité de cette décision :

He was now entered into the eighteenth year of his age ; and at that time had betrothed himself to no religion, that might give him any other denomination than a Christian. And reason and piety had both persuaded him, that there could be no such sin as Schism, if an adherence to some visible Church were not necessary8.

Néanmoins, l'analyse bien plus tardive de John Carey est tout autre : selon lui, John Donne ne pouvait rester neutre et se devait de choisir un camp. Défendre sa foi catholique était synonyme d'isolement et de persécution, et signifiait l'abandon de tout espoir de reconnaissance et de succès. La renier signifiait être damné9. C'est le choix que fera John Donne, et cette conversion est bien entendu capitale au moment d'aborder l'analyse de ses écrits. Comment ne pas voir les traces de cette douloureuse remise en question dans la Satire 3, lorsque le poète somme le lecteur de « rechercher la vraie religion » et de « douter sagement »10 ? Ce « schisme » de John Donne n'a pu qu'être éprouvant : « But there can be no mistake about the agony of Donne's choice. And he chose hell. That is to say, he deserted the Catholic God, and there are still Catholics, four centuries later, who believe that in doing so he damned himself. »11

Entre 1594 et 1597, Donne accompagne le Comte d'Essex dans ses expéditions contre l'Espagne menées aux Açores et à Cadix. D'un point de vue strictement militaire, celles-ci sont un échec, mais John Carey explique que ces voyages vont s'avérer fort utiles pour la carrière de John Donne :

process. The best that can be said is that by 1600 or so Donne considered it possible that he could successfully seek advancement in areas that would be closed to a known Catholic. », David Colclough. « Donne, John (1572–1631) », Oxford Dictionary of National Biography (2004).

8 Walton va même plus loin en écrivant à propos de la famille de Donne : « They had almost obliged him to their faith », conférant ainsi au catholicisme de Donne un statut de maladie honteuse dont le poète s'est vite débarassé.

9 Si de nos jours cette alternative nous paraît bien moins périlleuse, Carey insiste sur le fait qu'il n'en était rien à cette époque : « For his generation eternal damnation was no myth. » (Carey 11).

10 Donne, Satire III : « seek true religion » vers 43, « doubt wisely » vers 77, éd. A.J. Smith 162. 11 Carey 11.

However, the voyage served Donne's purposes of self-advancement well enough. One of the young warriors knighted by Essex during the expedition was Thomas Egerton, son of the Lord Keeper of the Great Seal. Donne had perhaps known him at Lincoln's Inn : now they had been comrades. Within weeks of the voyagers' return Donne, through young Egerton's good offices, had been appointed secretary to the Lord Keeper, Sir Thomas Egerton, a man of wide power and influence, and one of the key figures in Elizabeth's administration. This was the breakthrough Donne had been waiting for. The Lord Keeper's secretary, it was taken for granted, had a successful career in public service ahead of him.12

Ainsi nommé secrétaire de Lord Egerton à son retour en Angleterre, Donne est un témoin privilégié des intrigues et coups de théâtre qui rythment la vie politique élisabéthaine. En 1601, un siège au Parlement lui est accordé par Egerton et la Couronne lui octroie une terre dans le Lincolnshire. Néanmoins, les espoirs que pouvait laisser espérer sa situation s'effondrent à cause d'Ann More, une jeune fille qui vit sous la protection de Lord Egerton, la nièce de sa seconde femme. Donne, alors âgé de vingt-neuf ans, l'épouse en secret, ce qui déclenche la colère du père d'Ann, le puissant propriétaire terrien George More, ainsi que celle d'Egerton lui-même. John Donne est renvoyé et jeté en prison pendant une courte période. Sans emploi et sans domicile, Donne et sa femme doivent compter sur l'aide d'amis ou de proches. John Carey estime que l'impact de cet épisode ne doit pas être sous-estimé car Donne est de nouveau ostracisé par la société élisabéthaine, comme lorsqu'il était catholique : « In some respects it reopened the scars which that upbringing had left, for it made Donne feel once more estranged and outcast. »13 La suite de la carrière de John Donne peut au mieux être qualifiée de chaotique : sans cesse à l'affût de nouveaux mécènes et d'opportunités à saisir, il tente tant bien que mal de « ressusciter les promesses d'une carrière qui s'annonçait brillante »14. En 1607, il postule pour un poste de secrétaire en Irlande ; en 1608, pour un poste similaire auprès de la Virginia Company. Engagé auprès de la famille Drury pendant deux ans, il retourne brièvement au Parlement en 1614 et multiplie les recherches d'emploi infructueuses auprès du Roi Jacques Ier ou de l’ambassadeur de Venise. Il comprend peu à peu que c'est l’Église qui concrétisera ses

12 Carey 55.

13 Carey 57.

espoirs de grande carrière, comme l'explique David Colclough : « Donne was once again advised to enter the Church, as he had been on the publication of Pseudo-Martyr

four years earlier ». Pseudo-Martyr (publié en 1610) est un pamphlet religieux en prose dans lequel Donne encourage les catholiques à prêter le serment d'allégeance à Jacques Ier ; après la conspiration des poudres de 1605, un nouveau serment d'allégeance est en effet institué, ce qui provoque des réactions indignées de la part des catholiques anglais et des jésuites. Le texte de Donne s'inscrit donc au sein de cette controverse : il y explique que les catholiques peuvent prêter allégeance au Roi en toute conscience et que ceux qui ne s'y soumettent pas ne peuvent légitimement pas être qualifiés de « martyrs ». Il s'agit de la première publication de Donne qui contribuera à le faire connaître ; selon Izaak Walton, le Roi lui-même suggère une carrière ecclésiastique pour l'auteur du pamphlet. John Donne est finalement ordonné prêtre en 1615 et, après une mission diplomatique en Allemagne, devient doyen de St Paul en 1622, ce qui constitue l'accomplissement de sa carrière. Les sermons qu'il prononce font parler de lui et certains seront même imprimés.

Les biographies sur lesquelles nous nous appuyons dépeignent la trajectoire de Donne de façon fort différente. Walton se place en effet dans une posture d'hagiographe qui, avec une humilité quelque peu forcée, écrit une « Vie » de Donne à l'occasion de la publication des célèbres sermons de celui-ci, quelques années après sa mort. « Thus variable, thus virtuous was the life: thus excellent, thus exemplary was the death of this memorable man », peut-on lire à la fin du texte. Carey, quant à lui, prend ses distances par rapport à l'image du champion de l'anglicanisme que Donne a laissée après sa mort, et préfère se concentrer sur les méandres de sa carrière avant d'accéder au poste suprême. Par exemple, en 1613, au moment d'obtenir un poste auprès de Robert Carr, vicomte de Rochester, une lettre de Donne, décrite comme « servile et impudente à la fois »15 exprime ce que Carey qualifie de « dépendance abjecte »16. Lorsqu'il intègre finalement le clergé anglican à la demande du Roi Jacques – après avoir été un piètre membre du Parlement – on lui promet également une chaire à l'Université de Cambridge, promesse vue d'un très mauvais œil : « The University was furious at this

15 « The letter, at once cringing and impudent, survives. » (Carey 72).

piece of royal high-handedness, and refused to confer the degree on Donne. He was regarded, it is clear, as a blatant careerist, who had no right to be in holy orders at all. »17

En définitive, le personnage de Donne nous apparaît d'emblée complexe et ambivalent tant dans ses convictions que dans l'interprétation qui sera ensuite donnée de sa vie et de son œuvre. Néanmoins, l'accusation de carriérisme ou d'opportunisme portée contre Donne s'avère peut-être quelque peu anachronique. Il convient en tout cas de la replacer dans le contexte jacobéen. Dans son article « John Donne and the Countess of Bedford », P. Thomson retrace l'histoire de la relation entre le poète et une de ses mécènes18. Parmi plusieurs anecdotes, celle-ci peut illustrer la stratégie de Donne : en apprenant la mort du frère de la comtesse, et en sachant, comme tous ses contemporains, qu'elle allait en être l'héritière, il écrit rapidement une élégie en mémoire dudit frère (« Obsequies to the Lord Harington »). Touchée par le poème et la lettre qui l'accompagne, la comtesse propose à Donne de lui racheter ses dettes. Toute sa carrière est résumée en ces termes :

He was of necessity an opportunist […], the story of his relations with her is a characteristic incident in his career before he became the Dean of St Paul's : his life seems a succession of bold bids for high prizes which never came off. The Islands Voyage in which he was involved with Essex disappointed everybody. His marriage, the hardiest of his gambles, made his prospects worse afterwards than before. His application for the secretaryship of the Virginia Company was fruitless. At last, after he had thus failed to find an opening in the Army, the Court, the Government or Commerce, a place was found for him in the Church.19

Donne finira cependant par se détourner de la comtesse pour chercher d'autres moyens de subsistance suite aux difficultés financières de cette dernière. Ainsi, Donne aurait été opportuniste par nécessité. La même impression est laissée par sa conversion : il n'avait pas le choix, et ce sont bien le pragmatisme et une certaine fatalité qui semblent avoir guidé sa vie et non de profondes convictions.

17 Carey 75.

18 P. Thomson. « John Donne and the Countess of Bedford », The Modern Language Review 44-3 (1949).

L'ambivalence perceptible tant dans la vie que dans l’œuvre de Donne est résumée par la coexistence des deux noms qu'il se donnera lui-même et qui sont censés correspondre à deux périodes de sa vie, deux voix, deux poètes différents : Jack Donne, jeune auteur de poèmes sulfureux et de satires, et Dr Donne, Doyen de St Paul prononçant des sermons devant une audience médusée. C'est dans une lettre adressée à Sir Robert Ker, Comte d'Ancrum qui deviendra plus tard proche du prince Charles, que John Donne emploie ces deux noms : « Sending Biathanatos to Sir Robert Ker, for instance, he stressed that it was 'Jack Donne', not 'Dr Donne' who wrote it. »20 Écrit en 1607 mais publié seulement en 1647, Biathanatos est un texte que John Donne ne destinait qu'à un lectorat restreint puisqu'il y fait une apologie du suicide. Par conséquent, deux personnages habiteraient le même poète : Jack Donne écrit des satires insolentes critiquant la société qui l'entoure tandis que Dr Donne s'installe confortablement dans ses fonctions ecclésiastiques. De la même façon, le jeune homme assiste à la persécution de ses proches catholiques tandis que, plus âgé, il se distingue par des écrits qui s'attaquent violemment à cette même religion, en particulier avec

Pseudo-Martyr et Ignatius his Conclave, violente satire anti-jésuite publiée anonymement en 1611 d'abord en latin, puis dans la traduction anglaise de Donne, et qui met en scène le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, siégeant aux côtés de Lucifer en enfer et repoussant tous ses rivaux potentiels. Cependant, la dichotomie Jack Donne/Dr Donne est désormais fortement contestée par de nombreux critiques. John Carey, juste après avoir cité la lettre de Donne faisant état de ses deux « identités » poursuit ainsi : « but there weren't two people. The more we read the poems and sermons the more we can see them as fabrics of the same mind, controlled by

Dans le document John Donne : de la satire à l'humour (Page 28-58)

Documents relatifs