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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Dans la culture chrétienne, l’imaginaire de la fin est ainsi associée au ciel (« Le septième messager sonna de la trompette ; il y eut de grandes voix au ciel, disant : La royauté du monde est advenue… »). Cet article voudrait montrer comment le ro- man de Stéphane Audeguy, La Théorie des nuages, prend le contre-pied de cette vision sacrée du ciel, en proposant un imaginaire de la fin laïque, inscrit dans l’historicité et dans la science. Ce roman qui ne ménage ni mises en abyme, récits gigognes ou chausse-trappes se sert du ciel, et particulièrement du regard porté sur les nuages (cliché poétique traditionnel du lyrisme et de la mélancolie) pour raconter ce qu’on pourrait nommer le grand ratage de l’humanité, dont la catastrophe d’Hiroshima (l’horreur venue du ciel) serait un témoignage concret.

Abstract

In the Christian culture, the imaginary of the end is associated to the sky (“And the seventh angel sounded; and there were great voices in heaven, saying, ‘The kingdoms of this world are become [the kingdoms] of our Lord, and of his Christ […]’”). This paper would like to show how Stéphane Audeguy’s novel, La Théorie des nuages, takes the opposite view of this sacred conception of the sky, suggesting an imaginary of the end made of secularism, anchored in historicity and science.

This novel, which does not tone down neither the mise en abyme, surprise nor trap stories, uses the sky, and moreover the look laid upon the clouds (traditional poetic cliché of lyricism and melancholy), to narrate what we could call the big failure of humanity, of which the catastrophe of Hiroshima (horror coming from the sky) would be a concrete testimony.

Jean-François C

hassay

Il va y avoir de l’orage

Pour citer cet article :

Jean-François Chassay, « Il va y avoir de l’orage », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 5, « Le sujet apocalyptique », s. dir. Christophe Meurée, novembre 2010, pp.

211-224.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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Il va y avoir de l’orage

- Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

- J’aime les nuages… les nuages qui pas- sent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Charles Baudelaire, « L’étranger »

« Effacez ce qui ne vous paraît pas juste » Maurice Blanchot, L’attente l’oubli In my solitude

You taunt me With memories That never dies

Ellington/Delange/Mills, « My Solitude »

On associe spontanément l’Apocalypse à l’hyperbole. C’est compréhensible : le dernier texte du nouveau Testament apparaît comme un des plus bizarres du livre sacré et un des plus authentiquement gore de l’histoire de la fiction. On ne sau- rait imaginer plus spectaculaire annihilation du vivant (même si, soyons optimiste, certains s’en sortiront, puisqu’ils auront la Révélation) et les sectes religieuses sont nombreuses à en utiliser la rhétorique, en particulier aux États-Unis. Pour reprendre les propos du sociologue J.W. Nelson, « les idées apocalyptiques sont aussi américai- nes que le hot-dog »1. L’allégorie a aussi ses champions.

Posons pourtant l’hypothèse que dans ce magnifique roman publié par Sté- phane Audeguy et intitulé La Théorie des nuages, l’oxymore exprime mieux que tout autre trope l’imaginaire de la fin. Alliance d’idées contradictoires, cette figure d’op- position signale aussi dans La Théorie des nuages l’effacement et l’oubli. L’imaginaire de la fin se développe dans le silence progressif du sujet, enchaîné souvent mal- gré lui aux assourdissantes pétarades de l’Histoire (l’Histoire avec sa grande hache, comme écrivait Georges Perec). « La mémoire et l’oubli entretiennent en quelque sorte le même rapport que la vie et la mort ». À n’en pas douter, cette tension ali- mente l’existence des personnages de ce roman où sciences et arts (autres termes en apparence opposés) vivent des relations parfois stimulantes, parfois malaisées,

1. Cité par Ian MCewan, « Pourquoi la fin du monde nous fascine tant », dans Courrier interna- tional, n°998-999, 17-31 décembre 2009, p. 47.

2. Stéphane audeguy, La Théorie des nuages, Paris, Gallimard, « Folio », 2005. Les citations sont toutes tirées de cette édition.

3. Marc augé, Les Formes de l’oubli, Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche », 2001, p. 20.

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parfois catastrophiques. Ce trope est un signe des dichotomies, des oppositions, des effets de miroir qui traversent la diégèse et imposent chez les sujets une fin apoca- lyptique, alors qu’ils voient leur monde disparaître dans d’étonnantes métamorpho- ses. « Le discours apocalyptique dit que le sujet ne peut prédire sa mort, l’imaginer, la vivre en pensée, que dans une forme paroxystique et comme la mort de tous les autres et même la mort de l’Autre »4. Vivre sa mort : voilà bien l’oxymore idoine de l’apocalypse intime.

La Théorie des nuages se promène entre les débuts du XIXe et du XXIe siècles, multiplie les aventures digressives et les surprises. On peut quand même résumer assez rapidement le propos central.

Le couturier Akira Kumo connaît un grand succès dans le monde de la mode.

D’origine japonaise, il vit en France depuis les années 1960. Maintenant âgé, il a pas- sé la main, mais ses collections, ses produits dérivés, continuent de rapporter une fortune. Il a déjà possédé de nombreuses collections, assez étonnantes (des tour- nebroches savoyards aux opales australiennes en passant par les saris traditionnels de soie sauvage et les vases Ming). Puis, un jour, il a tout vendu pour se consacrer à une seule collection : les nuages. Livres, documents, toiles ou lithographies, lettres des principaux intellectuels, artistes et surtout scientifiques ayant joué un rôle dans notre compréhension des nuages, sont des exemples des pièces de sa remarquable collection. La jeune bibliothécaire Virginie Latour est détachée de son poste à la demande de ce riche collectionneur pour mettre de l’ordre dans sa bibliothèque.

Entre le vieil homme et la jeune femme se développe une relation particulière. Qua- lifions-là d’amitié singulière entre deux personnes qui savent aussi bien quoi dire à l’autre qu’entretenir le silence.

Lors de leurs rencontres, Kumo raconte ce qu’il sait sur les nuages et sur ceux qui s’y sont intéressés. Notamment l’histoire d’un certain Richard Abercrombie, membre d’une lignée de riches Écossais et dont la destinée changera celle de Virgi- nie Latour. En travaillant pour Kumo sur ce dossier, elle s’éloigne en même temps de lui en allant enquêter à Londres. Kumo en profite pour essayer de se suicider. La première fois, sans succès. La seconde sera la bonne.

Tôt dans le roman, le lecteur a droit de la part d’Akira Kumo à une sorte de poétique des nuages par antiphrases :

Il faut être un peu bête, dit Akira Kumo à Virginie Latour, et l’être avec une sorte d’obstination irraisonnée, pour s’intéresser aux nuages. Pour la plupart des personnes de bon sens, les nuages sont là. Et puis c’est tout. Que dire d’autre? Ils font partie du décor. Il n’y a pas de raison de les considérer avec davantage d’attention. Pour la plupart des gens, il n’y a rien d’étonnant dans les nuages, il n’y a rien à en attendre; sinon de l’eau, sous différentes formes. […]

[En Occident] les hommes consultent leur poste de radio ou de télévision pour savoir comment s’habiller. En de rares occasions, ces hommes sont touchés par la beauté absolue des nuages. (p. 49)

Ce prosaïsme avéré, qui conduit les individus à évaluer le climat par le biais de médiations (radio, télé, on pourrait ajouter Internet), comme s’il était devenu impossible d’évaluer le temps soi-même, comme s’il y avait rupture entre l’espèce

4. Jean-Pierre vIdal, « ‘‘Moi seul en être cause…’’ Le sujet exacerbé et son désir d’apoca- lypse », dans Protée, n° 27, vol. 3, hiver 1999-2000, p. 54.

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humaine et la nature, traduit toute son obsolescence dans la dernière phrase du passage cité. « La beauté absolue des nuages » signale au contraire la bêtise d’une humanité enfermée dans ce prosaïsme et coupée du monde, incapable de le voir dans toute sa beauté.

Cette tension entre un pragmatisme excluant de s’arrêter sur la « beauté du monde » et le lien entre l’individu et la nature qui l’entoure (et dont il fait partie), s’exprime déjà dans l’étrange titre du roman, qu’on peut lire comme un oxymore.

En effet, en quoi les nuages appellent-ils une théorie? La théorie renvoie à la science et on imagine une théorie du climat, de la climatologie, une étude des mouvements célestes à la rigueur, mais non pas des nuages en tant que tel. Car une théorie, as- sociée aux nuages, évoque les sciences dures plutôt que la linguistique ou l’histoire de l’art. Le nuage seul – et son aspect poétiquement vaporeux, cliché par excellence d’une certaine image d’Épinal de la poésie – appelle plutôt la description (rhétori- que ou picturale). Le roman invoque d’ailleurs très tôt Luke Howard, le premier à offrir au monde les noms par lesquelles nous connaissons les nuages, à travers une nomenclature latine : cumulus, stratus, cirrus, etc. Assistant pharmacien, Howard est aussi Quaker, animé par l’amour de Dieu, et sa description des nuages qu’il ado- re vise d’abord à glorifier un pan de la Création. Pourtant, ils expriment beaucoup plus pour lui que la joie ou la colère divine. Il aime les nuages pour eux-mêmes, pour leur réalité intrinsèque. Il n’existe chez lui aucune velléité scientifique (sauf pour sa méthode de classification rigoureuse), ni de volonté de « faire carrière » sur la base de cette découverte. Sa passion pour les nuages, en soi, justifie son intérêt. Quelques pages avant la conclusion du roman, au contraire, les meilleurs spécialistes de la météorologie que Virginie Latour rencontre au Centre météorologique de Reading, n’ont que faire des nuages. « Car pour ces informaticiens, ces mathématiciens, ces géographes, la Science est ce qui se fait ici et maintenant ; on connaît vaguement les grands précurseurs. Le reste n’existe pas, n’existe plus. […] Pour les scientifiques les nuages avaient fait leur temps ; on s’occupait maintenant de décrire des systèmes atmosphériques, de grands ensembles de courants, de dépressions, de fronts spira- lants » (p. 310). Les formules dans cette citation renvoient à un refus du passé, de l’Histoire, à une amnésie par rapports à l’évolution des sciences et font écho aux remarques cyniques de Stephen Jay Gould, qui écrivait :

Il est notoire que les spécialistes des sciences appliquées ne manifestent aucune curiosité pour l’histoire, ce qui explique sans doute que dans bien des domai- nes on retire des rayonnages les périodiques âgés de plus de dix ans pour les réduire en microfiches ou les reléguer dans quelque grenier sans chauffage, quand on ne les jette pas tout bonnement à la poubelle.

Pourtant, l’articulation entre science et Histoire est largement responsable de l’imaginaire de la fin dans ce roman comme on le verra, et par ricochet responsable du désastre que vivent certains individus.

L’oxymore du titre se retrouve également dans l’opposition entre les deux citations mises en exergue. La première, de Lucrèce, souligne le pouvoir des indivi- dus à dominer la nature et leur capacité à comprendre ce qui tombe des nuages. La citation se termine ainsi : « …ton esprit n’éprouvera aucune peine à en comprendre

5. Stephen Jay gould, Aux racines du temps, Paris, Grasset, « Le livre de poche », 1990, p. 256.

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les causes et à en pénétrer le secret, du moment que tu connais bien les propriétés des atomes ». À cette volonté de pouvoir et d’emprise s’oppose le détachement de Constable : « What a glorious morning is this for clouds! » On pourrait parler d’une tenta- tive de « désanthropomorphisme » qui indique, à sa manière légère, que le réel existe hors de l’humanité et que le rôle de la science consiste à le rappeler. La volonté de l’humain d’agir avec détermination sur le monde qui l’entoure et sa grande capacité de destruction ne fait pas de lui une « matière » plus singulière que le reste de l’ag- glomérat des atomes qui forment l’univers. Ni plus, ni moins, que des nuages.

1. É

trangetÉde l

inCipit

L’incipit d’un texte a souvent valeur significative, d’une part parce qu’il construit un réseau de signes et de significations représentatives de ce qu’on lira et qui prendra toute sa valeur a posteriori, d’autre part « parce qu’il est le moment et le lieu où le lecteur accepte ou non de basculer avec le texte (et quelquefois contre lui) dans l’imaginaire. »6 En ce sens, le premier paragraphe de La Théorie des nuages se révèle particulièrement intéressant : il procure au lecteur une série d’indices sur la dimension « catastrophique » du roman, en particulier pour la destinée du per- sonnage central, Akira Kumo, sans pour autant que le mode d’énonciation de ce paragraphe laisse imaginer le désastre qui en découlera.

Vers les cinq heures du soir, tous les enfants sont tristes : ils commencent à comprendre ce qu’est le temps. Le jour décline un peu. Il va falloir rentrer pourtant, être sage, et mentir. Un dimanche de juin 2005, vers les cinq heures du soir, un couturier japonais, nommé Akiro Kumo, parle à la bibliothécaire qu’il vient d’engager. Il est assis au troisième étage de son hôtel particulier, rue Lamarck, dans sa bibliothèque personnelle qui fait face au ciel : trente mètres carrés de baie doublement vitrée filtrent tous les bruits de la ville. Au-dessus de la ligne grise des toits, les nuages s’étalent, les mêmes toujours et toujours changeants, oublieux des paysages qu’ils dominent. (p. 13)

On peut diviser ce paragraphe en deux parties : les trois premières phrases d’abord, puis les suivantes, qui en paraissent a priori déconnectées. Il serait même approprié de parler d’une énonciation parataxique, tant le lien semble se faire sur le mode de la juxtaposition. Une rupture brutale même, qu’on peut lire de manière prémonitoire comme la traduction du « mur mémoriel » qui sépare Kumo de son enfance. Son passé refera surface de manière aussi brutale que la rupture discursive qu’on ressent dans le paragraphe d’ouverture du roman.

Les premières lignes, mélancoliques, ne manquent pas de créer un étrange climat. Cette généralisation ostentatoire paraît sémantiquement décalée : prendre conscience du temps – et compte tenu du sujet du roman on entend autant la tem- poralité que le climat – se fait normalement à partir d’un certain âge et non d’une certaine heure. Cette notation temporelle marque une sorte d’itératif absolu, une action qui reposerait sur un temps cyclique au détriment d’un temps sagittal. « Il va falloir rentrer, pourtant, être sage, et mentir. » Rentrer chez soi, peut-on imagi- ner, mais où ? Partout, tout le temps, puisqu’il s’agit de « tous les enfants ». L’effet

6. Pierre PoPovIC, « Le Différend des cultures et des savoirs dans l’incipit de Bonheur d’occa- sion », dans Bonheur d’occasion au pluriel. Lectures et approches critiques, s. dir. Marie-Andrée Beaudet, Québec, Nota Bene, 1999, p. 18.

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synchronique étonne. Ce qui étonne également tient au premier oxymore du texte : mentir, pour un enfant, n’est-ce pas le contraire d’être sage ? Ou alors la sagesse impose le mensonge, mais un enfant peut-il atteindre ce degré de maturité qui lui indique ce genre de choix éthique ? Si oui, que faut-il entendre ici par « enfant »?

Personne n’a cinq ans pour l’éternité, mais il est cinq heures pour tous à chaque jour, y compris pour les grands enfants.

Ce climat d’étrangeté rappelle le conte de fées : imprécisions spatiales et même temporelles – le jour ne décline pas à cinq heures à chacune des saisons – qui permet d’entrer plus facilement dans un monde merveilleux. Ce climat, comme dans n’importe quel conte de fées, annonce des événements surréels, étranges et même – j’utilise bien sûr le mot à dessein – une révélation.

« Il était une fois… », « Dans un certain pays… », « Il y a de cela mille ans ou plus… », « Du temps où les bêtes parlaient… », « Il était une fois dans un vieux château, au milieu d’une grande forêt touffue… », ces débuts laissent entendre que ce qui va suivre échappe aux réalités immédiates que nous connaissons.

Cette imprécision voulue exprime de façon symbolique que nous quittons le monde concret de la réalité quotidienne. Les vieux châteaux, les cavernes pro- fondes, les chambres closes où il est interdit d’entrer, les forêts impénétrables suggèrent qu’on va nous révéler quelque chose qui, normalement, nous est caché, tandis que le « Il y a de cela bien longtemps » implique que nous allons connaître des événements des plus archaïques.7

Cet archaïsme renvoie à un temps cyclique qui entretient au long du roman des liens conflictuels avec le temps sagittal, celui de la flèche du progrès (ou de la catastro- phe…).

Sans transition, nous sommes transporté dans un cadre spatio-temporel pré- cis (un dimanche de juin 2005, une maison précisément décrite), où les codes du réalisme paraissent respectés. Pourtant, la répétition de la même formule (« vers les cinq heures du soir ») créé un lien analogique entre les enfants et Akira Kumo.

D’une part, cette répétition contribue à maintenir l’esprit « magique » des premiè- res phrases ; d’autre part elle conduit à créer une espèce « d’effet palimpseste », un brouillage entre ces enfants désincarnés et le très incarné (très singulier) couturier.

Ce brouillage concerne aussi celui de la mémoire de Kumo. L’oubli, qui pèse comme une chape de plomb sur celle-ci, disparaîtra. Les souvenirs d’enfance remonteront et seront cause de l’apocalypse intime qu’il vivra : le retour d’un avant-monde qui correspond à une véritable fin du monde. Pendant des années, avec beaucoup de sagesse, il se sera menti.

En attendant, la pondération de la description signale un univers où l’ordre règne. Le fait qu’il soit assis au troisième étage de son hôtel particulier annonce un homme riche, cultivé (une « bibliothèque personnelle » se compose rarement d’une dizaine de livres seulement) et sans doute seul. La narration parle de « son hôtel particulier », évacuant a priori l’idée d’un entourage proche, d’une famille, ce qui s’avérera bel et bien le cas. La taille de cette habitation (trois étages au moins) accen- tue cette solitude. Qu’il habite la rue Lamarck rappelle que ce dernier s’est intéressé aux nuages et annonce que la science sera très présente dans ce roman. Par ailleurs,

7. Bruno BettelheIM, Psychanalyse des contes de fées (1976), traduit par Théo CarlIer, Paris, Pocket, « Documents et essais », 1999, pp. 98-99. Je remercie Fannie Loiselle qui a rappelé ce texte à ma mémoire.

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la description précise et bien cadrée d’une (très) large baie (doublement) vitrée ren- voie à la traditionnelle métaphore de la coupure entre dedans et dehors. À distance, les nuages « les mêmes toujours et toujours changeants » symbolisent un monde à la fois cyclique et en éternelle transformation. Face à l’homme qui apparaît plutôt statique dans sa bibliothèque, les nuages semblent dynamiques et étrangement hu- manisés (« oublieux des paysages qu’ils dominent »).

Cet incipit indique déjà que le roman entrecroise au moins deux modèles nar- ratifs, le conte et le réalisme. Le roman aura à lier, à articuler ces modèles. Présenté ici davantage en apposition – l’un suivant l’autre, avec à la fois des effets de rupture et de résonances avec la répétition de la même formule – ces modèles apparaîtront vite difficilement conciliables et l’équilibre entre l’un et l’autre conduira davantage à un télescopage (un « effet oxymoronique ») à l’intérieur duquel l’imaginaire de la fin se révélera.

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La plupart des personnages qui peuplent l’univers labyrinthique de La Théorie des nuages sont des solitaires, des gens pour qui la solitude est un mode d’être, et dont la vie se voit traversée, directement ou indirectement, par l’importance des nuages aussi bien que par la violence et la folie. Même Virginie Latour, sans doute le per- sonnage le moins torturé par la vie et le destin dans le roman, et la seule pour qui l’intérêt envers les nuages reposent plus sur le hasard que sur un choix existentiel, vit son rapport au réel dans une solitude aussi totale que sereine. Symptomatique- ment, l’homme avec qui elle vit et dont elle se séparera en quelques brefs paragra- phes dans la quasi-indifférence, n’a pas d’identité affirmée. Le lecteur ne le connaît que sous l’appellation de « l’homme jeune » et Virginie Latour l’oublie rapidement :

« Le mardi soir, quand Virginie revient du cinéma, l’homme jeune est parti. […]

En rangeant un tiroir le mois suivant […] elle cherche à se remémorer ses traits, sa voix ; elle ne peut pas. C’est un peu triste, évidemment ; mais ce n’est pas grave, en fait » (p. 40). Pas plus que les autres personnages du roman, elle ne se sent abandon- née. La solitude va de soi.

Cependant cette solitude, qui place les personnages en retrait des événements historiques, se trouve souvent à la source de traumatismes. On peut de ce point de vue examiner deux personnages intéressants, d’autant plus que l’un représente l’art et l’autre la science, deux modèles qui se croisent souvent dans La Théorie des nuages.

Le premier, Lewis Fry Richardson, mathématicien de formation, travaille à l’observatoire d’Eskdalemuir, sur une lande désolée dans le nord de l’Écosse, avec son épouse. Ils espèrent un enfant et elle a déjà fait sept fausses couches (leurs grou- pes sanguins ne sont pas compatibles, mais la science ne peut le savoir à l’époque).

Richardson vit ce « besoin de repli que Bachelard a finement décrit : habiter revient d’abord à se lover en soi : ‘‘solitude centrée’’ qui est aussi un comprimé de la durée et qu’on entoure de défenses. » Nous sommes en 1914 et « très loin, au sud-est de l’observatoire, une guerre éclate, comme d’habitude, en Europe. » (p. 122). La for-

8. Jacques Pezeu-MassaBuau, Les Demeures de la solitude. Formes et lieux de notre isolement, Paris, L’Harmattan, « Villes et entreprises », 2007, p. 73.

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mule laisse penser qu’on ne voit pas l’ampleur et les particularités dévastatrices de cette guerre où jamais la science n’aura été aussi présente, les massacres aussi effroyables, d’autant plus que les tueries à distance seront maintenant facilitées.

« L’unique plaisir de la solitude, c’est qu’il n’y a plus alors personne pour nous contraindre. » Pourtant, les contraintes sont nécessaires à la socialisation de l’in- dividu et à sa compréhension de l’univers dans lequel il évolue. C’est pourquoi la solitude de Richardson apparaît aussi pathétique. Sa femme et lui s’éloignent de plus en plus, mais il ne s’en rend pas compte. Elle aura finalement un enfant, pour le plus grand bonheur de son mari, mais il aura été conçu avec un autre. Certai- nes de ses recherches météorologiques, trop visionnaires, sont accueillies avec un inintérêt total (alors que des travaux similaires, trois décennies plus tard, joueront un rôle central dans l’histoire de la météorologie). C’est dans l’isolement complet qu’il perfectionne « un appareil de mesure simultanée de la vitesse et de l’hygro- métrie du vent, qui ne pourra que faciliter la navigation et l’aviation naissante. » (p. 125). Ce Quaker, pacifiste, parent éloigné de Luke Howard, reçoit naïvement les vives félicitations des militaires. Il comprend plus tard, mais bien trop tard, que son appareil a permis, grâce à l’étude des vents et du taux d’humidité de l’air, de lâcher de la manière la plus efficace les gaz toxiques sur l’ennemi : « l’étude des vents aide à la diffusion des gaz toxiques, celle de la couverture nuageuse permet des mouvements des troupes plus meurtriers »10 (p. 303). Richardson devient res- ponsable, à travers son invention, de la mort de milliers de personnes. Pour lui, le monde devient une aberration. Il s’efface peu à peu dans l’oubli et dans une tragique mélancolie : ce qui l’entoure et qui relève du domaine de la pensée, peu à peu, ne lui est plus accessible. Isolé du monde, il n’aura réfléchit que pour la science sans envisager les conséquences.

Fait écho à cet échec de Richardson une réflexion sur les créateurs de la bombe nucléaire lors du projet Manhattan. La bombe a été pensée d’abord com- me arme défensive, dans la mesure où on craignait la force de frappe scientifique des nazis. Pourtant, « à aucun moment l’état-major [américain] n’a sérieusement pensé à l’utiliser en Allemagne. Les scientifiques, juifs et non-juifs, sont extrê- mement déçus. Ils n’ont pas encore compris. » (p. 154). Cette dernière phrase pourrait se lire comme : la leçon de Richardson n’a pas été entendue. Pourtant, les scientifiques de Los Alamos ne sont pas solitaires, ils travaillent sans cesse, 24 heures sur 24 et 7 jours par semaine. Il reste qu’ils travaillent dans une bulle, isolés du monde. Pour plusieurs, la fin de la guerre et la sortie de la bulle provo- queront un traumatisme profond. Certains verront leur vie radicalement trans- formée11.

Luke Howard a su trouver des noms aux nuages car il les pensait à la fois

« en savant, en poète » (p. 17). Après lui, concilier ces deux états devient difficile.

La rationalité de Richardson l’a permis de concevoir une invention dont il n’a pas

9. Nicolas grIMaldI, Traité des solitudes, Paris, P.U.F., « Perspectives critiques », 2003, p. 13.

10. Trente ans plus tard, un écho de ce rôle joué par la météorologie dans la guerre survient dans le roman : « Depuis trois jours, [un] appareil de reconnaissance météorologique d’un beau gris-bleu cherchait une ville sans nuages. Il vient d’en trouve une. Il transmet instantanément les informations nécessaires à son poste de commandement, puis il rentre à sa base, le plus rapidement possible. » (p. 157). La ville se nomme évidemment Hiroshima.

11. Je me permets de renvoyer à ce propos au chapitre « Faust à l’ère nucléaire » d’un de mes livres : Jean-François Chassay, Si la science m’était contée, Paris, Seuil, « Science ouverte », 2009, pp. 247-292.

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su envisager l’ensemble des possibilités et par conséquent a conduit à un désastre existentiel. La passion artistique de Carmichael, pour sa part, va le conduire à la folie et à la mort.

Comme Richardson, Carmichael vit avec son épouse, mais le couple sem- ble mener deux vies parallèles (elle reçoit les toiles de son mari avec un silence critique toujours aussi grand). Carmichael vit aussi ses recherches de manière obsessionnelle, recherches qui touchent également le ciel. Bientôt, il ne peindra que des nuages, effaçant peu à peu le visages humains de ses toiles : « cet effa- cement, il le vit comme une victoire, et c’en est une bel et bien, une victoire im- mense et dérisoire : une victoire de peintre » (p. 77). « Aveuglé par la solitude » (p. 78), il ne se rend pas compte qu’effacer l’humanité de ses toiles devient une manière pour lui de s’effacer de l’humanité. S’il a pu vivre avec une femme, c’est sans doute parce que celle-ci est « heureuse comme un paysage » (p. 115).

« Aristote […] ne s’y était pas trompé : un homme si solitaire qu’il serait privé de tout langage comme de toute famille serait pas le fait même soustrait à son humanité. »12

Convaincu que temps chronologique et temps climatique sont une seule et même chose, il en vient à la conclusion que la mort n’existe pas et pousse l’expérien- ce en se tuant, en même temps que sa femme, en avalant du véronal. L’expérience, vécue en 1812, annonce à très petite échelle les suicides de masse contemporains d’illuminés convaincus de se retrouver bientôt quelque part dans la stratosphère, au-delà des nuages.

Ces catastrophes individuelles, ces apocalypses intimes multiples dans le ro- man, côtoient les catastrophes naturelles (voir le chapitre sur l’explosion du volcan Krakatoa, à partir de la page 98, qui est aussi un effacement, celui d’une île au com- plet) et celles qui sont générées par l’humanité. Si les sciences, celles qui concernent la météorologie en particulier, sont souvent liées aux catastrophes, le nuage apparaît comme un symbole, une figure du désastre.

« Pour comprendre comment Howard a inventé les nuages, il convient de remonter au printemps 1794 » (p. 55) : cette « invention » qui relève d’une ono- mastique13 se produit au pire moment de la Terreur et alors qu’Howard passe à deux doigts de mourir. Lorsqu’il part en Europe en 1815 « pour secourir ses frères martyrisés par la guerre » (p. 107), il a droit à une étrange apparition :

En juillet 1815, Luke Howard chevauche à travers les longues plaines de la Belgique. Il aperçoit un jour, à l’horizon, un nuage inhabituel, bas, noir et lourd, le seul nuage de son espèce dans un ciel dégagé par le crépuscule nais- sant. Son itinéraire heureusement le rapproche de cet étrange phénomène, et il va pouvoir satisfaire sa curiosité. À mille mètres du nuage, il finit par comprendre : les gaz exhalés par la décomposition de centaines de cadavres s’élèvent lentement au-dessus du hameau de Waterloo et de ses environs.

Des millions de mouches tournoient, comme ivres, dans l’air du soir […].

Luke Howard se souvient que le Livre saint précise que l’un des noms du Malin est le Seigneur des Mouches. Et c’est exactement vrai : le diable est ici chez lui dans la plaine de Waterloo. (p. 107)

12. Nicolas grIMaldI, op. cit., p. 25.

13. « Pourtant il y a un nom qui est là, qui les attend dans le silence, un nom qu’il faut inventer, trouver en savant, en poète » (p. 17).

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Ces cadavres reposent sur le sol à cause de Napoléon, mais aussi parce que Napo- léon, comme lors de la campagne de Russie, a refusé de tenir compte du climat, et donc de l’état des nuages. À la Terreur, en cette fin de XVIIIe siècle, à Waterloo, en ce début de XIXe siècle, s’ajoute Hiroshima, au milieu du XXe siècle :

Le livre sacré des Américains conte la fin du monde, c’est un récit de sang et de feu où l’on punit les méchants, et maintenant au-dessus de la ville se tient un nuage unique et lourd sorti tout droit de ce livre sacré, advenu sur la terre par la grâce des Américains, comme si la ville rasée flottait au-dessus d’elle- même, réduites en poussières toxiques, comme si le nuage de l’apocalypse avait absorbé toute la poussière qu’exhalait la ville […]. (p. 270)

Le développement technologique s’est affiné au point que l’apocalypse de- vient le seul modèle comparatif pour expliquer ce que des hommes font à leurs semblables. La beauté des nuages admirés par Luke Howard devient une beauté cauchemardesque qui signale le grondement des tonnerres humains. Mais la catas- trophe d’Hiroshima conduit directement à la catastrophe intime d’Akira Kumo.

3. d

euxgrandsvoyageursenquêted

oubli

Les deux personnages centraux de ce roman sont d’étranges figures dont le destin se complète : celle d’Akira Kumo et celle de Richard Abercrombie. Le pre- mier part de son lieu de naissance pour ne plus y retourner, transformé à jamais par ce qu’il aura vécu enfant. Le second revient chez lui au début de la cinquantaine après un voyage de quelques années qui change radicalement sa vie. Le premier a connu une catastrophe épouvantable, la pire sans doute du XXe siècle, qui a tout d’une fin ; le second connaîtra plutôt une Révélation. Ils vivront les deux versants de l’apocalypse.

À la suite d’un conflit avec un confrère, spécialiste des nuages et de la mé- téorologie, en apparence un estimé collègue, en réalité un ennemi abhorré, Ri- chard Abercrombie décide de parcourir le monde pour prouver la véracité de ses propres hypothèses. Nous sommes en 1889 et un colloque a lieu lors de l’Exposi- tion universelle de Paris. En désaccord avec les propositions de William Svensson, son adversaire, il part avec l’idée de photographier, pour un « Atlas universel des nuages » les types de nuages sous toutes les longitudes et les latitudes. Quelques années plus tard, cet ouvrage deviendra le mythique « Protocole Abercrombie », que des collectionneurs rêvent d’avoir entre leurs mains. Mais la fille adoptive d’Abercrombie refuse catégoriquement de le laisser voir par quiconque. Alors qu’elle agonise, Virginie Latour est envoyée en éclaireur par Kumo à Londres, dans l’espoir de convaincre cette vieille femme acariâtre de le vendre. Mais elle arrive trop tard : la centenaire vient de mourir. Elle croise cependant son fils, avec qui elle aura une liaison et qui finit, bien simplement, par lui donner le « Protocle Abercrombie ». Les nuages, cependant, ont peu à voir avec ce qu’on retrouve dans l’ouvrage.

Comme beaucoup de fous inventifs, Richard Abercrombie est un homme d’ordre, un délirant organisé, précis, méthodique. Il faut une stricte discipline personnelle pour partir autour du monde et réaliser un Atlas universel des nuages.

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Il faut une méthode pour un projet aussi tranquillement dément : Abercrom- bie est exactement l’homme de ce projet-là. (p. 199)

Dans une certaine mesure, on peut définir Kumo de manière similaire : homme d’ordre, inventif, précis et méthodique. Ce qui les rapproche davantage cependant tient à la manière avec laquelle, quoi qu’à des âges différents, ils en sont venus à la solitude :

La solitude consiste donc dans l’expérience d’une communauté que nous découvrons rompue. On s’y imaginait intégré ; on s’en découvre séparé. On s’y croyait assimilé, agrégé, incorporé; et voici que nous éprouvons n’y avoir d’autre place que celle qu’occupe notre corps. Être seul, c’est donc faire l’expé- rience de ce que la vie de ma conscience est irréductible à celle de mon corps.

Car j’éprouve avec évidence, dans la solitude, n’avoir plus relation à rien, alors même que mon corps, comme n’importe quel autre, ne cesse d’être en relation avec tous les objets du monde.14

Kumo quitte tôt Hiroshima pour oublier ce qu’il a vécu (et cet oubli perdure pendant des décennies). Abercrombie, en quittant l’Europe lors de son voyage, quitte aussi les règles sociales de l’aristocratie britannique à laquelle il appartient.

Vierge à 49 ans, il s’intéresse aux nuages. Bientôt, il perdra sa virginité en même temps que son intérêt pour les nuages.

Très tôt dans le roman, le narrateur rattache le cerveau aux nuages et fait ainsi de ces derniers une matière à penser : « Même il pense parfois, mais sans le dire à personne, que le cerveau des hommes a la forme des nuages, et qu’ainsi les nuages sont comme le siège de la pensée du ciel ; ou alors, que le cerveau est ce nuage dans l’homme qui le rattache au ciel. » (p. 27). Que cette réflexion soit attribuée à Goethe, à la fois scientifique et artiste, n’est pas banal. Le cer- veau, comme le nuage, serait de la matière ; mais cette matière serait porteuse de rêverie. Il y aurait correspondance entre le microcosme, ce cerveau qui ali- mente la pensée humaine, et le macrocosme par la grâce des nuages, siège de la

« pensée » du ciel. Toutefois, si le nuage fait rêver, il est aussi matière palpable, réalité concrète, avec son poids d’existence, même si on a du mal à l’accepter.

Même Kumo, féru de nuages, accepte difficilement cette idée : « il a beau savoir [que l’énorme cumulo-nimbus] doit peser dans les cent milles tonnes, Kumo qui pourtant s’est habitué depuis longtemps à cette idée de la pesanteur des nuages n’y croit pas » (p. 259). En effet, on a du mal à ne pas voir dans un syntagme comme « poids des nuages » un autre oxymore. Quoi qu’il en soit, on peut consi- dérer le nuage comme une matière à rêver. Dans cette perspective, les prostituées apparaîtront aux deux hommes (qui, par ailleurs, ne se marieront jamais) comme une synecdoque du nuage.

Akira Kumo décide de partir en France en grande partie à cause de son atti- rance pour les prostituées occidentales. Pendant longtemps, son argent y passe. Jus- qu’à la fin de sa vie, au moment de sa déprime annuelle, en août (le mois des bom- bardements d’Hiroshima et de Nagasaki), il part à Amsterdam pour faire l’amour avec des prostituées du red light. « Il finit par les connaître personnellement, il suit la scolarité de leurs enfants et les tribulations de leur vie amoureuse. Amsterdam est le seul endroit au monde où Akira Kumo pratique des conversations normales. »

14. Nicolas grIMaldI, op. cit., p. 26.

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(p. 48). Il ne faut pas s’en étonner : la prostituée ne traduit-elle pas une des images d’Épinal de la solitude ?

On peut avancer l’hypothèse que les prostituées vont conduire Kumo aux nua- ges ; dans le cas de Richard Abercrombie, les nuages vont le conduire aux prostituées.

Lors de son voyage, Abercrombie se retrouve dans un quartier louche pour les besoins d’un massage. Celui-ci se terminera par une fellation, la première de sa vie. Au cours des années suivantes, son existence sera presque exclusivement consacrée au sexe. « À force de vivre au bordel, à force de passer ses journées couché dans sa chambre, à dormir et à rêver, il a perdu l’habitude de lever les yeux vers le ciel pour y observer les nuages. » (p. 240). Le narrateur indique explicitement qu’après le 17 avril 1890, Abercrombie n’a plus jamais pris de clichés de nuages. Par contre, il photographie une quantité hallucinante de sexes féminins. Ces photos, précisément répertoriées, avec des fiches signalétiques, constitueront l’essentiel du Protocole Abercrombie. L’enchaînement entre le corps / la matière, la pensée / le cerveau et les nuages va traverser le voyage de l’aristocrate écossais.

Après avoir photographié le corps nu dans son ensemble, dans un premier temps, il se consacre au sexe uniquement. « L’effet est étrange : les sexes perdent de leur humanité ; et l’on voit surgir à leur place des reliefs de chair étonnants, lunaires, volcaniques. » (p. 246). La souplesse du corps surgit, étonnamment, comme une matière dure, « volcanique ». Mais la métaphore est transparente : le volcan peut entrer rapidement en éruption et même détruire l’environnement. Les prostituées auront en effet détruits, effacés, l’ancienne vie d’Abercrombie. Cette Révélation apparaît comme le versant positif de l’apocalypse : l’homme aura trouvé un sens à sa vie que les codes de l’aristocratie anglaise lui masquaient. Par ailleurs, Virginie Latour remarque un croquis dans le Protocole,

le dessin d’un cerveau humain, en volume ; puis, patiemment, il a répété ce des- sin en dessous […]. Virginie finit par comprendre que, de dessin en dessin, la forme glisse lentement vers une autre : le dixième et dernier croquis représente sans doute possible un nuage, de type altocumulus. Une seconde série de cro- quis, non datée, figure trois pages plus loin : cette fois Abercrombie a relié, par le même processus de translation, la forme altocumulus et les plis élégants et ouvragés d’un sexe de femme. À partir de là, le Protocole comporte toujours, de loin en loin, des exercices du même ordre : Abercrombie marie patiemment les nuages et les choses, des parties du corps et des objets de la nature. (p. 250)

Ainsi, les nuages n’ont pas disparu de ses centres d’intérêt : ils s’y intègrent plutôt, ils forment la matrice à partir de laquelle la matière se pense, et tout est matière.

Si Abercrombie inscrit l’ensemble de ses observations dans le protocole, de manière méthodique, maniaque, on peut l’expliquer, selon Virginie Latour, parce qu’il « a voulu se dominer, rendre compte de ce cataclysme » (p. 247). Sa vie, en effet, a irrémédiablement basculé. Ces contraintes incessantes qu’il se donne pour le Protocole tienne à sa personnalité : « comme tous les fous de son es- pèces l’homme est fastidieux, répétitif ; le théoricien en lui n’est jamais éloigné du grotesque » (p. 253). Théoricien grotesque ou savant fou, pour reprendre un oxymore passé dans le vocabulaire courant, tant l’imaginaire contemporain l’a mis en scène. Savant fou du moins pour son époque, car il s’est « notablement écarté des savoirs de son temps, et d’une façon plus générale des règles commu-

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nes de raisonnement » (p. 245). Cet homme, dont le mystérieux voyage produit

« un silence assourdissant » (p. 208), rêve d’écrire un ouvrage sur un « infini absolument matériel » (p. 290). Et lorsqu’il se meurt, il trouve la situation inté- ressante car « pour lui, bien entendu, une maladie est une forme de vie comme une autre » (p. 287). La Révélation qu’il a connue l’a transformé au point d’en faire une contradiction humaine ambulante, un être de tous les paradoxes. Il va jusqu’à se considérer comme un mutant (Ibidem).

Abercrombie reçoit la Révélation à maturité ; Kumo vit la catastrophe apoca- lyptique dans son enfance et enfouit en lui ce souvenir pendant des années. « Ima- ginons, écrit Bertrand Gervais, un oubli qui ne soit pas un simple revers de la mé- moire, mais une modalité de l’agir. Un oubli qui soit positif. Peut-on habiter un tel oubli ? Peut-on le mettre en récit ? »15 C’est ce que parvient bel et bien à réaliser Kumo, avant que le passé ne le rattrape.

Pendant longtemps, Kumo se convainc d’être né à Hiroshima en 1946. À ses interlocuteurs, il préfère donner Tokyo comme lieu de naissance, ne supportant pas les « mines douloureuses » des Occidentaux. De plus, mentir lui plaît, « du moment que le mensonge porte une vérité supérieure à celle des faits objectivement consta- tables » (p. 42). Il ne croit pas alors si bien dire, en ce qui le concerne.

En 1996, pour des raisons fiscales, un de ses conseillers lui suggère d’acquérir la nationalité suisse. Pour cela, il faut un certificat de naissance. Si les archives d’Hi- roshima ont été détruites en 1945, on devrait avoir accès aux papiers le concernant, puisque sa naissance date de l’année suivante. Pourtant, on ne trouve rien. Lente- ment, « comme un ciel qui se couvre, une angoisse diffuse l’envahit » (p. 89). Peu à peu, de manière fragmentée, comme si sa mémoire était un complexe labyrinthe16, les souvenirs remonte à la surface, se clarifie, puis s’ordonne. Kumo n’est pas né en 1946, mais treize ans plus tôt, en 1933. Le jour du bombardement, il se baigne, nu, avec sa sœur dans la rivière Ota. Voyant arriver la directrice de l’école, il plonge au fond de l’eau où il reste longtemps, retenant son souffle. Lorsqu’il remonte à la sur- face, le monde se présente comme un désert, « une plaine de ruines plus nette, plus propre que toute autre » (p. 270). La solitude commence pour lui au moment exact de la découverte de ce territoire apocalyptique. Après une adolescence puis une jeunesse de rapines, sans but, Kumo fait une demande pour obtenir de nouveaux papiers au moment où on annonce que seront régularisés les identités flottantes et provisoires que la guerre a provoquées. Il a toujours eu l’air très jeune et affine son rôle pour titrer les larmes de la fonctionnaire qu’il rencontre : il laisse croire qu’il est orphelin, ses parents étant décédés des suites des radiations peu de temps après sa naissance. On lui accorde des papiers conformes à la fiction qu’il a forgée de lui-même. Le voilà à Tokyo, en 1960, travaillant comme graphiste, son premier vrai métier. La vie commence pour lui.

« L’oubli est un phénomène affreux : il ne peut évidemment pas savoir quand il a effacé de sa mémoire un fait aussi massivement simple que sa propre date de naissance » (p. 89). L’oubli devient affreux quand on se souvient avoir oublié. En

15. Bertrand gervaIs, La Ligne brisée. Logique de l’imaginaire II, Montréal, Le Quartanier, « Erres essais », 2008, p. 11.

16. Comme l’écrit Bertrand Gervais, « le labyrinthe apparaît comme l’une des métaphores les plus aptes à représenter la complexité du monde contemporaine et la confusion qui en découle. » (Ibid., p. 21).

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venir à se souvenir qu’on est parvenu à effacer sa propre identité crée un effet assez vertigineux. « Les fictions de l’oubli, en tant que récits d’une reconstitu- tion malaisée, superposent […] toujours deux strates, l’une constituée de ce qui s’oublie, et l’autre, de qui oublie. Des strates entremêlées dont les frontières ne cessent de s’interpénétrer »17. Mais que se passe-t-il si ce qui s’oublie est justement soi ? L’apocalypse intime superpose deux moments catastrophiques : le 6 août 1945, puis août 1996, quand Kumo commence à s’interroger. Balayé, le grand moment tragique revient, la révélation se voit victime d’un décalage. Cinquante ans après le chaos du bombardement, l’apocalypse revient dans une période de grande accalmie, la vie normale ayant repris son cours depuis des décennies. Il réapparaît à un moment inattendu, les replis de l’Histoire et du temps se confon- dant.

Au moment où il obtient ses nouveaux papiers en 1960, on lit : « Alors, enfin commence pour lui une nouvelle vie, tellement conforme à ses désirs que l’ancienne s’efface, comme un dessin d’enfant sur la plage rattrapé par les va- gues. » (p. 95). La phrase fait un peu écho à la célèbre finale du livre de Michel Foucault, Les Mots et les choses : « …alors, on peut bien parier que l’homme s’effa- cerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »18 L’homme Akira Kumo, avec son histoire biographique, disparaît, mais aussi une « humanité » qui a dé- montré que la conception qu’elle avait d’elle-même, son humanisme, a disparu avec le bombardement d’Hiroshima19. En ce sens, l’apocalypse intime de Kumo le dépasse en ce que son expérience est porteuse des germes d’une Fin beaucoup plus générale, née à Hiroshima – car elle naît sans cesse, ne cesse de se déployer en développant de nouvelles ramifications dans le labyrinthe de l’imaginaire de la fin.

Sorti de l’enfer d’Hiroshima, Kumo n’en reste pas moins un phénomène étran- ge, un cas pour la science, une marginalité absolue. Si Abercrombie s’apparente à une variété de savant fou, Kumo serait un « patient fou »20. En effet, sortant de la rivière, il marche vers l’épicentre de l’explosion. On le trouve évanoui dans la « zone 2 », celle de la mort à court terme (la zone 1 étant celle des morts immédiates). Contre toute logique, il survit et ne possède aucun des symptômes des radiés. Il devient un objet d’études pour les médecins américains. S’il se prête aux nombreux tests que lui font passer les Américains dans un premier temps, il finira par fuir (à l’inverse, à la fin de sa vie, Abercrombie met les médecins anglais à la porte de sa maison, ne trouvant plus drôles ces hommes qu’il considère comme des incapables).

Ainsi, Kumo apparaît comme un spectre, un fantôme, un mort vivant. « Qui- conque a vécu l’imminence de la mort a fait l’expérience de cette ultimité. Sur le point d’en finir avec la vie, il en avait fini avec l’attente. Comme s’il voyait alors ce qui avait été sa vie sous une toute neuve lumière, il sentait en avoir perdu tout ce qu’il n’en avait pas

17. Ibid., p. 82.

18. Michel FouCault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humainres, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 398.

19. On lira à ce propos les passages plutôt ubuesques (avec toute l’horreur que représente le personnage d’Ubu) au cours desquelles l’état-major américain prépare le bombardement et le choix des emplacements des villes où la bombe pourrait être lancées en tenant compte de données mé- téorologiques, stratégiques, scientifiques, mais en oblitérant totalement les questions concernant les individus qui seront bombardés.

20. Notons qu’à la fin de sa vie, Abercrombie est également un cas pour la médecine anglaise, ce qui, lui, l’amuse beaucoup.

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donné. »21 La solitude l’a rattrapé : incapable de survivre longtemps à la redécouverte de son passé – et peut-être aussi au souvenir de sa sœur, son double – il se suicide.

Entre Révélation et catastrophe vertigineuse, La Théorie des nuages présente de nombreuses apocalypses individuelles qui croisent sans cesse les nuages noirs de l’Histoire, des guerres napoléoniennes à la Seconde Guerre mondiale en passant par les absurdités cruelles du colonialisme.

Pourtant, quelqu’un semble échapper aux affres de l’Histoire et à la catas- trophe aussi bien qu’aux spectaculaires révélations. Virginie Latour, en effet, a tout d’une femme heureuse.

Disposant d’argent en quantité suffisante sans être excessive, ayant régu- lièrement des activités érotiques tout à fait satisfaisantes pour elle, elle dis- pose d’une plus grande partie de son énergie spirituelle. [Elle] peut donc se consacrer à la plus haute des activités humaines : elle travaille. Il y a une joie de l’obstacle surmonté; il y a un plaisir à comprendre. Il y a des fatigues délicieuses. (p. 244)

Ne serait-ce pas ne définition du bonheur ? Mais l’atteindre semble tellement rare qu’elle en devient d’autant plus isolée.

Elle aura cependant partagé la solitude d’Akira Kumo, et sous une tempête diluvienne, véritable apocalypse provoquée par les nuées, elle ira disperser les cendres du couturier dans la lande d’Hamstead, là où Luke Howard venait rêver sur les nuages.

Virginie Latour reste du début à la fin du roman une femme banale, dans la norme, en apparence du moins. Elle en devient même touchante. Cette banalité, sur le plan social, n’en fait pas pour autant une femme intellectuellement fade.

Elle formulera ce paradoxe intéressant, en songeant à Richard Abercrombie : « un inventeur contribue de façon décisive à rendre ses propres travaux aberrants, puisqu’il ouvre la possibilité de les dépasser » (p. 311). Ainsi de l’imaginaire qui se nourrit de ses propres figures, et particulièrement dans le cas qui nous occupe ici de l’imaginaire de la fin. Il ne se pose pas comme une finalité, mais plutôt comme un horizon perpétuel, une fin sans cesse recommencée. Ultime oxymore, avant de clore cet article.

Jean-François Chassay

Université du Québec à Montréal

21. Nicolas grIMaldI, op. cit., p. 207

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